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2027. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre III. Montesquieu »

Au moment où Voltaire se fixe aux Délices, et va commencer une nouvelle vie, Montesquieu disparaît (1755). […] Mais ils reçoivent des nouvelles de leurs pays, de leurs familles ; et l’on conçoit comment peut là-dessus s’exercer l’imagination d’un jeune Français sous la Régence, avec quelle curiosité libertine il mettra en scène la vie oisive et voluptueuse du sérail, des femmes très blanches surveillées par des eunuques très noirs, des passions ardentes, des jalousies féroces, des désirs enragés. […] Faguet, est moins un livre qu’une existence… Il va là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière… » Ce que la lecture de l’Esprit des Lois permettait à M.  […] Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s’est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des points de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes. […] L’idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtiront des formes juridiques.

2028. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Dans cette agréable discussion qu’elle soutint par lettres avec la Grande Mademoiselle sur les conditions d’une vie parfaitement heureuse, elle lui écrivait : « Je n’avais que vingt ans quand la liberté me fut rendue ; elle m’a toujours semblé préférable à tous les autres biens que l’on estime dans le monde, et, de la manière que j’en ai usé, il semble que j’ai été habitante du village de Randan », — un village d’Auvergne où les veuves ne se remariaient pas. […] Ainsi pour cette âme égale et tempérée se passa la vie, sans grand éclat, sans trouble intérieur, et dans une maturité constante. […] Elle commence par un abrégé de la vie de la reine, depuis son arrivée en France jusqu’à la mort de Louis XIII et à la régence. […] Le genre d’adresse du cardinal Mazarin, sa dissimulation, la grâce et la finesse de son jeu, cet esprit de cabinet où il excellait, et « qui fait jouer tant de grandes machines », nous est rendu avec fidélité et vie par une personne qui, sans avoir à se louer de lui, a le mérite d’apprécier avec équité ses parties supérieures. […] Lorsque la paix fut rétablie, Mme de Motteville reprit auprès de la reine les habitudes de cette vie régulière, douce et grave, qui lui convenait si bien.

2029. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Œuvres de Louis XIV. (6 vol. in-8º. — 1808.) » pp. 313-333

Un des plus sévères contemporains de Louis XIV, Saint-Simon, qui ne le vit et ne le connut que dans les vingt-deux dernières années de sa vie, au milieu des analyses pénétrantes qu’il a données sur lui dans tous les sens, a dit : Il était né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue. […] Pourtant, réduite et entendue dans un certain sens, cette idée a sa justesse : « Je ne crains pas de vous dire, écrit-il pour son fils, que plus la place est élevée, plus elle a d’objets qu’on ne peut ni voir ni connaître qu’en l’occupant. » Saint-Simon, que j’oserai ici contredire et réfuter, a dit de Louis XIV : Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vécu avec les personnes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tout genre et de tous personnages. […] Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu’il en retire ordinairement d’utilité, et que, sans le commandement, il serait lui-même la proie du plus fort, il ne trouverait dans le monde ni justice, ni raison, ni assurance pour ce qu’il possède, ni ressource pour ce qu’il avait perdu ; et c’est par là qu’il vient à aimer l’obéissance, autant qu’il aime sa propre vie et sa propre tranquillité. […] Ce discours nous livre à nu Louis XIV jeune, dans son premier appareil d’ambition : « Il me semble, dit-il, qu’on m’ôte de ma gloire quand on en peut avoir sans moi. » Ce mot de gloire revient à chaque instant dans sa bouche, et il finit lui-même par s’en apercevoir : « Mais il me siérait mal de parler plus longtemps de ma gloire devant ceux qui en sont témoins. » Dans cette exaltation et ce commencement d’apothéose où on le surprend, on le trouve pourtant meilleur et valant mieux que plus tard : il a quelques mots de sympathie pour les amis, pour les serviteurs qui s’exposent et se dévouent sous ses yeux : « Il n’y a point de roi, dit-il, pour peu qu’il ait le cœur bien fait, qui voie tant de braves gens faire litière de leur vie pour son service, et qui puisse demeurer les bras croisés. » C’est pourquoi il s’est décidé à sortir de la tranchée et à rester exposé au feu à découvert : dans une occasion surtout, dit-il, « où toutes les apparences sont que l’on verra quelque belle action, et où ma présence fait tout, j’ai cru que je devais faire voir en plein jour quelque chose de plus qu’une vaillance enterrée ». […] Vu de plus près et dans l’intimité de la vie, Louis XIV ne cesse point d’être Louis le Grand ; on est charmé qu’un si beau buste n’ait point une tête vide, et que l’âme réponde à la noblesse des dehors.

2030. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) «  Mémoires de Gourville .  » pp. 359-379

Gourville, en effet, de retour en France, et au terme de ses aventures, demanda au prince de Condé de lui accorder la jouissance, sa vie durant, de la capitainerie de Saint-Maur, et il y fit de la dépense en bâtiments et en jardins : ce genre de folie, remarque-t-il en s’en confessant légèrement atteint, était une des maladies qui couraient de ce temps-là. […] Gourville commença à dicter ses mémoires le 15 juin 1702, à l’âge de soixante-dix-sept ans ; il les termina en quatre mois et demi, ayant trouvé grande satisfaction à se ressouvenir ainsi de toute sa vie comme en courant. […] Il fut témoin dans sa vie de deux de ces terreurs paniques, et il les note. […] À côté des portraits de ces grands ministres, il mêle assez singulièrement et philosophiquement ceux de ses quatre ou cinq laquais et domestiques qui ne le quittent pas depuis qu’il garde la chambre : c’est que, depuis lors, ces cinq derniers personnages tenaient autant et plus de place dans sa vie. […] Ce n’avait été qu’une distraction dans sa vie peu sentimentale et tout affairée, et il semble s’en être peu ressouvenu dans sa vieillesse, comme d’un de ces goûts fugitifs qui passent avec l’âge.

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