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1453. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — II »

Jouffroy ; je dis précisément qu’il n’y a plus de religion possible, parce que le temps de l’inspiration est passé, et que désormais la raison seule domine. » Mais M.  […] Selon les temps, cette inspiration diffère ; la voir invariablement sous certaines formes déjà produites, c’est ne pas aller au fond et en prendre une pauvre idée. […] Le grand artiste, le prêtre révélateur, qui a la solution sentimentale et sociale de l’époque future, celui-là fonde une religion, parce qu’il a cette solution même, et non, parce que la conception en est accompagnée de symptômes plus ou moins irréguliers ; celui-là est véritablement inspiré, parce qu’il est de son temps l’individu le plus sympathique pour aimer l’humanité, le plus intelligent pour la comprendre, le plus fort pour la transformer ; il pressent et proclame le premier la forme d’association la mieux adaptée, selon le temps, au bonheur du plus grand nombre ; il accouche le présent de l’avenir dont il est gros et si le présent, comme une mère que la douleur de l’enfantement égare, le repousse avec outrage et colère, l’avenir pieux s’incline et le bénit. […] La conception du révélateur est alors soumise par les disciples qui la recueillent, à un travail d’élaboration et de réalisation plus éclairé que dans les temps passés où l’instrument divin se sentait confirment sans se comprendre ; mais dans aucun cas une religion ne se fait toute seule ; un homme la conçoit et la produit ; la conception primitive ainsi produite se crée d’autres hommes qui la transforment encore et la réalisent ; les religions font les hommes et les hommes les font. […] Il a montré le gouvernement, comme la société, en quête de l’idée nouvelle et ne la possédant pas ; l’ordre moral nul, l’ordre matériel ne subsistant que parce que tout le monde se rend compte du péril et y prend garde ; il n’a vu dans la liberté et dans les diverses conséquences qu’on en réclame que des moyens pour atteindre à un but inconnu ; et durant tout le temps qu’il appuyait ainsi le doigt sur ces plaies du siècle, l’auditoire jeune et fervent, comme un malade plein de vie, palpitait ; il était suspendu en silence aux lèvres du maître éloquent, et il attendait jusqu’au bout le remède : le remède n’est pas venu.

1454. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre VIII. De l’éloquence » pp. 563-585

Dans ce chaos de sentiments et d’idées qui a existé pendant quelque temps en France, aucun orateur ne pouvait flatter par son estime, ni flétrir par son mépris, aucun homme ne pouvait être honoré ni dégradé. […] Il est temps de vous révéler la vérité tout entière. […] Ou dans un autre sens : Le temps des abstractions est passé ; l’ordre social est raffermi sur ses bases, etc. […] Vous vivez dans un temps où l’on est indigné contre le malheur, irrité contre l’opprimé, où la colère s’enflamme à l’aspect du vaincu, où l’on s’attendrit, où l’on s’exalte pour le pouvoir, dès qu’on entre en partage avec lui. […] Il s’établit depuis quelque temps un système absurde relativement à l’éloquence.

1455. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre II. De l’ambition. »

Ils ont pour ennemis le hasard, qui a une marche très régulière quand on le calcule dans un certain espace de temps et avec une vaste application ; le hasard qui ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble s’être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. […] Les jouissances de la gloire, éparses dans le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d’années, accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur ; mais la possession des places et des honneurs, étant un avantage habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie. […] Dans les temps de révolution, c’est l’ambition seule qui peut obtenir des succès. […] Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les autres hommes, il faut qu’ils n’aient pas de données sûres pour calculer à l’avance votre conduite, dès qu’ils vous savent inviolablement attachés à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que vous devez suivre. […] L’homme donc qui veut acquérir une grande influence dans ces temps de crise doit rassurer la multitude par son inflexible cruauté.

1456. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre III. Des idées générales et de la substitution à plusieurs degrés » pp. 55-71

. — Le temps et l’espace. — Dans une série ou quantité infinie, nous ne pensons pas la totalité de ses termes, mais quelques-uns de ses termes et un de leurs caractères abstraits représenté en nous par un nom. — Substitution de la formule à l’expérience impossible. — Nous pensons la série ou quantité infinie par sa formule. […] Il en est ainsi toutes les fois que nous concevons et affirmons quelque grandeur abstraite véritablement infinie, le temps ou l’espace. […] À cela se réduit notre conception du temps infini et de l’espace infini. — Mais le fruit est le même que si le champ de notre imagination, infiniment étendu, pouvait nous présenter à la fois toute la ligne infinie qu’on nomme le temps, ou l’étendue infinie en trois sens qu’on nomme l’espace. Car, partant du caractère général seul présent en nous, nous pouvons imaginer aussi nettement et affirmer, aussi sûrement que si nous en avions fait l’expérience, toute parcelle de temps ou d’espace, n’importe le point où elle se trouve, tel fragment de durée qui a précédé la naissance du système solaire, telle portion d’étendue située par-delà les dernières nébuleuses d’Herschell. […] Mais, au bout d’un temps, celles-ci ne nous frappent plus ; n’étant plus nouvelles, elles ne sont plus singulières ; n’étant plus singulières, elles ne sont plus remarquées ; dès lors, dans le manuscrit comme dans l’imprimé, il nous semble que nous ne suivons plus des mots, mais des idées pures. — On voit maintenant pourquoi, dans nos raisonnements et dans toutes nos opérations supérieures, le mot, quoique présent, doit paraître absent.

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