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1780. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Louandre »

Quoique, sous une infinité de rapports, ce livre laisse beaucoup à désirer, Walter Scott y essaie pourtant de ces explications qui sont à la taille de son génie impartial et si grandement observateur, et les faits qui s’y trouvent y sont rapportés avec cet intérêt de récit qui double leur puissance. […] Plusieurs passages de son trop petit livre nous font regretter qu’il ne se soit pas laissé entraîner à la tentation de traiter son sujet en poète, sans parti pris, sans dogmatisme, évoquant la vie du passé qui nous fait tant rêver quand même elle ne nous instruit pas.

1781. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

Mais en poésie, où tout est Sentiment et Expression, ces deux purs dons de Dieu, comme la Beauté et la Naissance, le travail compte pour rien quand il est tout seul, et voilà pourquoi la Critique, qu’on croit dédaigneuse et qui ne veut pas même être sévère, laisse là, en fait de poésie, les violettes de la médiocrité, d’autant plus cachées sous le foin de leur gazon que leur parfum ne les trahit pas. […] Benvenuto Cellini du langage, il taille chaque vers de ses petits poèmes comme les facettes d’une pierre précieuse ; mais dans cette glyptique nouvelle, ce qui fait le prix de la pierre ce n’est pas l’iris éblouissant qui, grâce à son art, en jaillit, mais la tache d’une larme ou d’une goutte de sang qu’il y a laissée et qu’on ne voudrait pas effacer.

1782. (1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces ; les passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. […] Le clairon de l’archange ne se laisse pas emboucher comme une trompette de carrefour. […] L’auteur d’Éloa, après de longues années de silence, nous a laissé le recueil posthume des Destinées. […] C’était un esprit entier et résolu, de ceux, très rares, qui se font une destinée conforme à leur volonté, et que les objections étonnent ou laissent indifférents, impuissantes qu’elles sont à rien enseigner et à rien modifier. […] Victor Hugo ne nous a pas seulement laissé le travail prodigieux offert de son vivant à notre admiration.

1783. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1895 » pp. 297-383

Enfin, en dépit d’un garçon qui se refuse à me laisser entrer, j’ai pu me faufiler dans le salon du haut, tandis que Daudet est allé s’asseoir en bas, à la salle du banquet. […] Alors le ministre prend la parole, et prononce un discours, comme jamais il n’en a été prononcé par un ministre décorant un homme de lettres, se défendant d’être là, comme ministre, et me demandant presque humblement de la part du gouvernement, la faveur de me laisser décorer. […] Et comme je lui demande, un moment après, s’il a toujours aussi peu besoin de sommeil qu’autrefois, il laisse échapper qu’il dort moins que jamais, parce que, lorsqu’il se réveille, il pense à l’opération qui l’attend, et est dans l’impossibilité de se rendormir. […] Je laisse un mot, en lui disant de se trouver le lendemain, à la Villette, à six heures juste… Il ne vient pas, il n’était pas rentré à Paris. […] Ce soir Gyp, qui vient de passer deux mois au lit, Gyp, à l’élégance ondulante du corps, dans un fourreau de satin blanc, cause avec moi de sa maladie, sur une note comique, disant qu’elle entendait le médecin dire, derrière un paravent, à sa garde : « Voilà une petite dame qui est en train de se laisser couler ! 

1784. (1925) Comment on devient écrivain

Laissons ces clowneries à l’esprit anglais. […] Faites de l’histoire ou de la critique, et laissez là le roman. […] Laissons dire ; tenons-nous-en aux principes. […] On ne fréquente plus beaucoup Villemain, qui a pourtant laissé une réputation respectable. […] Louis Veuillot a laissé plus de vingt volumes de Mélanges.

1785. (1885) L’Art romantique

La lecture des poëtes laissait en lui des images grandioses et rapidement définies, des tableaux tout faits, pour ainsi dire. […] Cependant le tout ne laissera dans la mémoire qu’un spectre diffus, quelque chose comme la très vague lumière d’une amplification. […] Jacob lui répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni. […] Le génie de l’action ne vous laisse plus de place parmi nous. […] Très légitimement, le poëte laisse errer sa pensée dans un dédale enivrant de conjectures.

1786. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Jocelyn (1836) »

Le sentiment unique, qui avait tout laissé désert en s’enfuyant, se retrouve successivement en beaucoup d’autres sentiments dont chacun est moindre, mais dont l’ensemble anime et reflète à un point de vue vrai la création. […] Heureux le poëte lyrique, le frère harmonieux des Coleridge et des Wordsworth, qui peut à temps, et mieux qu’eux, se ménager une œuvre d’ensemble ; une œuvre (s’il est possible) qu’une lente perfection accomplisse ; où ne sera pas plus de génie assurément que dans ces feuilles sibyllines éparses, âme sacrée du poëte, mais une œuvre plus commode à comprendre et à saisir des générations survenantes ; — espèce d’urne portative que la Caravane humaine, en ses marches forcées, ne laisse pas derrière, et dans laquelle elle conserve à jamais une gloire ! […] Mais, pour un livre déjà lu, dans lequel (comme je le suppose) on reprend, on relit sans cesse ; dans lequel le frère, déjà étudiant, ou la sœur aînée choisit les morceaux à lire à haute voix, le soir, autour de la table à ouvrage, cette abondance, cette richesse extrême, qui laisse au choix tant de liberté heureuse, et qui rassemble en chaque endroit tant de genres de beautés, a bien aussi ses avantages. […] Mais la difliculté d’une double langue en ce pays, et aussi la sévérité des habitudes catholiques, dans lesquelles l’amour humain chez le prêtre n’a point d’expression permise, n’ont pas laissé naître et grandir jusqu’à l’état de littérature ces instincts poétiques étouffés des pauvres clercs. […] Si, dans le Jocelyn que nous possédons, on aperçoit jusqu’à la fin quelque trait d’amour trop tendre, ce reste de faiblesse a dû être corrigé, durant les longues années suivantes, par cette vie toute pratique, de laquelle le Botaniste nous a dit :  La douleur qu’elle roule était tombée au fond ; Je ne soupçonnais pas même un lit si profond ; Nul signe de fatigue ou d’une âme blessée  Ne trahissait en lui la mort de la pensée ; Son front, quoiqu’un peu grave, était toujours serein ; On n’y pouvait rêver la trace d’un chagrin  Qu’au pli que la douleur laisse dans le sourire, À la compassion plus tendre qu’il respire. 

1787. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

Elles ne se tiennent pas aisément à le réfléchir, elles l’absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y laissent d’éclatants sillons. […] Jouffroy a dit qu’il y a dans l’air qu’on respire quelque chose qui procure aux esprits l’étendue, ce n’est, je le crains, qu’un même fait diversement exprimé ; car cette étendue si précoce, cette intelligence ouverte et traversée, qui se laisse, faire et accueille tour à tour ou à la fois toutes choses, est l’inverse de la concentration nécessaire au génie, qui, si élargi qu’il soit, tient toujours de l’allure du glaive. […] Damiron, s’est installé à demeure dans la psychologie d’abord conquise, sillonnée, et bientôt laissée derrière par M. […] Je sais que la marche de l’humanité est tracée, et que Dieu n’a pas laissé son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques hommes : mais ce que nous ne pouvons empêcher ni faire, nous pouvons du moins le retarder ou le précipiter par notre mauvaise ou bonne conduite. […] Nous laissons subsister cette page qui fut exacte, nous la maintenons, bien que nos sentiments et nos jugements à l’égard de M. 

1788. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre II. Principale cause de la misère : l’impôt. »

C’est pourquoi le payeur exact devient négligent à son tour, et laisse instrumenter même lorsqu’il a son argent dans son coffre682 ». […] Contre le collecteur et le receveur il n’a qu’une ressource, sa pauvreté simulée ou réelle, involontaire ou volontaire. « Tout taillable, dit encore l’assemblée provinciale du Berry, redoute de montrer ses facultés ; il s’en refuse l’usage dans ses meubles, dans ses vêtements, dans sa nourriture et dans tout ce qui est soumis à la vue d’autrui. » — M. de Choiseul-Gouffier683 voulant faire à ses frais couvrir de tuiles les maisons de ses paysans exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa bonté et le prièrent de laisser leurs maisons comme elles étaient, disant que, si elles étaient couvertes de tuiles au lieu de chaume, les subdélégués augmenteraient leurs tailles. » — « On travaille, mais c’est pour satisfaire les premiers besoins… La crainte de payer un écu de plus fait négliger au commun des hommes un profit qui serait quadruple684 » — «… De là, de pauvres bestiaux, de misérables outils et des fumiers mal tenus, même chez ceux qui en pourraient avoir d’autres685. » — « Si je gagnais davantage, disait un paysan, ce serait pour le collecteur. » La spoliation annuelle et illimitée « leur ôte jusqu’au désir de l’aisance ». […] Celui de Dijon écrit que « les bases de la répartition sont arbitraires à un tel degré, qu’on ne doit pas laisser gémir plus longtemps les peuples de la province708 ». […] Et il est si mauvais, que Malouet, l’intendant de la marine, le refuse pour ses employés   « Sire, disait en chaire M. de la Fare, évêque de Nancy, le 4 mai 1789, sire, le peuple sur lequel vous régnez a donné des preuves non équivoques de sa patience… C’est un peuple martyr, à qui la vie semble n’avoir été laissée que pour le faire souffrir plus longtemps. » VIII. […] C’est un grand fléau que toute cette maltôte-là, et, pour s’en sauver, on aime mieux laisser les terres en friche… Débarrassez-nous d’abord des maltôtiers et des gabelous ; nous souffrons beaucoup de toutes ces inventions-là ; voici le moment de les changer ; tant que nous les aurons, nous ne serons jamais heureux.

1789. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXIXe entretien. Tacite (2e partie) » pp. 105-184

Vespasien, et Mucien son collègue, résolurent d’attendre que les deux partis de Vitellius et d’Othon, affaiblis par leur lutte, laissassent l’ambition plus libre et le succès plus certain à des armées et à des noms encore entiers. […] « Cécina, de son côté, comme s’il avait laissé sur l’autre revers des Alpes la licence et la férocité de son caractère, s’avançait en Italie avec une armée irréprochable dans sa discipline. […] Othon se décide à laisser livrer la bataille par ses lieutenants, et à se tenir lui-même à l’écart en réserve, comme la dernière majesté du peuple romain. […] LVIII Enfin, voyez ces funérailles précipitées, ce lit de festin changé en bûcher funèbre ; cette pincée de cendre, qui fut tout à l’heure Agrippine, laissée sur la place, au vent et à la pluie, sans que la terreur des assassins y jette seulement un peu de terre. […] Pardonnons-leur et ne les imitons pas ; laissons-leur ainsi le temps de se repentir.

1790. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (3e partie) » pp. 365-427

Platon dit quelque part aux Grecs : « La terre est petite. » « Platon laisse voir un sentiment profond de la grandeur du monde, lorsqu’il indique en ces termes, dans le Phédon, les bornes étroites de la mer Méditerranée. […] L’ingénieux Acosta les compare avec la partie obscure du disque de la lune, dans les éclipses partielles, et semble les attribuer à l’absence des étoiles et au vide qu’elles laissent dans la voûte du ciel. […] X Quant à moi, — si j’avais, non pas le génie des découvertes que M. de Humboldt n’avait évidemment pas reçu du ciel, mais l’aptitude patiente et infatigable aux études physiques que cet homme, remarquable par sa volonté, a manifestée pendant quatre-vingt-douze ans d’existence ; Et si je possédais, comme lui, la notion exacte et complète de tous les phénomènes dont l’univers est composé, de manière à me faire à moi-même et à reproduire pour les autres le tableau de l’universelle création, je commencerais par une humble invocation à genoux à l’auteur caché de ce Cosmos à travers lequel il me permet, sinon de l’entrevoir, du moins de le conclure ; et une belle nuit d’été, soit sur les vagues illuminées de l’Océan qui me porte aux extrémités de l’univers, soit sur un sommet neigeux du Chimboraço, soit sur un rocher culminant des Alpes, je tomberais à ses pieds ; je laisserais sa grandeur, sa puissance, sa bonté, me pénétrer, m’échauffer, m’embraser, comme le charbon de feu qui ouvrit les lèvres du prophète, et je lui dirais en face de ses soleils, de ses étoiles, de ses nébuleuses et de ses comètes : « Toi qui es ! […] océan sans rivage et sans fond, qui, dans ton flux et reflux éternel, laisse écouler, sans jamais t’épuiser, ces myriades de mondes grands ou petits les uns vis-à-vis des autres, mais qui, par rapport à toi, sont tous également grands, — depuis le soleil qui arpente d’un pas l’incommensurable étendue, jusqu’aux animalcules impalpables dont l’univers est composé, qu’on ne distingue qu’au télescope, et dont les corps organisés et couchés par la mort dans leur sépulcre commun ne formeraient pas l’ongle du doigt d’un enfant avec deux cent millions de leurs cadavres en poussière ! […] Nous avons peine à nous réconcilier avec son absence sur l’Océan et au milieu des sables de l’Afrique ; mais ces dernières scènes, où rien ne rappelle à notre esprit nos champs, nos bois et nos rivières, nous laissent moins étonnés de l’immensité des solitudes que nous traversons.

1791. (1892) Boileau « Chapitre I. L’homme » pp. 5-43

Peut-être faut-il attribuer en partie à la contrainte et à la solitude de sa première enfance la sécheresse de son œuvre et la courte haleine de sa verse ; il fut habitué à se renfermer, et jamais une indulgente affection ne l’encouragea à laisser librement jaillir ses émotions dans leur vive et naturelle abondance. […] Ses années de collège, attristées un moment par la maladie (il subit à quatorze ans l’opération de la taille), n’ont presque pas laissé de traces dans son œuvre. […] Sa force éclate sous la délicatesse dont il essaye de la revêtir, d’autant plus artificielle et compassée que l’être intérieur se laisse plus malaisément contenir. […] Louis XIV, si déclaré contre Port-Royal, ne s’y trompa point, et laissa Boileau manifester ouvertement son attachement au grand Arnauld ; Racine se demandait comment son ami prenait impunément des libertés que lui-même n’eût pu hasarder sans se perdre : c’est que le roi savait bien que Despréaux, quoi qu’il put dire ou faire, n’était pas de la secte. […] Il est même un peu trop philosophe sur les malheurs publics, dans la triste année 1709 : il laisse là bien vite « la joie et la misère publiques » qui sont l’affaire du roi, pour venir à ce qui l’intéresse, à ses œuvres.

1792. (1839) Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque pp. 430-451

Goethe cependant l’avait précédé de bien des années ; mais Goethe, dans une vie plus calme, se fit une religion de l’art, et l’auteur de Werther et de Faust, devenu un demi-dieu pour l’Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les philosophes, encensé par les poètes, par les musiciens, par les peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au lieu de reproduire la pensée de son siècle, s’amusait à chercher curieusement l’inspiration des âges écoulés ; tandis que Byron, aux prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants de son esprit, en butte à la morale pédante de l’aristocratie et du protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale, antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l’estimer comme homme, ni le comprendre comme poète, menant sa vie errante de grève en grève, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, et se rejetant dans la nature, comme autrefois Rousseau, fut franchement philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates, admirateur de Voltaire et de Napoléon, toujours actif, toujours en tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d’une tempête perpétuelle ; en sorte qu’en lui l’homme et le poète se confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages ; ce qui fait de lui le type de la poésie de notre âge. » Ainsi ce que madame de Staël, qui n’avait devant les yeux que Goethe, déplorait comme étant une maladie et n’étant qu’une maladie, nous, en contemplant Byron, chez qui cette maladie est au comble, nous ne le déplorions pas moins, mais nous le regardions comme un mal nécessaire, produit d’une époque de crise et de renouvellement. […] M. de Chateaubriand a voyagé dans l’Amérique du Nord : il a fait Atala et René, où il est plus question de la désolation de cœur laissée par les doctrines du Dix-Huitième Siècle et par la Révolution Française que des sauvages qui y sont mis en scène. » Une autre exception, c’est la chanson de Béranger. […] Laissons là ce sujet, qui demanderait un volume. […] La raison en est simple : la France seule s’était faite initiatrice ; l’Allemagne, au contraire, prétendait à l’immobilité, à la conservation, à la durée ; elle ne permettait à l’idéalisme naissant que d’agiter le cœur et la tête de ses enfants sans leur laisser croire à l’effet des idées, à l’activité possible, à la réalisation de l’idéal. […] Au surplus, Goethe s’est peint lui-même, sous le rapport de ses croyances, dans un passage de ses Mémoires : « Lavater, dit-il, m’ayant à la fin pressé par ce rude dilemme : Il faut être chrétien ou athée, je lui déclarai que s’il ne voulait pas me laisser en paix dans ma croyance chrétienne telle que je me l’étais formée, je ne verrais pas beaucoup de difficulté à me décider pour ce qu’il appelait l’athéisme ; convaincu, d’ailleurs, comme je l’étais, que personne ne savait précisément quelle croyance méritait l’une ou l’autre qualification. » Malheureusement on ne sait trop non plus ce que c’est que la croyance chrétienne que Goethe s’était formée : c’était une espèce d’oreiller comme celui de Montaigne.

1793. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre X »

Le papier tombe en haillons le long des murailles, les bougies inégales pleurent dans des flambeaux dépareillés, et n’ont pas même de bobèches pour essuyer leurs larmes de cire ; la main sordide des huissiers a laissé son stigmate sur le velours sali des fauteuils ; les meubles ont fait la campagne du mont-de-piété et ils en sont revenus tout boiteux et tout écloppés ; la pendule même a l’air de ne sonner que des heures de relevée, tant elle est habituée à être saisie. […] Trahir l’aventurière dont il a été l’amant, ou laisser un galant homme marcher, les yeux bandés, à un mariage sinon déshonorant, du moins ridicule ? Le scrupule est grave, perplexe, ambigu ; nous dirons plus tard le doute obstiné qu’il nous a laissé. […] Oui, je l’avoue, je n’acquiesce qu’à demi à cette acerbe et violente intrusion dans la vie d’une femme qui doit lui avoir laissé au moins la reconnaissance du plaisir. […] Rien n’autorise, de sa part, cette violente intrusion dans la vie d’une femme qui doit, au moins, lui avoir laissé la reconnaissance du plaisir.

1794. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre premier. La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement. »

On sait que la perception d’un objet coloré est souvent suivie d’une sensation qui nous fait voir l’objet avec les mêmes contours, mais avec la couleur complémentaire de la couleur réelle : si, par exemple, j’ai regardé un disque rouge, j’ai ensuite l’image d’un disque vert ; or il peut en être de même pour une simple représentation, en apparence toute mentale : elle laisse aussi, quoique avec une intensité moindre, une image consécutive complémentaire. […] Sans doute, outre la simple propagation continue du mouvement, il faut considérer encore les modifications de structure que subit le cerveau, c’est-à-dire les traces laissées par le mouvement même dans cet organe. […] Pour le philosophe qui généralise, si on laisse de côté la sensibilité et la conscience, la vie elle-même offre-t-elle extérieurement autre chose qu’un mécanisme perfectionné ? […] Ce qui ne nous émeut en aucune manière, au contraire, passe à notre surface sans exciter notre attention et sans laisser de trace. […] Un autre problème, voisin du précédent (et qui n’est pas de moindre importance dans la question du bonheur humain), ce serait de savoir si les douleurs laissent plus de traces et se rappellent plus aisément que les plaisirs.

1795. (1870) La science et la conscience « Chapitre II : La psychologie expérimentale »

Nous sommes loin de le penser, quand nous réfléchissons à ce que cette psychologie nous laisse ignorer sur la nature humaine. […] Cette interprétation de la méthode des philosophes anglais ne laisse aucun doute après leurs déclarations formelles à cet égard. […] Il en appelle enfin aux relevés statistiques, portant sur des nombres assez grands pour éliminer les influences particulières et pour laisser le résultat à peu près tel que si les volitions de la masse entière n’avaient été affectées que par celles des causes déterminantes qui furent communes à tous20. […] Mais si à ce genre d’observation qui lui fait voir les lois des phénomènes à travers leur succession, il joint cet autre genre d’observation qui plonge dans le for intérieur du sujet observé, il comprendra bien vite la nécessité de modifier les conclusions auxquelles il s’était laissé aller tout d’abord. […] Les lois des phénomènes ne se laissent point observer directement, pas plus dans la vie morale que dans la vie physique ; elles ne se révèlent à la science humaine qu’à la suite d’opérations plus ou moins laborieuses ayant pour but de les dégager de la variété des accidents qui les enveloppent.

1796. (1911) L’attitude du lyrisme contemporain pp. 5-466

Je les ai donc laissés dans l’état et dans l’ordre où ils virent le jour. […] Laisse ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, et crée de ton silence la musique des nuits. […] Elle s’ajoute à moi comme une récompense, quand je laisse mes sens errer de l’astre aux fleurs. […] Cette âme entre les âmes, le Seigneur la laisse libre de se choisir elle-même. […] Or, pouvions-nous laisser élever sur notre sol une maison étrangère ?

1797. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Chapitre II. Lord Byron. » pp. 334-423

À son lit de mort, en Grèce, il refusait, je ne sais plus pourquoi, de se laisser saigner, et préférait finir tout de suite. […] Il ne laisse pas parler les objets, il les force à lui répondre. […] Il ne séduit pas, ce n’est pas un corrupteur ; l’occasion venue, il se laisse aller ; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela s’émeut ; à seize ans, on n’y peut mais, à vingt non plus, ni peut-être à trente. […] Laissez-le semer sa folle avoine, le bon grain viendra à son tour. […] Il se transforme déjà, et nous avons laissé derrière nous le point de vue de Byron et de nos poëtes.

1798. (1858) Du vrai, du beau et du bien (7e éd.) pp. -492

Mais si la philosophie du dernier siècle nous a laissé le vide pour héritage, elle nous a laissé aussi un amour énergique et fécond de la vérité. […] Ainsi un homme de bien laisse régler l’ordre des successions et de la police aux lois civiles, comme il laisse régner le langage et la forme des habits à la coutume. […] Locke et Condillac n’ont pas laissé un chapitre, ni même une seule page, sur le beau. […] Laissez-moi prendre un exemple vulgaire. […] Là, même en imitant, il est original, et il laisse les anciens bien loin derrière lui.

1799. (1890) Les romanciers d’aujourd’hui pp. -357

tout ainsi que nous avons applaudi au poète, laisse-nous rire un peu du sociologue ! […] Laissons là tous ces titres. […] Peut-être se laisse-t-il trop aller à lui-même. […] La vie, comme il la montre, ne laisse rien dans l’esprit. […] Ce ne sont point des romantiques « purs » ; mais la nuance ne laisse pas que d’offrir quelque intérêt.

1800. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

J’y vois une sorte de protestation modeste et de reprise en action contre les trop spirituelles impressions de voyage et les enjambées de nos grands auteurs, par quelqu’un du terroir, et qui, ayant beaucoup laissé dire, se décide à son tour à raconter. […] Laissons faire les petits Montaigne. […] Je lui laisse pour amusette mes tableaux, mes livres, en lui interdisant toutefois es préfaces, bien qu’il m’en conseille à chaque fois ; mais il est de plus sérieuses choses que j’ai mises à l’abri de ses atteintes. […] Presque surpris une seconde fois par le chantre soupçonneux qui rôde, il n’a que le temps de se réfugier dans l’église ; il s’y laisse enfermer, y passe la nuit, et, accablé de fatigue et d’émotions, s’y endort profondément. […] Je laisse subsister dans cet article les indications bibliographiques antérieures, comme pouvant être utiles aux gens du métier.

1801. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIe entretien. Phidias, par Louis de Ronchaud (2e partie) » pp. 241-331

C’est là que je respirais la sainte componction de la douleur de l’âme chrétienne dans la statue de la Madeleine, statue pour ainsi dire d’une âme et non d’une femme, où le corps s’évanouit pour laisser apparaître l’âme, contresens sublime de la sculpture, qui n’exprime ordinairement que des formes et de la beauté. […] Tout à coup, à travers une de ces déchirures de la brume, j’aperçus comme au-dessus d’un vaste piédestal de nuées, entre ciel et terre, un édifice carré de marbre blanc sur lequel le soleil de l’Attique se répercutait éblouissant, mais mat comme le soleil d’une autre terre ; il laissait lire sans éblouissement les lignes nettes, pures, rectangles de l’édifice ; on aurait compté les colonnes et recomposé les figures et les groupes des frontons. […] Les belles pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m’ont jamais laissé sortir sans un regret, sans une espérance d’y revenir ! […] Ces pensées sont de la nature même de la scène où on les respire : elles sont graves comme ces ruines des temps écoulés, comme ces témoins majestueux du néant de l’humanité ; mais elles sont sereines comme le ciel qui est sur nos têtes, inondées d’une lumière harmonieuse et pure, élevées comme ce piédestal de l’Acropolis, qui semble planer au-dessus de la terre ; résignées et religieuses comme ce monument élevé à une pensée divine, que Dieu a laissé crouler devant lui pour faire place à de plus divines pensées ! […] LXVII À mesure que les religions se spiritualisent, les temples s’en vont : le christianisme lui-même, qui a construit le gothique pour l’animer de son souffle, laisse ses admirables basiliques tomber peu à peu en ruine ; les milliers de statues de ses saints descendent par degrés de leurs socles aériens autour de ses cathédrales ; il se transforme aussi, et ses temples deviennent plus nus et plus éclairés à mesure qu’il se dépouille des superstitions de ses âges de crépuscule et qu’il résume davantage la grande lumière qu’il propagea sur la terre, la pensée du Dieu unique prouvé par la raison et adoré par la vertu.

1802. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre VI. Bossuet et Bourdaloue »

Bossuet avait préparé une condamnation de la morale relâchée des Casuistes, que la brusque séparation de l’assemblée de 1682 ne laissa pas le temps de voter, mais qu’il reprit et fit passer dans l’assemblée de 1700. […] Cette femme séduisante réunit autour d’elle une petite église, fanatique et dévouée ; l’abbé de Fénelon fut gagné, et Mme de Maintenon, qui laissa l’esprit de Mme de Guyon se répandre à Saint-Cyr. […] Il ne faut pas se laisser égarer par quelques passages pompeux des Oraisons funèbres : le plus ordinairement, Bossuet est très simple. […] Alors il rappelle et met en pratique les enseignements de Vincent de Paul ; il fait taire sa science, et laisse couler de son cœur des homélies familières, exquises et efficaces dans leur petitesse volontaire. […] Simplement par la même raison que son orthodoxie laisse à l’homme le libre arbitre, la décision et la responsabilité de ses actes, tout en proclamant la nécessité de la grâce et la prescience divine.

1803. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre II. Le rôle de la morale » pp. 28-80

Il n’y a qu’à laisser faire l’homme, et la société s’organisera pour le mieux. […] L’instinct individualiste, d’ailleurs, ne se laisse pas opprimer sans protestation. […] Quelquefois pourtant, il se laisse convaincre, il renonce vraiment et trouve quelque compensation dans ce renoncement même. […] Mais si je désire laisser ma montre inactive, ou si je n’ai aucune raison d’être cordonnier, il est évident que je dois agir autrement. […] Et quel gouvernement, quelle forme politique laissera librement ses adversaires organiser des complots contre elle et chercher à la renverser ?

1804. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Or, comment constituer l’histoire de l’esprit humain sans la plus vaste érudition et sans l’étude des monuments que chaque époque nous a laissés ? […] La régularité de la vie ne laisse voir qu’une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions, au contraire, tout vient à son tour à la surface. […] Des orateurs sacrés du temps de la Restauration nous ont laissé des oraisons funèbres imitées de celles de Bossuet et presque entièrement composées des phrases de ce grand homme. […] Ils nous ont laissé la plus merveilleuse des épopées en action. […] Il faut laisser chaque siècle se créer sa forme et son expression originales.

1805. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 novembre 1885. »

Il lui ôte le casque et l’armure noire ; Parsifal se laisse faire et se présente à nous, tête nue, dans la tunique blanche des chevaliers sans tache. […] Nous avons raconté le drame sans l’interrompre d’aucune réflexion, afin de laisser sa valeur à chaque effet. […] Ce fragile Saint-GraaI, toujours menacé de destruction ; cette théologie matérielle du sang où manque le sentiment de la haute spiritualité ; ce rédempteur paralysé par la faute de ses représentants terrestres nous laisse sous une impression morbide mal dissimulée par la pompe du spectacle. […] Non, pour voir ce que Schopenhauer a vu, il faut au contraire laisser de côté tout cet appareil métaphysique et logique. […] Enfin des nombreuses sentences sur la Compassion, la compassion aux bêtes, surtout (p. 117, 119) ; des pensées sur le rôle, dans la Civilisation et dans l’Art, de l’Élément féminin (p. 126)59, sur la fin des vieux héroïsmes « qui ont laissé, seulement l’amour du sang et le désir de la lutte à nos âmes lâchement disciplinées. » (p. 120).

1806. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 mars 1886. »

Quant à ceux qui parlent de siffler Wagner à l’Opéra-comique et qui le laissent jouer chez M.  […] Laissez faire le temps, ce grand justicier qui met toutes choses à leur place véritable. […] jeûnez pour votre compte, ma chère ; mais laissez-moi, s’il me plaît, me régaler d’un bon bifteck, aux risques et périls de mon âme. […] Je le crois sans peine, et en cela il ressemblait à une quantité d’autres Allemands, savants en us ou en os, dont nos philosophes ne laissent pas de compulser et de citer sans cesse les gloses érudites. […] Mais laissons Lohengrin et les questions brûlantes, et retournons paisiblement à Angers.

1807. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Théâtre » pp. 83-168

Nous lui demandions s’il ne croyait pas notre pièce, telle qu’elle était, appelée à plus de représentations que la pièce qu’il avait jouée cette semaine-là, et qui était morte au bout de trois soirées : il nous laissait entendre, d’ailleurs très poliment, qu’il ne le croyait pas. […] — Celle-là, laissons-la de côté, nous y reviendrons plus tard. […] Son embarras, quelques mots, nous laissaient voir son impression. […] Mais elle est bien diffuse, bien incomplète aujourd’hui, la mémoire de ces pièces, et d’autres encore faites il y a près de trente ans, et que nous avons brûlées dans un jour, où nous ne voulions laisser rien de trop indigne de nous. […] je sais d’avance les ironies et les mépris qui vont accueillir cette proposition, mais les ironies et les mépris de mes contemporains, après m’avoir un peu troublé au commencement de ma carrière, me laissent bien tranquille à l’heure qu’il est, et je vais dire pourquoi.

1808. (1856) Cours familier de littérature. I « Ve entretien. [Le poème et drame de Sacountala] » pp. 321-398

et mon petit enfant, le laisserai-je immoler dans son bas âge, lui dont le plus léger duvet ne couvre pas encore les joues ? […] Elle deviendra peut-être la proie des hommes pervers, qui ne respecteront pas sa mère ; ils m’éloigneront, ils voudront connaître et profaner les mystères des saintes écritures qui leur sont interdites, et, si je veux la défendre, ils me la raviront par violence, comme les hérons ravissent les prémices des sacrifices offerts et laissés sur l’autel désert ! […] IX Le héros s’égare avec délice sous les dômes de feuillages, où les rayons brisés du soleil ne laissent pénétrer qu’une indécise et pâle lumière, et la tiédeur de l’air suffisante seulement pour tempérer la fraîcheur des forêts. […] … ce sourire dérobé, sur lequel on vous faisait prendre aussitôt le change d’une manière si adroite, n’est-ce pas là la preuve d’un amour qui, retenu par la plus aimable pudeur, s’il n’ose se dévoiler en entier, se laisse cependant deviner en partie ? […] » XXII Suit une scène de délicieuse entrevue entre le héros et Sacountala, que ses compagnes ont laissée seule un moment au bord du Malini.

1809. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIV : Récapitulation et conclusion »

Car nous avons des motifs de croire que seulement quelques espèces d’un genre subissent des changements, tandis que les autres espèces s’éteignent entièrement sans laisser de postérité modifiée. […] Les individus les plus vigoureux ou ceux qui ont lutté avec le plus de bonheur contre les conditions physiques locales laisseront généralement la plus nombreuse progéniture. […] Sans nul doute, l’habitude joue quelquefois un rôle dans les modifications des instincts ; mais elle n’est certainement pas indispensable, comme le prouvent les insectes neutres, qui ne laissent aucune progéniture pour hériter des effets d’une longue habitude. […] Faudrait-il, après avoir éliminé si heureusement tant de miracles, en laisser subsister un seul ? […] À la première génération, peut-être la millionième partie seulement des germes produits laissa des descendants capables de se reproduire à leur tour, et la loi de sélection agit probablement avec la même sévérité pendant un grand nombre de siècles, perfectionnant ainsi le plan général de l’organisation avec une rapidité d’autant plus grande.

1810. (1855) Préface des Chants modernes pp. 1-39

mon Dieu, il ne faut pas s’en plaindre, ce sont deux nouvelles voies ouvertes devant la littérature qui fera bien d’y marcher résolûment, si elle ne veut pas être pour toujours dédaignée et laissée en arrière. […] Aimons, travaillons, fécondons l’imprescriptible progrès, et laissons les invalides de la pensée s’immobiliser dans des regrets inutiles et chercher naïvement derrière eux un paradis qui est là-bas, devant nous, au bout de notre route, si nous savons la frayer courageusement. […] » J’avoue que je n’en suis pas encore arrivé là ; mais je crois qu’il faut laisser les vieilles allégories, les vieilles histoires, les vieilles images dans la demeure vide des dieux détrônés. […] Les philosophies ont laissé de côté les syllogismes à baralipton et à frisesomorum et se sont prises résolument corps à corps. […] Qu’il les dirige, qu’il les calme ou les excite selon qu’il en sera besoin, qu’il marche avec eux, ou sinon ils ne l’attendront pas et le laisseront loin d’eux, mourant de faiblesse et d’inanition.

1811. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Vicq d’Azyr. — II. (Fin.) » pp. 296-311

Vicq d’Azyr laisse trop voir sans doute ses intentions et ses moyens ; son art n’est pas de ceux qui se dérobent : chez lui pourtant ce qu’on est en droit d’appeler la rhétorique ne se sépare jamais de l’idée et de l’emploi même du talent. […] Les dangers croissants de la famille royale, ces douleurs de chaque jour dont il était témoin et dépositaire, laissaient des empreintes profondes dans l’âme de Vicq d’Azyr et ébranlaient sa sensibilité ; il s’y voyait à son tour immiscé et compromis. […] Sanchez était naturellement faible, non de cette faiblesse qui se prête aux impressions du vice et qui fait oublier la vertu, mais de celle qui se laisse accabler par le malheur et qui reste sans force au milieu de l’infortune.

1812. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal de Dangeau. tomes III, IV et V » pp. 316-332

Au moment où le corps de la Dauphine est exposé dans sa chambre, avant l’autopsie, il s’est commis une irrégularité dont le narrateur ne manque pas de nous avertir : « Mme la Dauphine a été à visage découvert jusqu’à ce qu’on l’ait ouverte, et on a fait une faute : c’est que pendant ce temps-là, les dames qui n’ont pas droit d’être assises devant elle pendant sa vie, n’ont pas laissé d’être assises devant son corps à visage découvert. » Les choses se passent plus correctement en ce qui est des évêques : « Il a été réglé, nous dit Dangeau, que les évêques qui viennent garder le corps de Mme la Dauphine auront des chaises à dos, parce qu’ils en eurent à la reine ; l’ordre avait été donné d’abord qu’ils n’eussent que des tabourets. » L’acte de l’adoration de la croix, le jour du vendredi saint, est avant tout, chez Dangeau, l’occasion d’une querelle de rang, d’un grave problème de préséance : « Ce matin, les ducs ont été à l’adoration de la croix après les princes du sang. […] Je rends ce que j’éprouve en ces bons endroits, comme encore on me laissera citer ce mot de Louis XIV, conservé par Dangeau, lorsque deux ans après environ le vainqueur de Steinkerque et de Nerwinde, Luxembourg, se meurt : Vendredi 31 décembre 1694, à Versailles. — M. de Luxembourg à cinq heures du matin s’est trouvé mal, et sa maladie commence si violemment que les médecins le désespèrent. […] Si l’espace me le permettait, j’aurais à noter, dans le tome Ve, les teintes plus sombres qui se laissent apercevoir à travers l’uniformité officielle et l’impassibilité souriante de Dangeau.

1813. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Enfin, parti le 25 janvier au matin de Paris, il arrive le même jour à Châlons-sur-Marne, où il a appelé ses maréchaux : les renforts ne sont pas prêts encore, il n’apporte que lui-même, mais lui tout entier, lui redevenu soldat, plus actif, plus confiant que jamais, plus fertile en combinaisons et en ressources, ayant comme laissé à Paris tous les soucis amers, serein de visage et l’étoile au front, et, pour tout dire, le général de l’armée d’Italie. […] Thiers appelle un grand acte militaire, un vrai phénomène de guerre, montre tout ce qu’on peut et jusqu’où l’on peut, et sert à couvrir une retraite devenue nécessaire devant des forces si démesurées ; elle nous laissait dans un immense péril. […] Se décidant aussitôt à se placer entre Schwarzenberg et Blucher, il laisse quelques corps et divisions échelonnés sur la Seine, et il se porte en secret, en toute diligence, vers la Marne, où il compte bien (car de son coup d’œil supérieur il a tout deviné) tomber en plein à travers les corps en marche de Blucher, dispersés et distants, et faire bombe au milieu d’eux.

1814. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV, publiés par MM. L. Dussieux et E. Soulié. » pp. 369-384

Bontemps en convint, et dès le lendemain M. de Nangis, ayant laissé partir le roi pour la chasse, monta à cheval pour l’aller joindre. […] L’abbé Le Dieu, ancien secrétaire de Bossuet, étant allé visiter Fénelon à Cambrai en septembre 1704, fut invité à dîner et à souper avec le prélat, et il nous a laissé un détail minutieux de tout ce dont il fut témoin en ce palais où régnait la politesse : « M. l’archevêque, dit-il, prit la peine de me servir de sa main de tout ce qu’il y avait de plus délicat sur sa table ; je le remerciai chaque fois en grand respect, le chapeau à la main, et chaque fois aussi il ne manqua jamais de m’ôter son chapeau, et il me fit l’honneur de boire à ma santé. » Du temps de M. de Luynes, il paraît que l’usage ordinaire de dîner le chapeau sur la tête subsistait encore, puisqu’il remarque qu’on se découvre quand on dîne avec le roi. […] Un masque de contrebande put ainsi s’introduire et se faufiler dans le bal ; mais je laisse conter M. de Luynes, qui tenait le récit du bailli de Froulay, qui disait le tenir du cuisinier lui-même : Il (le cuisinier) était fort bien masqué en don Quichotte ; il était bien fait, avait de l’esprit et parlait espagnol à merveille.

1815. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Campagnes de la Révolution Française. Dans les Pyrénées-Orientales (1793-1795) »

Fervel, fut aux Pyrénées le pendant de la canonnade de Valmy. » Je laisse le malheureux de Flers payer sa fermeté trop froide du prix de sa tête, et un autre général en chef, Barbantane, jactancieux et incapable, le remplacer : je m’attache au brave Dagobert qui, suivant son instinct et aussi afin de se soustraire à l’odieuse tutelle des représentants, se fait donner le commandement séparé de l’expédition de Cerdagne pour défendre cette province du coeur des Pyrénées contre l’invasion des Espagnols et pour conserver Mont-Louis (alors appelé Mont-Libre), cette clef des montagnes. […] Mais craignant d’être laissés en arrière, les soldats à l’instant découpent leurs havre-sacs, s’en enveloppent les pieds, et courent supplier leur chef de leur permettre « d’aller changer de chaussure avec les Espagnols ». […] Cela ne vaudrait-il pas mieux surtout que d’être exposé, dans ces guerres sans danger, à dépenser plus d’ardeur qu’il ne faut, à être soi-même injuste en se piquant de trop de justice sur de minces sujets, à offenser quand on ne voulait que se défendre, à laisser échapper des traits d’une vivacité disproportionnée, et qu’ensuite on regrette, contre tel de ses confrères distingués10 dont on a toujours goûté infiniment l’esprit et dont la raillerie elle-même est agréable ?

1816. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803, (suite et fin) » pp. 16-34

Le professeur, dans sa chaire, ne distribue guère que la science morte ; l’esprit vivant, celui qui va constituer la vie intellectuelle d’un peuple et d’une époque, il est plutôt dans ces jeunes enthousiastes qui se réunissent pour échanger leurs découvertes, leurs pressentiments, leurs espérances7. » Je laisse les applications à faire en ce qui est de notre temps. […] Sans prendre trop à la lettre le précepte, Solve senescentem…, sans mettre précisément son cheval à l’écurie, ce qu’elle ne doit faire que le plus tard possible, elle le mènera doucement par la bride à la descente : cela en laisse pas d’avoir très bon air encore. […] Jeune ou vieux, il n’a cessé de se peindre, et, ce qui vaut mieux, de se montrer, de se laisser voir, et, en posant solennellement d’un côté, de se livrer nonchalamment de l’autre, à son insu et avec une sorte de distraction.

1817. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite et fin.) »

On lit cela, on s’y intéresse bien un certain temps, mais seulement pour en avoir fini et pour le laisser de côté. […] Cependant je ne veux pas nier que Arndt, Kœrner et Rückert ont eu quelque action. » Ici le bon Eckermann eut une distraction, et sans trop y penser, mettant le doigt sur un point délicat, il dit à Gœthe : « On vous a reproché de ne pas avoir aussi pris les armes à cette époque, ou du moins de n’avoir pas agi comme poëte. » Gœthe, touché à un endroit sensible, tressaillit un peu, et, tout ému, il trouva, pour répondre, de bien belles et hautes paroles : « Laissons cela, mon bon ! […] Le monde est absurde, il ne sait ce qu’il veut, il faut le laisser dire et faire ce qu’il veut.

1818. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Lettres d’Eugénie de Guérin, publiées par M. Trébutien. »

mais Eugénie surtout l’a séduit, l’a enlevé, pauvre savant solitaire, comme ces nobles figures idéales, ces apparitions de vierges et de saintes qui se révélaient dans une vision manifeste à leurs fervents serviteurs ; il l’a aimée, il l’a adorée, il a poursuivi avec une passion obstinée et persévérante les moindres vestiges, les moindres reliques qu’elle avait laissées d’elle : il les a arrachées aux jaloux, aux indifférents, aux timides ; il a copié et recopié de sa main religieusement, comme si c’étaient d’antiques manuscrits, ces pages rapides, décousues, envolées au hasard, parfois illisibles, et qui n’étaient pas faites pour l’impression, il les a rendues nettes et claires pour tous : le jour l’a souvent surpris près de sa lampe, appliqué qu’il était à cette tâche de dévouement et de tendresse pour une personne qu’il n’a jamais vue ; et si l’on oublie aujourd’hui son nom, si quand on couronne publiquement sa sainte44, il n’est pas même remercié ni mentionné, il ne s’en étonne pas, il ne s’en plaint pas, car il est de ceux qui croient à l’invisible, et il sait que les meilleurs de cet âge de foi dont il a pénétré les grandeurs mystiques et les ravissements n’ont pas légué leur nom et ont enterré leur peine : heureux d’espérer habiter un jour dans la gloire immense et d’être un des innombrables yeux de cet aigle mystique dont Dante a parlé ! […] Eugénie, plus âgée que Louise, l’aime beaucoup, l’aime comme une jeune sœur, la croit par moments un peu inégale en amitié, ne cesse pourtant de la chérir, et doucement, la voyant si légère avec sa couronne de seize ans, la sermonne un peu jusqu’à ce que Louise, à son tour, finisse par devenir elle-même sérieuse, posée, recueillie, et se laisse entrevoir à nous dans un coin du salon lisant par goût du saint Jérôme. […] tandis que tout le monde pleure, deux enfants couvrent de fleurs ce tombeau céleste, et, après un peu de temps, comme celui que nous passerons dans la tombe, le drap se replie peu à peu et laisse voir la radieuse sainte qui se lève au chant du Te Deum et, conduite par la mère supérieure, va donner un baiser à chacune des sœurs.

1819. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Entretiens sur l’histoire, par M. J. Zeller. Et, à ce propos, du discours sur l’histoire universelle. (suite.) »

Je ne fatiguerai pas le lecteur à suivre chez lui cette interprétation et cette vue du Messie montré de loin à tous les pas, à tous les degrés et à travers tous les accidents de l’histoire juive : cette vue est capitale chez l’auteur ; il ne peut un seul instant la laisser absente ni s’en distraire. […] Pour n’être plus prédite chaque jour, l’attente d’un Messie n’en est pas moins constante et évidente ; les Juifs vivent sur cette foi : on attend l’accomplissement des dernières prophéties, des derniers oracles que le Saint-Esprit avait laissés. […] Le génie social et civilisateur des Grecs l’a surtout gagné et lui inspire de belles paroles : « Le mot de Civilité, dit-il, ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables ; l’homme civil n’était autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toujours comme membre de l’État, qui se laisse conduire par les lois et conspire avec elles au bien public sans rien entreprendre sur personne. » Le mot de Civilisation n’est pas dans Bossuet, mais il fait rendre à ce mot de Civilité tout ce qu’il peut contenir de meilleur et de plus étendu.

1820. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « GLANES, PÖESIES PAR MADEMOISELLE LOUISE BERTIN. » pp. 307-327

Mademoiselle Bertin a moins bien réussi, ce me semble, pour le chant même qu’elle prête à Homère : c’est, en strophes régulières, un résumé peu entraînant des événements de l’Iliade : La plaine attristée et déserte De tentes est bientôt couverte, Et l’une d’elles, entr’ouverte, Doit laisser partir Briséis. […] J’entends surtout parler en ceci des poëtes lyriqués ou du moins non dramatiques ; je laisse le théâtre à part ; on verra tout à l’heure pourquoi. […] L’époque de transition, le second seizième siècle, où nous nous trouvons, a commencé par un Ronsard : il faut prendre garde qu’il ne finisse par un Du Bartas et un Malherbe156. » Laissons ces noms, ces rapprochements, toujours inexacts, et qui resserrent.

1821. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »

Ravenel, a éclairci ce point, qui ne laisse pas d’être important dans l’appréciation de la vie de Mlle Delaunay. […] Ravenel)254 elle ne se nommait pas ainsi : son père s’appelait Cordier  ; mais, ayant été obligé de s’expatrier pour quelque cause qu’on ne dit pas, il laissa en France sa femme jeune et belle qui reprit son nom de famille ( Delaunay ), et la fille, à son tour, prit le nom de sa mère qui lui est resté. […] On y admire une sûreté d’idées et de ton qui ne laisse pas d’effrayer un peu ; il y a si peu de superflu qu’on est tenté de se demander s’il y a tout le nécessaire.

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