Quand il s’annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur ; la civilisation, épuisée par d’affreuses luttes, était à l’une de ces crises où ce sauvage, qu’elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l’accabler. C’est alors qu’en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu’un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu’ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd’hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d’un autel. Napoléon fut un de ces hommes ; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de l’abîme, et pour la rasseoir sur ses bases, n’avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l’y conserver. […] Thiers, un bal réunit la plus brillante société allemande ; Goethe et Wieland s’y trouvaient. Napoléon laissa cette société pour aller dans le coin d’un salon converser longuement avec les deux célèbres écrivains de l’Allemagne.
En s’occupant avec le fils qu’il voulait former de ce qui convient à l’honnête homme dans la société, lord Chesterfield n’a pas fait un traité Des devoirs comme Cicéron ; mais il a laissé des Lettres qui, par leur mélange de justesse et de légèreté, par de certains airs frivoles qui se rejoignent insensiblement aux grâces sérieuses, tiennent assez bien le milieu entre les Mémoires du chevalier de Grammont et le Télémaque. […] Que chacun pense comme il veut, ou plutôt comme il peut, mais qu’il ne communique pas ses idées dès qu’elles sont de nature à pouvoir troubler le repos de la société. […] Il s’agissait encore de Voltaire, au sujet de sa tragédie de Mahomet et des hardiesses qu’elle renferme : Ce que je ne lui pardonne pas, et qui n’est pas pardonnable, écrivait Chesterfield à Crébillon, c’est tous les mouvements qu’il se donne pour la propagation d’une doctrine aussi pernicieuse à la société civile que contraire à la religion générale de tous les pays. […] Les individus pardonnent quelquefois, mais les corps et les sociétés ne pardonnent jamais. […] « Le commerce des lettres, remarquait-il, est la conversation des sourds et l’unique lien de leur société. » Il trouvait ses dernières consolations dans sa jolie maison de campagne de Blackheath, qu’il avait aussi baptisée à la française du nom de Babiole.
Ceci devait mourir dans le même lieu qui l’a fait naître ; mais ceux qui vivent dans une société ont des devoirs à remplir ; nous devons compte à la nôtre de nos moindres amusements. » Il semble même qu’en terminant ce mémoire, Montesquieu s’attache trop à diminuer le mérite de l’observateur, lequel a souvent besoin de toute sa subtilité d’esprit et de son invention ingénieuse pour amener le fait sous son regard : Il ne faut pas avoir beaucoup d’esprit, disait Montesquieu, pour avoir vu le Panthéon, le Colisée, des Pyramides ; il n’en faut pas davantage pour voir un ciron dans le microscope ou une étoile par le moyen des grandes lunettes ; et c’est en cela que la physique est si admirable : grands génies, esprits étroits, gens médiocres, tout y joue son personnage. […] Il y parvint sans doute à la date de 1721 : la partie libertine et, pour ainsi dire, libidineuse des Lettres persanes, ces détails continuels d’eunuques, de passions, de pratiques et presque d’ustensiles de sérail, sur lesquels on arrêtait avec complaisance l’imagination des lecteurs, purent prendre une société qui allait s’engouer pour les romans de Crébillon fils. […] Ce qui nous plaît et ce que nous cherchons dans ces lettres, c’est Montesquieu lui-même se partageant légèrement entre ses divers personnages, et jugeant sous un masque transparent les mœurs, les idées et toute la société de sa jeunesse. […] Un ambassadeur de Perse en Moscovie écrira à Usbek sur les Tartares une demi-page, qui serait aussi bien un chapitre de L’Esprit des lois (lettre lxxxi) ; Rica, tout à côté, fera la critique la plus fine du babillage des Français et des diseurs de riens en société : puis Usbek dissertera sur Dieu et sur la justice dans une lettre fort belle et qui porte loin. […] Il y venge les sciences, dont il avait mis l’utilité en question dans un endroit des Lettres persanes ; il y avance d’une manière spirituelle et originale qu’une connaissance acquise, un résultat d’un ordre intellectuel est souvent la cause indirecte et lointaine du salut de la société.
Né sous un gouvernement doux, vivant dans une société éclairée où le souvenir des factions était lointain, et où le despotisme qui les avait réprimées n’était plus présent ou du moins sensible, il accommoda légèrement l’humanité à son désir. […] Un tel état de société est fait pour tenir en éveil et pour donner toute la prudence. […] J’ai eu le bonheur de vivre dans les mêmes sociétés que lui, disait Maupertuis ; j’ai vu, j’ai partagé l’impatience avec laquelle il était toujours attendu, la joie avec laquelle on le voyait arriver. — Et qui n’aimerait, écrivait le chevalier d’Aydie à Mme Du Deffand, qui n’aimerait pas cet homme, ce bonhomme, ce grand homme, original dans ses ouvrages, dans son caractère, dans ses manières, et toujours ou digne d’admiration ou adorable ? […] Le mot de Mme Du Deffand : « Ce n’est pas L’Esprit des lois, c’est de l’esprit sur les lois », est un mot qui pouvait être vrai dans la société particulière de Montesquieu, mais qui cessait de l’être au point de vue du public et du monde. […] Mme de Chaulnes disait : « Cet homme venait faire son livre dans la société ; il retenait tout ce qui s’y rapportait ; il ne parlait qu’aux étrangers dont il croyait tirer quelque chose d’utile. » Elle disait encore : « À quoi cela est-il bon, un génie ?