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996. (1835) Critique littéraire pp. 3-118

Je sais tout ce qui lui manque de vertus désintéressées, de croyances ardentes, de passions fortes, de génie naïf, de mœurs primitives ; je sais tout ce qui lui manque pour être un grand siècle. […] Si vous l’eussiez consultée quelquefois, si vous n’eussiez pas douté de sa puissance et de sa force, si vous l’eussiez courageusement opposée aux séductions qui vous ont assailli, elle aurait sauvé votre Innocence ; elle vous aurait du moins rendu la vertu ! […] Comment concilier cette sensibilité profonde avec ce que nous avons vu plus haut de l’apathique insouciance qui est le fond du caractère indien, et surtout avec cette indigence complète des sentiments et des vertus de famille ? […] Une femme perdue, mais qui respecte assez le monde pour prendre les dehors de la vertu, c’est bien ; une femme vertueuse qui ne craint pas de laisser planer sur elle le soupçon du vice, c’est mieux encore. […] Si, malgré tous ces dehors, une femme est sage, elle peut braver l’opinion du haut de sa conscience et de sa vertu.

997. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

Le mariage épouvante ses amours ; il confie ses anxiétés à un vénérable ecclésiastique de Dresde, le père Huber, amateur passionné de musique et de vers ; le père Huber lui donne les conseils de la vertu, et le fait partir tout en larmes pour Vienne, après avoir glissé dans sa poche cent sequins et une Imitation de Jésus-Christ. […] Rousseau, mais plus candides, plus naturels, moins sophistiqués et moins déclamatoires, on s’aperçoit qu’après ses relations avec Mozart, le goût, ou du moins le regret de la vertu, respire dans cet homme d’aventures qui a respiré de près l’âme d’un homme de régularité et de piété. […] Les Mémoires de d’Aponte en sont partout émus ; c’était un de ces cœurs viciés à la surface par les ballottements d’une vie aventureuse, mais en qui il reste le fond d’où toute vertu peut renaître, la nature. […] Nous ne nous étonnons plus de l’amitié de Mozart pour cet aventurier d’élite ; l’homme religieux a ses indulgences, qui sont les grâces de la vertu.

998. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie) » pp. 161-240

Les uns acclamaient, les autres invectivaient ; tous discutaient sur ce commentaire impartial des vertus et des crimes de la Révolution. […] C’est un des plus vilains actes des ministres de cette monarchie, qui n’avaient ni la grandeur des vertus ni la grandeur des fautes. […] — Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d’esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie ; ce seuil qu’abordèrent tour à tour Victor Hugo, d’autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu’il se sentait plus confiant dans sa renommée future ; Béranger, qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s’inclinait plus bas qu’aucun autre devant les aristocraties de Dieu, la vertu, les talents, la beauté ; Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de La Rochefoucauld, son fils ; Camille Jordan, leur ami ; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi ; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et il mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres ; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que sa foi ne scandalisât jamais la raison ; madame Switchine, maîtresse d’un salon religieux tout voisin de ce salon profane, amie de madame Récamier, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l’orthodoxie, dont l’agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu’elle, pourvu qu’on fût par l’amour au diapason de ses vertus ; l’empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes ; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d’un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d’un second ; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d’un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon ; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d’une autre cour, écrivant dans l’intimité, comme la duchesse de Duras, des Nouvelles, ces poèmes féminins qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur ; madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et célébrée par Béranger, le poète du rire amer ; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveugles, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fut son inspiration ; madame Delphine de Girardin, ne disputant d’esprit qu’avec sa mère et de poésie avec tout le siècle, hélas !

999. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIe entretien. Balzac et ses œuvres (1re partie) » pp. 273-352

Balzac était digne de se comprendre ainsi lui-même et de se mesurer tout entier devant Dieu et devant sa sœur en 1820 ; il avait tout en lui : grandeur de génie et grandeur morale, immense aristocratie de talent, immense variété d’aptitudes, universalité de sentiment de soi-même, exquise délicatesse d’impressions, bonté de femme, vertu mâle dans l’imagination, rêves d’un dieu toujours prêts à décevoir l’homme…… tout enfin, excepté la proportion de l’idéal au réel ! […] Effacer de l’âme humaine l’honneur et la vertu, comme dans le chevalier Des Grieux, ce n’est pas élever le monde et l’amour, c’est les abaisser et les rétrécir ; Manon Lescaut, malgré l’engouement de ses jeunes enthousiastes, vrais ou faux, ne me paraissait qu’un Manuel de courtisane, et son amant qu’un monomane de débauche qu’on ne peut plaindre qu’en consentant à le mépriser. […] Combien de jovialité apparente cachait de sérieuses et difficiles vertus ! […] Elle lui confirma par lettres le penchant de son cœur ; il fut fasciné et enivré par une amitié qui ne coûtait rien à la vertu.

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