VI « Le 28 août 1749 », dit-il lui-même dans son mémorial domestique, « je vins au monde à Francfort-sur-le-Main, pendant que l’horloge sonnait midi. » Il était né dans une ville libre ; heureusement né, ni trop haut, où l’on est facilement corrompu par l’orgueil de la naissance, ni trop bas, où l’on est facilement avili par la servilité d’une condition inférieure ; il était né à ce degré précis de l’échelle sociale où l’on voit juste autant d’hommes au-dessus de soi qu’au-dessous, et où l’on participe, par égale portion, de la dignité des classes aristocratiques et de l’activité des classes plébéiennes ; heureux milieu qui est le vrai point d’optique de la vie humaine.
— Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d’esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie ; ce seuil qu’abordèrent tour à tour Victor Hugo, d’autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu’il se sentait plus confiant dans sa renommée future ; Béranger, qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s’inclinait plus bas qu’aucun autre devant les aristocraties de Dieu, la vertu, les talents, la beauté ; Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de La Rochefoucauld, son fils ; Camille Jordan, leur ami ; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi ; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et il mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres ; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que sa foi ne scandalisât jamais la raison ; madame Switchine, maîtresse d’un salon religieux tout voisin de ce salon profane, amie de madame Récamier, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l’orthodoxie, dont l’agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu’elle, pourvu qu’on fût par l’amour au diapason de ses vertus ; l’empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes ; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d’un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d’un second ; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d’un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon ; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d’une autre cour, écrivant dans l’intimité, comme la duchesse de Duras, des Nouvelles, ces poèmes féminins qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur ; madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et célébrée par Béranger, le poète du rire amer ; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveugles, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fut son inspiration ; madame Delphine de Girardin, ne disputant d’esprit qu’avec sa mère et de poésie avec tout le siècle, hélas !
Une guerre qu’on appelait la guerre sociale, guerre des auxiliaires de la république contre Rome elle-même, avait compliqué encore, par l’insurrection de l’Italie, cette mêlée d’événements, de passions, de proscriptions, de sang et de crimes.
Enfin ton avenir commence à poindre ; je te vois un état, une position sociale, un point d’appui à la vie matérielle.
« Sa haute instruction lui faisait suivre avec bonheur les progrès des sciences et les améliorations sociales, dont, à leur début, il comprenait l’avenir !
* * * — La générosité de l’homme implique presque toutes les autres vertus sociales, et l’avarice le manque de ces mêmes vertus.
* * * — Tous les systèmes, toutes les religions, toutes les idées sociales se sont produits ici-bas.
Cervantes est militant ; il a une thèse ; il fait un livre social.
. — Riouffe, au milieu d’une discussion très-orageuse, a ainsi analysé les révolutions de France depuis cinq ans : — « Il y a eu en France trois révolutions : une contre les privilèges, vous l’avez faite ; une contre le trône, nous l’avons faite ; une contre l’ordre social, elle fut l’ouvrage des jacobins, et nous les avons terrassés. […] Nous soutenions l’ordre social, et nous le rétablissons. » L’excellent Riouffe se donne à lui et à ses amis un rôle qui pourra bien paraître un peu flatté : on assiste là, du moins, aux conversations du jour et au premier début de Benjamin Constant dans le monde politique.
» À ce propos qu’il nous soit permis d’entourer, de nos hommages sans réserve, ce grand poète Aristophane, ce libre penseur, ce merveilleux conseiller, cet ennemi de la déclamation ; austère et vigilant comme Démosthène19, et comme lui populaire à force d’austérité et de vertu20 ; car à peine a-t-il évoqué la pauvreté, comme Molière évoque la statue du Commandeur, Aristophane tire de l’âme de son fantôme décharné, non pas des lamentations sociales et des blasphèmes, mais le conseil et l’espérance. […] quand après tant et tant données, tant et tant de siècles, de révolutions, de religions, de croyances, l’humanité se retrouve si loin, si loin de ces idées justes, saines, consolantes, sociales, honnêtes ?
Ils ne voulurent point attendre l’œuvre qui résumait la question sociale, débattue devant eux sous toutes les formes. […] Philippe est avocat, et l’étude de la loi est contradictoire avec les aspirations du cœur. — Il est vrai que dès son jeune âge Philippe a été victime de la corruption maternelle, — corruption est le mot, et on n’en peut trouver d’autre pour exprimer le système d’éducation avec lequel madame Huguet a élevé son fils dès son plus jeune âge. — Cette création de la mère corruptrice est toute la pièce. — Balzac, qui ne reculait certainement pas devant la peinture des infirmités sociales, l’eût à peine osé. […] Philippe Huguet, malgré toutes ses concessions aux lâchetés sociales, a cependant gardé, pur de tout contact corrupteur, l’amour qu’il a pour sa cousine.
Il voit l’homme guidé surtout par ses appétits et ses intérêts, et Faguet nous donne de cette misanthropie de Balzac une très ingénieuse explication, Balzac est misanthrope parce qu’il a surtout envisagé les hommes, « non pas dans le cercle restreint de la famille », mais dans leurs rapports entre eux et dans leurs rapports sociaux, c’est-à-dire dans un état qui réveille en l’homme les instincts de concurrence et de lutte, et où il paraît sous son jour le plus défavorable. De tous ces instincts, celui que Balzac a analysé et mis en scène le plus puissamment, c’est la lutte pour l’argent ; Les hommes d’argent et les drames de l’argent sont peints admirablement dans Balzac et forment le grand ressort de la vaste encyclopédie sociale, morale et psychologique que veut être la Comédie humaine. […] Crise bizarre qui transforma cet aristocrate d’idées et de goûts qu’était foncièrement Baudelaire en un énergumène que nous décrit dans ses notes son camarade Le Vavasseur et dont les mains » sentaient la poudre », proclamant « l’apothéose de la banqueroute sociale » ; crise bizarre d’où il rapporta une horreur sincère de la démocratie, mais qui était peut-être aussi un premier avertissement physiologique et où l’on peut voir les premières traces de cette nervosité maladive qui se développa peu à peu chez le poète sous l’influence du travail, des soucis, des excitants spirituels et végétaux et qui, aggravée volontairement par la sorte d’orgueil qu’il en tirait, contribua à donner à son imagination et à sa pensée certaines de leurs teintes les plus sombres, à les imprégner de cette noire mélancolie, de ce pessimisme douloureux où il consuma son cœur et sa vie et qui étendirent leur nuage sulfureux et pesant sur la vue que Baudelaire eut de la nature de l’homme et de l’ensemble de l’univers.
Le second Dominique, le Dominique autorité sociale, époux et père de famille modèle, nous passionne évidemment moins que le Dominique amoureux de Madeleine. […] * * * Un des premiers écrits de Fromentin est une étude fort raisonnable, publiée en septembre 1845 dans la Revue organique des départements de l’Ouest, sur le rôle des écrivains de second ordre : À quoi servent les petits poètes s’élève contre le mediocribus esse poetis d’Horace, estime que cette mediocritas elle aussi peut être dorée, et, pour parler le langage de sa profession, que les poètes et les écrivains de second ordre forment au moins l’atmosphère et les fonds d’une littérature dont la richesse ne consiste pas seulement à posséder beaucoup d’écrivains de génie, mais à les encadrer, à les nourrir, à les refléter, à les continuer par une classe moyenne forte et nombreuse, les lettres étant après tout chose sociale, et la réalité sociale sous toutes ses formes tirant de ses classes moyennes un élément de stabilité et de force.
Nos idées et nos lumières ont pu améliorer l’ordre social, mais je ne sais si les hommes des temps modernes sont meilleurs pour être plus faibles, et les progrès ne sont pas des vertus. » Cette page est un beau commentaire de la manière de sentir de Leopardi.
C’était déjà la mode de son temps d’entasser tous les mots imaginables et contradictoires pour peindre avec renchérissement les personnes et les choses ; elle ne se laissait pas payer de cette monnaie : « : J’ai toujours trouvé, disait-elle, que ces sortes de mérites et de merveilles n’existent que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu’il y ait entre eux. » — Je ne sais qui a dit : « Mme Sand peut faire encore bien du chemin avant d’arriver en fait d’idées sociales là où Mme de Charrière est allée droit sans phrase et du premier coup. » 233.
Il n’y a pas une toilette ici, pas un air de tête, pas un son de voix, pas une tournure de phrase qui ne soit le chef-d’œuvre de la culture mondaine, la quintessence distillée de tout ce que l’art social peut élaborer d’exquis.
Moins l’homme est propre à la vie sociale, plus il est propre à la vie solitaire.
« J’avais désiré et j’ai obtenu que cet ensemble offrît l’aspect sévère et simple d’un tableau flamand, et j’ai pu ainsi faire sortir quelques vérités morales du sein d’une famille grave et honnête ; agiter une question sociale, et en faire découler les idées de ces lèvres qui doivent les trouver sans effort, les faisant naître du sentiment profond de leur position dans la vie.
On peut dire que sa politique, sa morale publique et sociale datèrent de là.
La profondeur et l’étendue, avec la haute moralité, ne messiéent pas plus à l’histoire des faits intellectuels qu’à l’histoire des événements militaires ou sociaux.
Les efforts sociaux sont vains ; il faut dans ce monde que les volontés particulières soient pliées à la volonté unique et despotique de l’Etat.
Et graduellement, à mesure que nous avançons vers un état social plus élevé, les hommes, en plantant des arbres qui ne porteront pas de fruits pour leur génération ; en donnant une éducation soignée à leurs enfants ; en bâtissant des maisons qui dureront des siècles ; en assurant leur vie ; en luttant pour une richesse ou une renommée future, montrent que chez eux les antécédents et conséquents internes sont habituellement ajustés à des antécédents et conséquents externes placés à de très lointains intervalles.
Béranger, au commencement, s’est choisi un auditoire restreint, un auditoire borné, non seulement par les frontières de la nation que le chansonnier célèbre, mais par la condition sociale et par les opinions partielles de cette fraction du pays.
III Cette condition sociale dans laquelle j’avais eu le hasard de naître, le pays pastoral et agricole que nous habitions, la maison, les vergers, les champs, les aspects, les relations fières, mais douces, des paysans avec le château et du château avec les chaumières ; les nombreux serviteurs, jeunes ou vieux, attachés héréditairement à la famille par honneur et par affection plus que par leurs pauvres salaires ; mon père, ma mère, mes sœurs, les occupations pastorales, rurales, domestiques, des champs ou du ménage, toutes ces habitudes, au milieu desquelles je grandissais, étaient tellement semblables aux mœurs des hommes de l’Odyssée que notre existence tout entière n’était véritablement qu’un vers ou un chant d’Homère.
Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu’à ce que le dérangement ou la cessation d’action d’un élément vital nécessaire ait rompu l’équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale. […] Il en résulte encore qu’en physiologie, l’analyse qui nous apprend les propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous donnerait cependant jamais qu’une synthèse idéale très incomplète ; de même que la connaissance de l’homme isolé ne nous apporterait pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie sociale.
À peine de très vagues germes de « charité du genre humain » Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur rudesse naïve ; ces pasteurs et ces chasseurs ont quelque sentiment de la beauté des choses, s’expriment par des images ingénues et fleuries… En somme, Lamartine n’a fait que simplifier, ramener tout près de ses origines et comme renfoncer vers un passé plus lointain l’état social dont l’Odyssée et les Travaux et les Jours nous présentent encore les traits essentiels. […] … Et d’autre part il est évident que ce sont les progrès de l’industrie, parallèles à ceux de la science, qui ont créé les grandes villes modernes, qui ont compliqué les « questions sociales », qui en ont même fait surgir de nouvelles, et qui en même temps empêchent de les résoudre : car c’est seulement dans les médiocres agglomérations, où les hommes se peuvent tous approcher et connaître, que la répartition des biens et des maux a quelque chance de devenir un peu plus conforme à la justice.
La Philosophie devient très-nécessaire pour donner à l’édifice social, une base solide & l’orner de tous les agrémens possibles. […] Ainsi, grâce à sa perfectibilité, l’homme par des gradations insensibles, peut parvenir à rendre l’état social plus doux & plus désirable que l’état primitif de la Nature même, de quelques couleurs véritables ou romanesques qu’on le pare & qu’on l’environne.
Rousseau lui-même, à l’homme qu’attendaient l’Émile, l’Héloïse et le Contrat social… Mais à nous autres qui avons oublié l’art des maîtres, le studia la matematica est devenu un mot d’ordre irrésistible ! […] » Au second coup de cette cloche funèbre, tout se brisa ; car, en dépit de la fable, en ces tempêtes sociales, le chêne et le roseau eurent le même sort. […] À coup sûr, c’était plus que Voltaire, c’était Mirabeau ; c’était plus que le Contrat Social, c’était plus que l’Esprit des Lois, c’était la Constitution de 1789, c’était l’Assemblée constituante.
Un jour qu’il se promenait dans la campagne de Madrid, disent ses premiers biographes, les trois Recteurs, il aperçut un prêtre de haute stature, au visage ouvert, qui considérait attentivement un enfant, endormi sur une pierre au bord de la route ; sans doute quelqu’un de ces Manchegos ou de ces Andalous qui venaient prendre du service à la cour et gravir lentement les marches de l’échelle sociale, de page à écuyer. […] Dickens mettant à nu les plaies sociales, les indiquant d’un doigt vengeur et inflexible à l’humanité étourdie, et recommençant la montre de sa lanterne magiquement vraie des misères humaines, jusqu’à ce que le législateur, sous la pression du sentiment des masses, se décidât à intervenir, à mettre un baume où il y avait une béante blessure, un remède où s’étalait une lésion intérieure et cachée ; — Daudet, artiste seulement, s’attachant à peindre le mal étreignant les hommes plutôt que les hommes étreints par le mal, ne s’arrêtant qu’en passant à d’affreux tableaux comme « la Crèche » dont il est parlé dans le Nabab, songeant aux malheurs individuels, personnels, plutôt qu’aux accidents généraux de l’humanité, Daudet, sans appel au médecin, Daudet ne réclamant le plus souvent d’autre remède que la pitié et la commisération de tous pour ceux dont il disait les souffrances. […] II Dans l’Évangéliste en effet, la plaie sociale que Daudet a résolu de mettre à nu n’est autre que cette propagande affolée des sectes les plus saugrenues du protestantisme. […] Nos langues modernes s’usent et se modifient sans cesse dans le grand creuset de la vie sociale : qu’importe ?
Mais il y a une raison principale pour laquelle Malherbe n’a pas fait ainsi, et n’a pas marché dans les voies de Pindare : c’est qu’il n’était pas, en composant, dans les mêmes conditions publiques et sociales, en présence des mêmes exigences et des mêmes attentes que Pindare.
Tant qu’elles furent jeunes, je les livre à vos anathèmes, elles ont fait assez pour les mériter ; mais, une fois qu’elles avaient passé quarante ans, ces personnes-là avaient toute leur valeur d’expérience, de raison, de tact social accompli ; elles avaient de la bonté même et des amitiés solides, bien qu’elles sussent à fond leur La Bruyère.
L’homme social n’a pas détruit l’homme naturel.
Cette analyse, cependant, a ce mérite d’être une excellente leçon de politique réelle en opposition avec la politique géométrique et scolastique d’un de ces illuminés du Contrat social qui croient pouvoir appliquer les lois de la mécanique aux intérêts moraux et aux passions des peuples.
Certes, s’il appartenait à quelqu’un au monde d’estimer qu’il n’y a de bien que dans la vertu, c’était à vous. » XXIX Cicéron démontre ensuite, avec une évidence véritablement révélatrice, que l’honnête, ou le souverain bien, est un instinct de notre nature intellectuelle aussi irréfutable que le bien-être physique est un instinct de nos sens matériels ; de là, dit-il, ces législations, aussi divines qu’humaines, qui établissent les rapports des hommes entre eux sur les bases d’une équité sociale, qui est la conscience publique du genre humain.
Elle veut le changement, et, dût-elle toujours le prendre pour le progrès, de quel droit lui ôteriez-vous le seul aiguillon qui pousse les nations en avant, et qui produit cette succession d’époques, de mœurs, de formes sociales dont la variété fait la beauté même de la nature humaine ?
Nous avons ajouté que, pour la commodité du langage et la facilité des relations sociales, nous avions tout intérêt à ne pas percer cette croûte et à admettre qu’elle dessine exactement la forme de l’objet qu’elle recouvre.
Il m’entretient d’une série de romans qu’il veut faire, d’une épopée en dix volumes, de l’histoire naturelle et sociale d’une famille, qu’il a l’ambition de tenter, avec l’exposition des tempéraments, des caractères, des vices, des vertus, développés par les milieux, et différenciés, comme les parties d’un jardin, « où il y a de l’ombre ici, du soleil là ». […] Peut-être va-t-on s’apercevoir que, depuis cette date, notre existence n’a été qu’une suite de hauts et de bas, une suite de raccommodages de l’ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur.
L’imperfection de la morale des Grecs, leur système social ne leur permettait pas d’élever la nature humaine à son plus haut degré de gloire ; leurs statues sont beaucoup plus nobles que leurs caractères dramatiques : leurs artistes ne savaient créer que les dieux physiques ; leur ciseau était plus sublime que leur plume : leurs héros tragiques sont des hommes ordinaires, toujours au niveau de leur situation, jamais au-dessus ; ils excitent la terreur et la pitié, jamais cette admiration qui fait couler de si douces larmes. […] Or, maintenant, comparez le théâtre français avec le théâtre grec ; jugez, décidez, tranchez ; mais n’oubliez pas qu’en proclamant la supériorité de Racine sur Euripide ; laquelle je reconnais avec plaisir en qualité de Français, c’est prononcer la supériorité de notre goût ; de notre esprit, de nos mœurs, de notre régime social, sur celui des Athéniens du siècle de Périclès et d’Alexandre.
Un esprit nourri d’idées mesquines aurait pu faire halte et regarder d’un œil indifférent toutes les questions sociales qui s’agitent autour de nous : Béranger ne l’a pas voulu, et bien lui en a pris, car sans doute c’est pour avoir sondé les questions sociales qu’il verra la popularité de son nom ratifiée par le jugement austère de la postérité. […] Cette vie commencée dans la condition la plus infime, qui franchit un à un tous les degrés de l’échelle sociale, qui, après avoir connu le pouvoir souverain, l’ivresse du combat, l’orgueil de la victoire, va s’éteindre dans une forteresse sur une terre étrangère, n’offre-t-elle pas au poète tous les éléments d’intérêt, toutes les ressources qu’il peut souhaiter ? […] Hugo, en déplorant le doute sous lequel gémit l’humanité, était moins préoccupé de l’incertitude de la science que de la mobilité des affections sans lesquelles la vie sociale n’est qu’une longue torture.
Le théâtre est tout entier à l’étude de mœurs, et, tant au Gymnase qu’à la Comédie-Française, « le vieux spectateur » des légendes peut crier : « Courage, Messieurs, voilà la bonne comédie. » Dumas, parti de l’étude du demi-monde, longtemps côtoya au moins ce domaine qu’il avait découvert en ce sens qu’il en avait fait une province de la littérature ; puis, peu à peu, s’attacha plus souvent à l’étude des questions sociales qu’à celle des mœurs proprement dites, restant dans la grande tradition française encore en cela ; car il n’y a guère de grande comédie de Molière qui ne soit une pièce à thèse.
L’analyse psychologique n’étant point son fait, et, pour mon compte, je ne m’en plaindrai pas, les nombreuses observations qui remplissent les Récits d’un Chasseur portent principalement sur l’état social, les mœurs et l’extérieur des paysans russes ; l’auteur nous fait rarement pénétrer dans les replis de leur conscience.
L’histoire le lui reproche justement, sans lui tenir assez compte de l’idée supérieure d’unité et de paix sociale qui était au fond de cet excès de jalousie de son autorité.