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784. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192

Il y a à cela plusieurs raisons. […] Une autre raison qui atténue ici l’antinomie de l’individu et de la société, c’est que l’activité économique de l’individu lui est plus extérieure en quelque sorte que sa vie sentimentale et intellectuelle. […] La même raison psychologique explique peut-être encore ce fait que les divergences d’opinion en matière économique n’émeuvent pas autant les âmes et ne divisent pas aussi profondément les hommes que les querelles religieuses ou morales. […] À ce titre, il est la raison d’être supérieure de la production ; il est la fleur de la civilisation économique. […] À laquelle de ces deux théories de la consommation l’évolution économique donne-t-elle actuellement raison ?

785. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XII. La littérature et la religion » pp. 294-312

Voici plus tard Jean de Meung, qui met en scène dame Raison et dame Nature, deux dames peu orthodoxes qui reparaîtront de compagnie au temps de Voltaire et de Rousseau. […] Les écrits des réformés se sont presque toujours adressés à la raison ; ils ont eu quelque chose de plus sobre, de plus sévère, de plus terne aussi. […] Les nations réformées ont (ce n’est pas un vain jeu de mots) l’esprit réformiste ; elles concilient la tradition et l’innovation ; elles ne croient pas qu’il faille créer un abîme entre l’avenir et le passé ; en détruisant les choses surannées devenues gênantes, elles conservent ce qui est inoffensif ou ce qui a sa raison d’être ; elles avancent ainsi à petits pas, sans brusque secousse, mais aussi presque sans recul. […] Avec lui et avec la plupart des philosophes du siècle dernier la littérature travailla (on sait avec quelle passion et quel succès) à délivrer la raison humaine du joug pesant des dogmes, et c’est pourquoi depuis lors toute réaction religieuse en France s’annonce par un nouvel écrasement posthume de Voltaire et de ses compagnons d’armes. […] A plus forte raison, des écrivains, indifférents ou hostiles, ont-ils introduit soit des tendances soit des idées hérétiques.

786. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359

Le sentiment qui m’anime ici envers Condorcet n’a rien d’hostile ; sa mort a racheté, a expié sans doute quelques-uns de ses torts, et je révère, à bien des égards, sa vaste capacité d’esprit ; mais c’est un trop grand exemple, et trop orgueilleux pour qu’on ne l’approfondisse pas et qu’on n’en tire point une partie des leçons qu’il renferme, leçons humiliantes, et dont une erreur pareille à la sienne pourrait seule aujourd’hui s’aviser de faire un trophée pour la raison humaine. […] Et il n’y a pas de raison pour que cette maturité ne se maintienne avec vigueur, en héritant des résultats accumulés des âges précédents, et en y ajoutant sans cesse des acquisitions nouvelles. […] C’est là le dernier rêve, et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d’elle-même ; c’est l’idéal encyclopédique dans toute sa beauté opaque. […] Quelques patriotes pensent, il est vrai, qu’il importe de laisser l’esprit public développer toute son énergie… ; qu’il n’est pas temps encore de douter du pouvoir de la raison. » Dans ses attaques contre les ministres, il en est qu’il excepte avec un soin particulier et qu’il ménage, notamment M. de Narbonne. […] Mme de Staël l’a désigné comme offrant au plus haut degré le caractère de l’esprit de parti, et elle a eu raison.

787. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre. (1851, 2 vol. in-8º.) » pp. 192-216

Aujourd’hui les événements ont marché ; ils sont loin d’avoir donné raison en tout à M. de Maistre, et ce serait même plutôt le contraire qui aurait lieu : mais ils ont mis de plus en plus en lumière la hauteur de ses vues et leur vrai sens, la perspicacité de ses craintes, la sagesse de quelques-uns de ses regrets. […] En attendant cette propagande meilleure qu’il désire et qui viendra peut-être, il cherche à se rendre compte de la raison supérieure qui, dans l’ordre de la Providence à laquelle il croit, a pu déterminer le triomphe de la France sur les puissances conjurées qui aspiraient à la morceler : Rien ne marche au hasard, mon cher ami, écrivait-il au baron de Vignet (octobre 1794), tout a sa règle et tout est déterminé par une puissance qui nous dit rarement son secret. […] M. de Maistre pensa alors qu’il y avait peut-être à tirer parti de cette occasion singulière ; qu’il y aurait quelques bonnes raisons à faire valoir dans les intérêts de son souverain, dépossédé du Piémont et à peu près rayé de la liste des rois. […] Il y a longtemps que le roi-prophète, David (ou tout autre) a dit : « Ne mettez pas votre confiance dans les rois », ce qui veut dire sans épigramme « que, tous les actes des souverains étant nécessairement soumis à la raison d’État, laquelle obéit à son tour aux agitations éventuelles du monde politique et moral, faire dépendre sa sûreté et son salut des dispositions constantes d’une cour quelconque, c’est, au pied de la lettre, se coucher, pour dormir à l’aise, sur l’aile d’un moulin à vent ». […] C’est toujours le même homme d’esprit, le même gentilhomme chrétien que nous connaissons, avec son timbre vibrant, sa parole aiguë qui part, qui éclate, qui du premier jet va plus loin qu’il ne semblerait nécessaire à la froide raison, mais qu’on serait fâché de trouver plus retenue et plus circonspecte ; car elle porte avec elle bien des vérités, et s’il semble qu’il y ait souvent colère en elle, lors même qu’il s’agit des amis, écoutez et sachez bien distinguer : c’est la colère de l’amour.

788. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

On n’attend pas que je rentre ici dans des discussions épuisées, et dans lesquelles chacun a eu tort et raison tour à tour et sur des points différents. […] Homme de discipline, il croyait que la troupe aurait aisément raison de cette guerre de pavés et de rues. […] Ce que je relève, ce n’est pas telle ou telle de ces notes, c’est l’habitude et l’intention qu’elles témoignent dès l’origine, de se tenir à la disposition du premier écrivain mécontent, qui demandera raison d’être ainsi châtié et blessé d’une façon si directe. […] Se promenant dans les rues de Paris pendant ces mouvements de décembre avec un ami, il lui disait : « Je voudrais être préfet de Police vingt-quatre heures pour mettre tout ce monde à la raison. » L’excitation pourtant le gagnait malgré lui. […] … En vain Carrel a voulu se réprimer à force de raison et de prudence : cet effort, chez les bons esprits, mais qui sont doublés d’un cœur trop fervent et d’une bile trop ardente, cet effort pénible dure deux ou trois jours de la semaine : le quatrième, au plus tard, l’humeur reparaît, elle l’emporte et l’on s’abandonne.

789. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre X. Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue Françoise. » pp. 270-314

On y voit les raisons de ce qui est commun à toutes les langues ; on y fait sentir les principales différences qui s’y rencontrent. […] On lui reproche, avec raison, les licences qu’il s’est données dans son Dictionnaire. […] Furetiere se justifia dans des factums ; mais il ajouta aux raisons, les injures. […] Gardez-vous en bien, mon pere, lui répondit Despreaux ; ce seroit alors qu’ils auroient raison de dire que vous n’avez pas entendu le sens de votre original, qui ne prêche par-tout que le pardon des ennemis. […] On ne souffre pas l’impression des ouvrages qui traitent de certains dogmes pernicieux, & l’on a raison.

790. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Nisard » pp. 81-110

Byron, qui aimait la force physique pour trois raisons souveraines : parce qu’il était un être idéal, délicat et infirme, a toute sa vie recherché et choyé les heureuses créatures douées de cette mystérieuse puissance, si loin de lui qu’elles fussent, d’ailleurs, par la pensée, le sentiment et les autres distinctions faites par la nature ou par la société. […] telle est ma raison de douter de l’authenticité intégrale de ce pamphlet sans accent, mais non sans perfidie : ma raison, c’est qu’il est sans accent ! […] Il avait des spasmes qu’il croyait, avec assez de raison, de l’épilepsie. […] Cet infidèle, qui posa plus en libertin qu’il ne le fut, n’aima pourtant jamais, jamais, qu’une seule femme, et ce fut la sienne, et par l’unique raison que celle-là était plus orgueilleuse que lui ! […] Byron ne nous est pas particulièrement cher à cause de la beauté de son génie, il l’est pour des raisons plus hautes encore… Nous n’oublierons jamais, nous, que les plus beaux vers de ce protestant sont adressés à la Vierge Marie, qu’il a voulu que sa fille Allegra fût catholique, et que, dans nos églises, la force et la beauté du catholicisme lui remuaient le cœur.

791. (1923) L’art du théâtre pp. 5-212

S’il ne le déborde, il n’est point, ayant perdu sa principale raison d’être, ou, si l’on veut, il n’est plus qu’à demi. […] C’est une des raisons qui expliquent les malfaçons trop courantes, hélas ! […] À plus forte raison s’ils provoquent de sa part une réaction toute contraire. […] À plus forte raison le « grand public », fût-il recruté dans la même classe. […] Pas un qui acquiesce à la même chose, pas un qui ait la même raison d’applaudir.

792. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre I. De l’évolution de la vie. Mécanisme et finalité »

A vrai dire, ce ne sont pas tout à fait les mêmes raisons, puisque ce ne sont pas celles de la même personne, ni du même moment. […] Mais ce n’est pas une raison pour refuser d’y voir une propriété caractéristique de la vie. […] Ces raisons ont moins de force, nous le reconnaissons, quand il s’agit d’un organisme rudimentaire tel que l’Amibe, qui évolue à peine. […] Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inacceptable, et pour la même raison. […] Le mécanisme reprochera donc avec raison au finalisme son caractère anthropomorphique.

793. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. Mignet : Histoire de la Révolution française, depuis 1789 jusqu’en 1814. 3e édition. »

Heureux qui peut connaître la raison des choses ! […] Il est pourtant des esprits plus fortement doués pour lesquels la raison des choses est l’objet constant et fixe d’une véritable passion et d’un violent besoin ; ils la poursuivent en toute recherche, la demandent à chaque circonstance, et, obsédés du tourment de l’atteindre, plutôt que de s’en passer, la supposent. […] Ce système, à tout prendre, eût bien valu l’autre ; mais ce n’est pas là justifier l’histoire, et si jamais la passion des causes et des explications ne s’en était emparée à meilleure fin, il y aurait une raison de plus pour l’y proscrire.

794. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines » pp. 157-170

Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines J’ai rapporté plusieurs raisons pour montrer que les poëtes tragiques doivent placer leur scene dans des tems éloignez de nous. Des raisons opposées me font croire qu’il faut mettre la scene des comedies dans les lieux et dans les tems où elle est répresentée : que son sujet doit être pris entre les évenemens ordinaires, et que ses personnages doivent ressembler par toutes sortes d’endroits au peuple pour qui l’on la compose. […] Mais si cette raison fait une objection contre mon sentiment : elle ne suffit point pour prouver le sentiment opposé à celui que j’expose.

795. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 14, comment il se peut faire que les causes physiques aïent part à la destinée des siecles illustres. Du pouvoir de l’air sur le corps humain » pp. 237-251

Ainsi certaines generations seront plus spirituelles en France que d’autres generations, et cela par une raison de même nature que la raison qui fait que les hommes ont plus d’esprit en certains païs qu’en d’autres païs. […] Discutons les raisons dont on peut se servir pour appuïer ce paradoxe, après avoir averti le lecteur de mettre une grande difference entre les faits que j’ai rapportez, et les explications de ces faits que je vais hazarder.

796. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Proudhon et Couture »

Pour nous prouver que la société est essentiellement révolutionnaire, il nous la montre révolutionnée, comme si c’était là une raison, comme si ce n’était pas précisément parce qu’elle a été révolutionnée qu’elle ne doit plus être révolutionnaire ! […] D’un autre côté, — on l’a vu aussi, — Proudhon pense que la Révolution continue toujours, et Couture, qu’elle est finie, et justement pour la raison que la France a repris la tradition politique de son histoire en revenant à la monarchie et aux Bonaparte. […] Seulement il est moins abstrait et plus historique… deux bonnes raisons pour être dans la vérité plus que lui, quoiqu’une critique moins large que la nôtre puisse peut-être reprocher à ce puissant raisonneur historique de meurtrir quelquefois l’histoire dans l’étreinte de ses raisonnements.

797. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Docteur Véron »

Nous pensions qu’en une certaine mesure l’instinct politique ne manquait pas à un homme que Mazarin, qui aimait les heureux, aurait employé pour cette raison-là, et nous n’avions pas prévu cette nouvelle physionomie qu’il vient de prendre. […] Ses idées se bornent assez modestement à redemander ces vieux errements parlementaires dont le coup d’État et la raison de Napoléon III nous ont si bien débarrassés. […] Évidemment, c’est là le retour dissimulé, mais complet, au régime parlementaire, au régime que les ennemis de l’Empereur demandent, eux aussi, pour des raisons moins vaines, — parce que l’expérience leur a appris qu’en France, avec un tel régime, on pouvait venir facilement à bout du gouvernement le plus fort !

798. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VII. De la physique poétique » pp. 221-230

Les solides eux-mêmes, ils les réduisaient aux chairs, viscera [vesci voulait dire se nourrir, parce que les aliments que l’on assimile font de la chair] ; aux os et articulations, artus [observons que artus vient du mot ars, qui chez les anciens Latins signifiait la force du corps ; d’où artitus, robuste ; ensuite on donna ce nom d’ars à tout système de préceptes propres à former quelques facultés de l’âme] ; aux nerfs, qu’ils prirent pour les forces, lorsque, usant encore du langage muet, ils parlaient avec des signes matériels [ce n’est pas sans raison qu’ils prirent nerfs dans ce sens, puisque les nerfs tendent les muscles, dont la tension fait la force de l’homme] ; enfin à la moelle, c’est dans la moelle qu’ils placèrent non moins sagement l’essence de la vie [l’amant appelait sa maîtresse medulla, et medullitùs voulait dire de tout cœur ; lorsque l’on veut désigner l’excès de l’amour, on dit qu’il brûle la moelle des os, urit medullas]. […] Corollaire relatif aux descriptions héroïques Les premiers hommes ayant peu ou point de raison, et étant au contraire tout imagination, rapportaient les fonctions externes de l’âme aux cinq sens du corps, mais considérés dans toute la finesse, dans toute la force et la vivacité qu’ils avaient alors. […] Ceci n’est point contradictoire ; vous pouvez observer tous les jours l’opiniâtreté de nos paysans, qui cèdent à la première raison que vous leur dites, mais qui, par faiblesse de réflexion, oublient bien vite le motif qui les avait frappés, et reviennent à leur première idée. — Par suite du même défaut de réflexion, les héros étaient ouverts, incapables de dissimuler leurs impressions, généreux et magnanimes, tels qu’Homère représente Achille, le plus grand de tous les héros grecs.

799. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Diderot »

Or, le xviiie  siècle passe avec raison pour avoir été prodigue d’idées, familier et prompt, tout à tous, ne haïssant pas le déshabillé ; et quand il s’était trop échauffé en causant de verve, en dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi ! […] si sa grand’mère avait eu raison ! […] ajoute Diderot, elle a eu raison ; il vogue, il touche à la plage inconnue. […] Mais aussi que de verve, que de raison dans les détails ! […] C’est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente ; c’est de la raison, de la décence, de l’honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d’une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse.

800. (1889) Les premières armes du symbolisme pp. 5-50

Ce deuil est sans raison. […] Bourde pense que Baudelaire est le père direct de ces horribles décadents, et il a raison. […] Vous croyez que les littératures de tous les âges et de tous les pays n’eurent de raison d’être qu’en ce qu’elles préparèrent l’éclosion du symbolisme. […] Il n’y a pas tout à fait réussi, pour plusieurs raisons ; la première est que cela n’est peut-être pas vrai. Ce n’est pas vous, monsieur Moréas, qui contredirez à cette raison.

801. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »

Quoique ce soit l’œuvre d’érudits, le grief national qui les a inspirés est si vif et si profond, qu’ils en oublient jusqu’à l’érudition, et qu’aucune imitation de l’antiquité ne paraît dans cette explosion de la vraie France blessée dans sa foi, dans son indépendance nationale, dans sa raison. […] Qui donc a la noble ambition de nous faire gravir un degré de plus de l’échelle mystérieuse par laquelle l’homme prétend s’élever jusqu’à Dieu avec les seules forces de sa raison ? […] Nous voilà donc glissant insensiblement dans l’amour de notre bien-être, à la merci d’une certaine modération de tempérament, dont notre raison n’aura pas l’honneur, et nous déterminant dans nos jugements par nos humeurs ou nos intérêts. […] C’est ainsi que Ronsard et Montaigne, quoique si inégaux et si différents, subissent l’influence du tour d’esprit de leur siècle, lequel met le plus petit hors de sens, et trouble la raison du plus grand. […] Mais ni la rigueur n’en est assez concluante pour la raison, ni la liberté assez complète pour l’imagination.

802. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

La raison seule y sourit ou s’y attendrit. […] La morale qui décide, qui n’hésite pas, eût-elle raison, risque parfois d’effaroucher. […] Cette sagesse, au lieu d’être dogmatique, est douce et sereine ; elle paraît plutôt la volupté d’un esprit excellent et d’un cœur droit, qu’une conquête inquiète de la raison sur les mauvais penchants. […] « Il ne s’agit pas de donner des raisons, dit-il quelque part ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. » Son début littéraire fut une imitation de l’Eunuque de Térence. […] Boileau, pour qui c’était une affaire de raison plutôt que de sentiment, tourne tout son chagrin en plaisanteries piquantes contre l’adversaire des anciens, et l’accable sous les excellentes Réflexions sur Longin, les Petites Lettre.

803. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »

On n’y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu’il vient de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces. […] Elle semble s’en échapper comme à son insu, tant l’expression en est soudaine et naïve ; mais regardez bien : il y est amené par la raison, et ce qui éclate tout à coup dans son discours, c’est plutôt la force de la conviction que la surprise. […] Il prévoit la chute de la monarchie ; mais on ne peut pas lui en faire un mérite : des causes qu’il n’avait point discernées ont donné raison à son dépit. […] Mais à Rome ainsi qu’à Versailles l’humeur du prince donnait seule le prix aux choses ; le vrai n’était vrai que s’il l’était selon la raison du maître, et la vertu qui ne songeait pas à plaire n’était pas innocente. […] Que de raison, de sens, d’insinuation, de politesse !

804. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre I : L’histoire de la philosophie »

La distinction entre les éléments objectifs et les éléments subjectifs de la pensée est considérée avec raison comme l’œuvre capitale de la philosophie critique. […] Sa raison pour nier la certitude des sens était l’incapacité de distinguer tous les éléments objectifs réels dont les choses sont composées. […] Tandis que sa réaction contre la scolaslique le conduit au point de vue objectif en cosmologie, ses études psychologiques ramènent le point de vue subjectif ; il croit que la raison peut résoudre les problèmes théoriques et métaphysiques. […] Mais notre raison nous dit que ces qualités doivent être les qualités de quelque chose. […] De sorte qu’en dernière analyse, notre seule raison pour inférer l’existence de la matière, c’est la nécessité d’une synthèse d’attributs.

805. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216

Celle-ci en effet fut toujours en défaveur auprès de cet esprit absolu qui visait à tout tirer de la raison. […] Je suppose que la raison tardive va présider à l’établissement d’une société humaine, et je veux offrir le tableau analytique de sa Constitution. […] Elle est toute conçue en vue d’élever et de transformer le principe populaire, d’en extraire et d’en faire redescendre dans tous les sens une action de raison pure. […] Il a complètement erré en croyant que la raison pouvait s’enseigner en masse aux hommes et devenir la loi des sociétés à venir. […] Vous en tenez un, et vous lui parlez raison.

806. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre V. Le Bovarysme des collectivités : sa forme idéologique »

Transformées en vérités universelles, elles se sont réclamées, selon la maturité de l’esprit humain, de Dieu ou de la raison. […] Amalgame du renoncement évangélique et des modes d’activité où le génie anglo-saxon excelle, l’idéal humanitaire tel qu’il nous est offert sournoisement, sous le masque d’une vérité de raison, ne peut exercer sur nous que son action évangélique et déprimante. […] C’est ainsi que d’une part, la doctrine kantienne de l’impératif catégorique, adaptation du christianisme à la philosophie, promulgation d’un dogme moral tiré de la raison, universel et sans nuances, n’a pas trouvé de plus fervents adeptes que les universitaires juifs. […] Croyant obéir aux lois d’une raison universelle, à laquelle, dans le domaine de la pratique morale, aucune réalité ne répond, elle ne va faire que se soumettre à la volonté de puissance d’une autre collectivité. […] Il en sera ainsi jusqu’à ce que les cigognes aient compris que l’assiette plate et le brouet clair ne sont pas des idées pures, tirées selon la doctrine kantienne de quelque catégorie de la Raison.

807. (1879) L’esthétique naturaliste. Article de la Revue des deux mondes pp. 415-432

Parlons donc raison et raison seule ; voyons clair, s’il se peut. […] Est-ce une raison, quand on se donne comme programme l’étude fidèle de la réalité, de passer à l’autre extrême, et de les peindre plus laids que nature ? […] Ils cèdent plus que de raison à cette tentation toute française de frapper fort quand on frappe sur les siens, et de forcer la couleur de la satire. […] Ce n’est pourtant pas une raison, ici non plus, d’aller à l’excès contraire et de ne nous montrer désormais que des ruelles de faubourg, des mansardes ou des loges de portier. […] Ils montreront pour quelles raisons la mode l’a tour à tour subi, acclamé, puis abandonné.

808. (1773) Discours sur l’origine, les progrès et le genre des romans pp. -

C’est par cette raison que dans la tragédie un héros malheureux, pourvu qu’il ne soit point trop coupable, est toujours sûr de nous intéresser. […] Il a depuis perdu l’à-propos, &, par la même raison, une partie de ses lecteurs. […] La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie*. […] Elle sera ornée de tous les accessoires que l’usage autorise ; usage que je trouve établi, & que je crois enfin devoir suivre, par la même raison qui oblige d’en suivre tant d’autres. […] Grace aux progrès de la raison, les temps & la maniere de voir sont changés.

809. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 150-153

Il n’est point encore arrivé au regne de François I, &, par cette raison, nous sommes fâchés de ne pouvoir pas profiter de ses lumieres. […] Ce sont les raisons qui prouvent en ce cas, non des autorités, ni des suffrages trop décriés par l’abus qu’on en a fait.

810. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Réponse à une lettre de M. Grimm » pp. 205-206

Qu’il y a quelque raison pour l’avoir loué presque sans restriction ? La raison, je vais vous la dire, c’est que je n’ai rien apperçu dans ses derniers ouvrages d’important à reprendre.

811. (1949) La vie littéraire. Cinquième série

Il eut raison. […] Il a raison. […] On l’en a repris avec raison. […] Et il eut bien raison. […] A-t-il tort ou raison ?

812. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

Fior d’Aliza (suite) Chapitre IV (suite) CIV — J’avoue, monsieur, que je n’y avais jamais pensé et que je restai muet à cette réponse ; mais si ma parole ne pouvait repousser sa raison, toute ma vie en moi protestait contre cette iniquité de l’homme de loi. Magdalena et Fior d’Aliza alors, qui n’avaient jamais, plus que moi, pensé seulement qu’on pouvait nous abattre le châtaignier sur la tête, ne cherchaient pas de raisons, mais des supplications contre cet homicide. […] Nous perdîmes la raison à ce bruit ; il nous sembla que chaque coup du tranchant des haches nous emportait un morceau de nos cœurs. […] CXXXIII — Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout ce qu’on peut dire quand on a perdu sa raison et qu’on n’écoute rien de ce qui combat votre folie par des raisons, des caresses ou des menaces, que mon parti était pris ; que si Hyeronimo devait mourir, il valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils seraient également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, il aurait peut-être besoin de moi là-bas ; que, mourant, il lui serait doux de me charger au moins pour eux de son dernier soupir et de prier en voyant un regard de sœur le congédier de l’échafaud et le suivre au ciel ; que la Providence était grande, qu’elle se servait des plus vils et des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté ; que je l’avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le dimanche des histoires ; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé par la compassion du plus jeune de ses frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épargné par les lions, enfin tant d’autres exemples de l’Ancien Testament ; que j’étais décidée à ne pas abandonner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de ma chair, le regard de mes yeux, la vie de ma vie ; qu’il fallait me laisser suivre ma résolution, bonne ou mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre détachée par le pas des chevreaux, qui roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se briser en bas ; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes leurs paroles n’y feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas aujourd’hui, je me sauverais demain, et que peut-être je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo. […] — Cette pensée, mais c’est une pensée du cœur, dit-il, il faut la lui laisser accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller aux hommes dans leur situation désespérée, il n’y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre tout raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de l’enfant, et qu’elle aille, à la grâce de Dieu, là où le cœur la pousse.

813. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

Ces tableaux d’amphithéâtre et de charnier, lentement décrits et douloureux aux nerfs, culminent en celui des résurrections et des mortifications successives du cadavre de Lady Rowena, dans cette histoire que Poe a nommée avec raison : Ligéïa, l’aiguë. […] Affaibli et humilié par la lutte inutilement poursuivie contre son alcoolisme, sentant à ses périodes de sobriété la ruine tragique de son intelligence, poussé à la fin de sa vie jusqu’au suicide et au délire des persécutions, il put étudier sur sa misérable âme le mécanisme des impulsions funestes, les hallucinations menaçantes, les chancellements et les abattements de la raison malade. […] Sinistres comme des masques, les joues exsangues et les lèvres minces, les personnages de Poe gravitent comme des astres, ayant dans les yeux le froid éclair de la raison raisonnante, ou la lueur tremblée de la raison vacillante, portant l’aspect impérieux et défini des machines parfaites. […] De même que ces spectacles putrides soulèvent l’extrême dégoût, par l’atteinte qu’ils portent à notre amour de la forme humaine, les contes psychologiques terrifient en ruinant la croyance à la raison. […] C’est là le phénomène premier de son organisation cérébrale, dont toute explication est impossible, sauf les raisons vagues pour l’individu de l’hérédité de la race, de l’éducation, du milieu.

814. (1913) La Fontaine « I. sa vie. »

Ne croyez pas que ce soit que je sois heureux que La Fontaine fût à demi Poitevin, non, ce n’est pas ma raison, mais c’est que, quand on a affaire à un homme qui a deux ascendances, deux pays différents et très différents, on est absolument dispensé de faire l’étude ethnographique et de se demander quelle est l’influence de la race sur le personnage en question. […] Les amis de La Fontaine  car il a des amis très chauds, très passionnés, même encore, même au point de vue de sa vie, de sa biographie, de son caractère  les amis de La Fontaine, en ce moment-ci, ou il y a quelques années, et ils continuent, insistent infiniment et grossissent même tous les faits, et ils en ont peu à leur disposition ; ils insistent infiniment sur l’inconduite de Mllc de La Fontaine pour excuser La Fontaine, pour l’innocenter, pour le faire absolument blanc ; pour nous dire par exemple que si La Fontaine a abandonné sa femme, c’est qu’il lui était absolument impossible de demeurer avec elle ; que, s’il n’a pas connu son fils, s’il n’a pas voulu le connaître, c’est qu’il avait peut-être des raisons, c’est qu’il avait certainement, disent-ils, des raisons pour n’être pas sûr qu’il fût son fils, etc. […] C’est ainsi toujours avec les poètes… Ayant, non d’une façon définitive, laissé sa femme et Château-Thierry, La Fontaine vint à Paris, évidemment pour deux raisons : d’abord, il se voyait sur le penchant de la ruine. […] Fouquet, pour les raisons que vous savez, pour des raisons très sérieuses, les historiens en sont sûrs, Fouquet tomba, cet homme que nous ne pouvons pas nous empêcher, non seulement de plaindre mais d’aimer ; car il était charmant, Fouquet ; il était tout à fait un Italien, un grand seigneur italien du seizième siècle : il aimait les arts, il aimait les lettres, il aimait les choses somptueuses, il aimait les grandes architectures, les appartements magnifiques, il aimait la conversation des femmes élégantes et distinguées, il aimait la conversation des poètes, tout ce qui était beauté était l’objet des amours et des passions de Fouquet. […] Mais en somme — j’y reviens et je termine par là — il est assez utile, malgré ce que je vous ai dit tout à l’heure de la malignité qui préside quelquefois et même souvent à ces anatomies, il est, en définitive, assez utile, pour les raisons morales que je vous ai exposées, de savoir ce qu’a été un auteur comme homme, comme de savoir ce qu’il a été comme écrivain.

815. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

Dans l’état de famille, les pères durent exercer un pouvoir monarchique, dépendant de Dieu seul, sur la personne et sur les biens de leurs fils, et, à plus forte raison, sur ceux des hommes qui s’étaient réfugiés sur leurs terres, et qui étaient devenus leurs serviteurs. […] Telle est, selon le jurisconsulte Pomponius, la raison pour laquelle les plébéiens désiraient la loi des douze tables : gravia erant jus latens, incertum, et manus regia . […] Elle est digne de nos méditations, cette pensée de Dion Cassius : la coutume est semblable à un roi, la loi à un tyran  : ce qui doit s’entendre de la coutume raisonnable, et de la loi qui n’est point animée de l’esprit de la raison naturelle. […] La certitude de la loi n’est qu’une ombre effacée de la raison (obscurezza) appuyée sur l’autorité. […] Dans les lois, le vrai est une lumière certaine dont nous éclaire la raison naturelle.

816. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — II. (Fin.) » pp. 330-342

Dans un très bon chapitre du dernier tome, intitulé « Du déclin de la Ligue », l’historien en vient à un double portrait des deux chefs, du roi de Navarre et de Mayenne, et celui-ci, en cédant le pas au vainqueur, n’est pas du tout sacrifié : Le duc de Mayenne avait une probité humaine, une facilité et libéralité qui le rendait très agréable aux siens ; c’était un esprit judicieux et qui se servait de ses expériences, qui mesurait tout à la raison, un courage plus ferme que gaillard, et en tout se pouvait dire capitaine excellent. […] de trier aussitôt parmi les catholiques ceux qui sont plus attachés à la royauté qu’au pape ; une bonne partie de ces catholiques sont tout prêts et s’offrent à servir, le maréchal de Biron en tête ; cela suffit : « Serénez votre visage, usez de l’esprit et du courage que Dieu vous a donnés, voici une occasion digne de vous. » La raison par laquelle il conclut est celle qui est la meilleure pour appuyer tous conseils de ce genre, et qui est le grand renfort des arguments : N’ignorez pas que vous êtes le plus fort ici ; voilà plus de deux cents gentilshommes de votre cornette dans ce jardin, tous glorieux d’être au roi ; si votre douceur accoutumée et bienséante à la dignité royale et les affaires présentes n’y contredisaient, d’un clin d’œil vous feriez sauter par les fenêtres tous ceux qui ne vous regardent point comme leur roi. […] Un jour qu’il avait écouté ses excuses et ses raisons, qui consistaient à prétendre rester d’autant plus fidèle à la cause des faibles et des vaincus, Henri IV lui demanda s’il connaissait le président Jeannin, et sur ce que d’Aubigné répondit que non, le roi poursuivit : « C’est celui sur la cervelle duquel toutes les affaires de la Ligue se reposaient ; voilà les mêmes raisons desquelles il me paya ; je veux que vous le connaissiez, je me fierais mieux en vous et en lui qu’en ceux qui ont été doubles. » Et toutefois, nous qui avons récemment étudié le président Jeannin, nous savons trop bien en quoi il différait essentiellement de d’Aubigné : celui-ci, par point d’honneur, par bravade, par une sorte de crânerie ou d’esprit de contradiction qu’il était homme ensuite à soutenir à tout prix, excédait sans cesse ce que le devoir seul et la fidélité aux engagements eussent conseillé.

817. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Castel » pp. 355-368

Chaque régime qui a ses raisons d’être amène à sa suite et fait plus ou moins surgir son cortège naturel, les générations nées en même temps, éveillées au même signal, qui en ont l’esprit, le sentiment, l’intelligence, les espérances d’abord avec les ambitions, et plus tard, s’il tombe, les regrets. […] Je ne prétends pas ici traiter la question dans son étendue, ni même l’effleurer, n’étant pas de ceux qui se plaisent à soulever de telles discussions rétrospectives, et je n’ai pas oublié d’ailleurs qu’à défaut d’un gouvernement alors selon nos vœux, il y a eu pour les esprits des saisons bien brillantes : mais ce qu’il faut bien dire quand on vient de parcourir le tableau fidèle de cette première Restauration, c’est que je ne crois pas qu’il se puisse accumuler en moins de temps plus de fautes, de maladresses, d’inexpériences, d’offenses choquantes à la raison, à l’instinct, aux intérêts d’un pays, ni qu’on puisse mieux réussir (quand on y aurait visé) à établir dans les esprits, au point de départ, la prévention de l’incorrigibilité finale des légitimités caduques et déchues, de leur incompatibilité radicale avec les modernes éléments de la société, et de leur impuissance, une fois déracinées, à se réimplanter et à renaître. […] La raison en est simple : un hasard, une surprise, une catastrophe imprévue suffit pour reporter sur le trône des princes dont le nom parle encore à bien des imaginations qui se tournent naturellement vers eux dans un jour de crise ; mais, pour s’y maintenir, pour faire une juste part entre les intérêts et les principes dont ils sont les représentants et ceux qui se sont créés sans eux ou contre eux, pour se concilier, pour rassurer la masse de la population qui, s’étant momentanément attachée à un autre drapeau, ne peut les voir revenir qu’avec crainte et défiance, il faut un mélange d’intelligence, de sagacité, de fermeté et d’adresse que bien peu d’hommes ont possédé, comme Henri IV, au degré suffisant69. […] Il y rend justice aux qualités réelles et apparentes de ce monarque, mais il indique avec raison un trait de caractère en lui, essentiel, invétéré et bien nuisible, contraire à la dignité des hommes comme au sérieux des choses, le besoin d’un favori, c’est-à-dire ce qui devait compromettre, même aux meilleurs moments, la politique de ce roi.

818. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre VII. Du style des écrivains et de celui des magistrats » pp. 543-562

Dans les sciences exactes, vous n’avez besoin que des formes abstraites ; mais dès que vous traitez tout autre sujet philosophique, il faut rester dans cette région, où vous pouvez vous servir à la fois de toutes les facultés de l’homme, la raison, l’imagination et le sentiment ; facultés qui toutes concourent également, par divers moyens, au développement des mêmes vérités. […] L’expression calme d’un sentiment élevé, l’énonciation claire d’un fait, ce style de la raison qui ne convient qu’à la vertu, l’esprit ne peut le feindre : non seulement ce langage est le résultat des sentiments honnêtes, mais il les inspire encore avec plus de force. […] Ils sont entrés en discussion avec la raison, quelquefois même avec le sentiment ; mais alors ils ont été, ce me semble, inférieurs à cette éloquence persuasive, dans laquelle aucun homme n’a, jusqu’à présent, encore égalé M.  […] Mais comme il n’existe point de hardiesses heureuses dont la raison ne puisse indiquer les motifs, examinons quelles sont les règles qui peuvent servir à juger si l’on doit se permettre un mot nouveau.

819. (1858) Cours familier de littérature. V « Préambule de l’année 1858. À mes lecteurs » pp. 5-29

Si vous l’oubliez quelquefois, c’est une raison pour nous de nous en souvenir. […] Vous m’accuseriez, avec raison alors, du plus lâche et du plus coupable égoïsme ; car enfin daignez raisonner un moment avec vous-mêmes. […] … Te souviens-tu du temps où tes Guêpes caustiques, Abeilles bien plutôt des collines attiques, De l’Hymète embaumé venaient chaque saison Pétrir d’un suc d’esprit le miel de la raison ? […] Tu regardais la peur en face, en homme libre, Et ta haute raison rendait plus d’équilibre À mon esprit frappé de tes grands à-propos Que le bain n’en rendait à mes membres dispos !

820. (1890) L’avenir de la science « IV » p. 141

Ce penchant, qui, aux époques de civilisation, porte certains esprits à s’éprendre d’admiration pour les peuples barbares et originaux, a sa raison et en un sens sa légitimité. […] Quant à l’ascétisme pur, il restera toujours, comme les pyramides, un de ces grands monuments des besoins intimes de l’homme, se produisant avec énergie et grandeur, mais avec trop peu de conscience et de raison. […] … Il y a dans ces grands abus pittoresques de la nature humaine une audace, une spontanéité que n’égalera jamais l’exercice sain et régulier de la raison et que préféreront toujours l’artiste et le poète 53. […] Si quelque chose pouvait inspirer des doutes au penseur sur l’avenir de la raison, ce serait sans doute l’absence de la grande originalité et le peu d’initiative que semble révéler l’esprit humain, à mesure qu’il s’enfonce dans les voies de la réflexion.

821. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre IV. Cause immédiate d’une œuvre littéraire. L’auteur. Moyens de le connaître » pp. 57-67

Convaincus que rien n’arrive sans raison d’être, nous ne sommes pas satisfaits, quand nous avons établi la réalité et même l’importance relative de certains phénomènes ; nous nous demandons forcément de quelles causes inconnues ils sont le produit. […] Toutefois, il faut avouer qu’on n’accroît guère de la sorte la somme de ses connaissances, qu’on n’explique pas encore les phénomènes dont il s’agit de trouver la raison d’être. […] Voltaire écrivait alors14 : « La plupart des livres ressemblent à ces conversations générales et gênées dans lesquelles on dit rarement ce que l’on pense. » Notre siècle a donc eu raison de ne pas négliger la biographie des auteurs. […] On a eu raison d’interroger les portraits et l’écriture d’un auteur, de le suivre pas à pas dans son voyage à travers la vie, de pénétrer dans sa maison et dans les milieux divers qu’il a traversés, de relever son tempérament, ses habitudes, ses goûts, ses amitiés, ses lectures favorites, sa façon de travailler, etc.

822. (1901) La poésie et l’empirisme (L’Ermitage) pp. 245-260

J’en voudrais simplement examiner les termes, étudiant parallèlement les conditions esthétiques du drame, du roman et de la poésie, fixant leur réciproque position au seuil du nouveau siècle, — et découvrant ainsi peut-être — les raisons, il faut l’espérer, passagères, de leur éloignement présent. […] Il les considère objectivement, sans en saisir la raison d’art cachée ; la forme à ce moment quitte l’esprit, s’isole, et désormais le poète déchu se borne à la remplir ainsi qu’une forme étrangère. […] Un pauvre jeu de rimes redoublées, croisées, répétées sans raison. […] En vain les écoles se le disputèrent ; il fut de toutes et d’aucune ; contre toutes il eut seul raison.

823. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’Empire Chinois »

C’est cette raison qui le fit se montrer toujours en palanquin, dans un costume où les couleurs impériales, le rouge et le jaune, foudroyaient les yeux terrifiés des Chinois. Ce fut cette raison qui le décida à jouer cette grande comédie qu’on peut appeler une comédie de caractère (car il en faut beaucoup pour la jouer), et dont les scènes, multipliées en deux gros volumes, toujours variées et toujours nouvelles, eurent le succès le plus triomphant et le plus complet. […] on ne peut pas dire que jamais, dans aucun temps, la Chine ait été absolument jolie, mais si l’expression proverbiale a raison en parlant de belles laideurs, il doit y avoir de jolies laideurs aussi. […] Nous en fîmes quelques extraits que nous allons reproduire, et nous les donnons comme spécimen de l’esprit chinois. » Huc compare ces sentences à ce que nos moralistes européens ont écrit de plus ingénieux et de plus fin, et il a raison.

824. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Gaston Boissier » pp. 33-50

Ses dogmes ne seraient alors que des outrages à la raison, et il tomberait jusqu’à n’être plus qu’une religion de cérémonies et de rites comme le furent les religions païennes, ou, comme chez les Romains, une antiquité historique et la consigne des ancêtres. […] l’expliquer pour le diminuer en l’humanisant, cet incroyable Christianisme, qu’on veut faire croyable à la raison, et dont la gloire est d’être pour elle incroyable. […] Boissier l’a reportée amoureusement sur cette société monstrueuse de débordements et d’infection, et, quand il s’agit d’elle, il croit à Pline et ne croit pas à Juvénal, et sans raison pourtant pour admettre l’un et repousser l’autre, puisqu’il pense (nous dit-il) que l’homme ne voit les choses qu’à travers ses passions et son humeur. […] Je l’affirme avec sécurité, l’histoire du Christianisme écrite par un homme qui n’a pas dans la tête la raison métaphysique de la nécessité du surnaturel pour expliquer le monde, sera toujours manquée, — avec plus ou moins d’éclat, s’il a du talent.

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