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2445. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [III] »

L’empereur Alexandre, dont la générosité égale, dit-on, l’amabilité, manquant d’ailleurs d’officiers qui entendent bien la grande guerre, est le seul que je puisse servir dignement. […] Votre Altesse se souviendra sans doute que je lui ai adressé encore cet hiver la prière de me faire donner une destination dans la seule arme dont le service fût compatible avec l’état de ma santé. […] Mon cousin, … répondez au général Jomini qu’il est absurde de dire qu’on n’a pas de pain quand on a 500 quintaux de farine par jour ; qu’au lieu de se plaindre il faut se lever à quatre heures du matin, aller soi-même aux moulins, à la manutention, et faire faire 30,000 rations de pain par jour ; mais que, s’il dort et s’il pleure, il n’aura rien ; qu’il doit bien savoir que l’Empereur, qui avait beaucoup d’occupations, n’allait pas moins tous les jours visiter lui-même les manutentions ; que je ne vois pas pourquoi il critique le gouvernement lituanien pour avoir mis tous les prisonniers dans un seul régiment ; que cela dénote un esprit de critique qui ne peut que nuire à la marche des affaires, tandis que dans sa position il doit encourager ce gouvernement et l’aider, etc… » L’esprit de critique ! […] J’abrège les misères de cette retraite, ces affreuses scènes « dont le souvenir seul, disait-il, fait dresser les cheveux. » — Berthier écrivait de Kœnigsberg au ministre Clarke, à la date du 27 décembre, pour le prévenir qu’un congé de convalescence de trois mois était accordé à Jomini pour se rendre à Paris.

2446. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « QUELQUES VÉRITÉS SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. » pp. 415-441

Qu’il ait pu y avoir, durant ces derniers temps, en d’autres branches d’étude et de culture, d’autres productions qui fassent honneur à l’époque et qui lui seront comptées un jour, je suis loin de le vouloir contester ; mais, à ne consulter que l’époque elle-même et son impression purement présente, ces deux accidents sont les seuls qui, dans l’ordre de poésie, aient mis les imaginations en émoi et qui aient vivement piqué l’attention publique. […] Nous sommes nés dans des entre-deux sans cesse coupés, non pas sous un seul astre continu, et force nous a été de croître à travers toutes sortes de régimes vacillants et recommençants. […] Désespérant de la postérité, n’y croyant pas, sentant bien, si jamais ils y pensent, qu’elle ne réserve son attention calme qu’à des efforts constants, élevés, désintéressés, ils convoitent le présent pour y vivre et en jouir, et ils le convoitent si bien, avec tant d’ardeur et de fougue, qu’ils semblent parfois l’avoir conquis tout entier d’un seul bond, d’un seul assaut.

2447. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

Un certain nombre des lettres écrites par lui de Brunswick à Mme de Charrière contiennent des détails singuliers, des expressions dont l’initiale seule est très-étonnante et plus que difficile à reproduire. […] Est-ce donc qu’Amour a tiré trois flèches, comme pour blesser, non pas un seul cœur en moi, mais trois cœurs ?  […] A un certain degré, cette mêlée, cette lutte de diverses natures en une seule, aurait pu paraître intéressante, et elle a certainement paru telle à quelques personnes qui l’ont connu ; je sais une femme distinguée qui a écrit : « On sent dans Benjamin Constant un besoin d’être aimé, dirigé, soigné, qui charme à côté de si grandes facultés… » Pourtant, à moins d’être femme peut-être, et avec la meilleure volonté du monde, il n’y a pas moyen de n’être point ici frappé de ce choc d’éléments inconciliables et d’un désaccord qui crie. […] Et, pour prouver que je n’ai aucun parti pris après non plus qu’avant, je veux citer de lui une lettre encore, mais toute différente de celles qu’on connaît, une lettre fort simple en apparence, et qui a cela de remarquable à mon sens, qu’entre toutes les autres que j’ai vues, elle est la seule où il témoigne avoir un peu de calme et de contentement dans la tête et dans le cœur.

2448. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre III. Montesquieu »

Mais, rencontrant souvent Rome sur son chemin, il n’a pas su résister à la tentation : il s’est détourné pour un temps de son œuvre capitale, pour se donner le plaisir d’embrasser d’une seule vue toute la suite de l’histoire romaine. […] Bossuet n’avait presque rien dit de la décadence de l’empire romain : ici Montesquieu marche seul ; et c’est une partie très neuve, très étudiée, et très originale. […] Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l’humanité vivante, contient en puissance une infinité d’énergie, qu’elle n’est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu’elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu’enfin c’est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. […] Montesquieu, par un usage imprudent de l’induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation : il en résulte qu’il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d’accidents et de localisations.

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