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713. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — III — Toujours Vauvenargues et Mirabeau — De l’ambition. — De la rigidité » pp. 38-55

Vous n’êtes donc pas fait pour vivre comme lui ; le repos vous est dangereux ; il vous faut tenir loin de vous ; votre cœur ne peut vous verser que le fiel dont il est pétri… Dans ce qui suit, et à dessein de détourner son impétueux ami de quitter le service, Vauvenargues le raille avec une légère ironie sur ce plan un peu trop doux de vie heureuse et toute privée, sur cette félicité tempérée et dans le goût d’Horace, qu’il se promet trop complaisamment. […] Il tient surtout dans sa lettre (car nous en sommes toujours à cette même lettre décisive, où il se découvre) à bien montrer à Mirabeau qu’on peut désirer de sortir d’une condition médiocre et d’arriver à une grande situation, par de grands motifs et sans du tout abjurer la hauteur des sentiments : Il y a des hommes, je le sais, qui ne souhaitent les grandeurs que pour vivre et pour vieillir dans le luxe et dans le désordre, pour avoir trente couverts, des valets, des équipages, ou pour jouer gros jeu, pour s’élever au-dessus du mérite et affliger la vertu, et qui n’arrivent à ce point que par mille indignités, faute de vues et de talents : mais, de souhaiter, malgré soi, un peu de domination parce qu’on se sent né pour elle ; de vouloir plier les esprits et les cœurs à son génie ; d’aspirer aux honneurs pour répandre le bien, pour s’attacher le mérite, le talent, les vertus, pour se les approprier, pour remplir toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour détourner son esprit du sentiment de nos maux, enfin, pour exercer son génie et son talent dans toutes ces choses ; il me semble qu’à cela il peut y avoir quelque grandeur. […] Il l’épousa, vécut avec elle dans une petite maison au Marais (une chaumière et son cœur !) […] Caton le censeur, s’il vivait, serait magister de village, ou recteur de quelque collège ; du moins serait-ce là sa place : Caton d’Utique, au contraire, serait un homme singulier, courageux, philosophe, simple, aimable parmi ses amis, et jouissant avec eux de la force de son âme et des vues de son esprit, mais César serait un ministre, un ambassadeur, un monarque, un capitaine illustre, un homme de plaisir, un orateur, un courtisan possédant mille vertus et une âme vraiment noble, dans une extrême ambition.

714. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Vous voyez, elle a sauvé un pauvre chansonnier, fort mauvais sujet au dire de nos dévots de place… Moi, j’avais le déisme dans le cœur, et j’ai vécu. Vivez aussi mon cher enfant. […] Presque tous les bons ouvriers vivent longtemps : c’est qu’ils accomplissent une loi de la Providence. » Ne soyez pas de cette religion-là, je le conçois ; trouvez que c’est trop ou trop peu, je le comprends également ; mais ne dites pas, en lisant de telles-pages, que ce n’est ni sincère ni senti et que vous n’y voyez que patelinage. […] C’est une situation que j’ai évitée par suite de la position où j’ai toujours vécu, n’ayant ni présent ni avenir de fortune quelconque.

715. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Étienne-Jean Delécluze, (suite et fin) »

Il ne manquerait cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s’appelât travailler. » Il se flatte aujourd’hui d’avoir à peu près réalisé ce plan qu’il s’était proposé, d’avoir vécu en sage et en philosophe, étranger à ce qu’on appelle succès, indifférent à ce qu’on appelle gloire, et de s’être uniquement « attaché, en cultivant les lettres, à mettre en jeu les ressources de son intelligence, dans l’espoir de prendre une idée de l’ensemble des choses de ce monde où il ne fera que passer, et de purifier, autant qu’il est possible, son esprit et son âme par la méditation et l’étude. » Ce sont ses propres termes, et je n’ai pas voulu affaiblir l’expression de cette satisfaction élevée ; mais il est résulté de cette conscience habituelle de sa propre sagesse et de cette confiance tranquille en soi, qu’il a été enclin à voir les autres plus fous ou plus sots qu’ils n’étaient peut-être ; il se disait, en les écoutant, en les voyant animés de passions diverses : « Est-il possible que tous ces gens-là ne soient point raisonnables et sages comme moi-même ?  […] Il me semble que si Frédéric II vivait encore, il en serait enchanté, lui qui se plaignait de l’obscurité et de l’affectation des écrivains modernes. […] Andrieux est un homme de bon goût ; mais ses ouvrages ne conviennent plus au siècle vigoureux et sérieux au milieu duquel nous vivons. […] Habituellement plongé dans ses méditations, ce n’était qu’en certaines occasions, lorsqu’il entendait exprimer des idées et des sentiments contraires aux siens, que cet homme, qui habituellement paraissait végéter plutôt que vivre, s’animait et parlait quelquefois avec une véhémence qui allait jusqu’à l’emportement.

716. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Charles-Quint après son abdication, au monastère de Saint-Just »

Lorsqu’il arriva en Espagne au mois de septembre 1556, il ne trouva pas les choses prêtes comme il les avait recommandées : il avait choisi pour son dernier abri ici-bas le monastère de Saint-Just de l’Ordre de saint Jérôme, situé dans un site pittoresque de l’Estramadure ; il avait prescrit qu’on eût à y bâtir un édifice contigu où il pût vivre avec un petit nombre de serviteurs, à part bien qu’à portée de la compagnie des moines et à même, pour ainsi dire, de tous les exercices religieux. […] Ce fut Quivada, le majordome, qui fut chargé au départ de mettre les scellés sur les papiers de Van Male ; on entrevoit par plus d’un détail que ces derniers serviteurs de Charles-Quint, restés en petit nombre autour de lui, ne vivaient pas dans un parfait accord, qu’ils se jalousaient les uns les autres ; les Espagnols en voulaient aux Flamands, et Van Male, le favori de l’empereur, leur paraissait trop récompensé, ainsi que le médecin Mathys. […] Pour nous, les témoins de cette scène, ce fut un spectacle bien imposant et bien nouveau que des funérailles faites ainsi pour un personnage qui vivait encore, et j’assure que le cœur nous fendait de voir qu’un homme voulût en quelque sorte s’enterrer vivant et faire ses obsèques avant de mourir. […] Les différences de cette fin si digne, si caractérisée, mais si spéciale, si exclusive et si ensevelie, du grand empereur du xvie  siècle, les contrastes qu’elle offre avec les destinées de cet autre empereur exposé plus encore que relégué à Sainte-Hélène, y achevant de vivre et s’y dévorant dans les loisirs forcés d’une retraite où les mortifications, certes, ne manquaient pas, mais qui s’éclaire des rayons d’une civilisation supérieure et des lumières d’un génie universel, sont assez sensibles sans que j’y insiste.

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