L’adversité a cela de particulier, qu’elle donne à Frédéric le sentiment du droit, qu’il n’a pas toujours eu très présent et très vif en toutes les circonstances de sa vie : en cette crise d’alors, il se considère comme iniquement assailli et traqué, lui le champion d’une grande et juste cause, le soutien de la liberté de l’Allemagne et de l’indépendance protestante : « L’Allemagne est à présent dans une terrible crise : je suis obligé de défendre seul ses libertés, ses privilèges et sa religion ; si je succombe, pour le coup, c’en sera fait. » Il ajoute ces remarquables paroles, qui ont dans sa bouche une singulière autorité et dont il paraît s’être mal souvenu dans d’autres temps : A-t-on jamais vu que trois grands princes complotent ensemble pour en détruire un quatrième qui ne leur a rien fait ? […] Mais assez peu nous importe cette philosophie de la margrave, qui n’est guère qu’une variante de celle de son frère : nous nous attachons surtout aux sentiments actifs et dévoués qu’elle déploya et qui la caractérisent mieux. […] Quoique tout semble perdu, il nous reste des choses qu’on ne pourra nous enlever : c’est la fermeté et les sentiments du cœur. » Cependant, Frédéric discutait librement avec elle de ses résolutions tragiques, de leur commune et unanime destinée ; il sentait la force des raisons qu’on lui opposait, et il les admettait en partie : Si je ne suivais que mon inclination, je me serais dépêché d’abord après la malheureuse bataille que j’ai perdue ; mais j’ai senti que ce serait faiblesse, et que c’était mon devoir de réparer le mal qui était arrivé. […] Je ne précipiterai rien, mais aussi me sera-t-il impossible de changer de sentiments… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Quant à vous, mon incomparable sœur, je n’ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même, et je ne saurais condamner en vous les sentiments que j’éprouve tous les jours… Il ne me reste que vous seule dans l’univers, qui m’y attachiez encore ; mes amis, mes plus chers parents sont au tombeau ; enfin, j’ai tout perdu.
Incomplet, excessif, violent pour les sentiments comme pour les idées, il est en tout sans trêve et sans nuances. […] Homme d’Église et à la fois de sentiment démocratique (si l’on va au fond), il avait pensé naturellement d’abord à opérer cette régénération par l’Église, l’élite du monde selon lui, et par le chef de l’Église, dirigeant et inspirant sa sainte milice. […] Il a, dans tous les cas, de bien grandes et fortes paroles sur le silence dont là-bas on l’accueille, sur le sentiment de cette immobilité invincible, de ce peu de réponse et d’écho, de cette neutralité si prolongée qui était sans doute une sagesse relative, mais qui différait tant de la grande sagesse et de la haute politique d’autrefois : « Combien de temps Dieu permettra-t-il encore qu’on se taise là ? […] La faculté de souffrir, de saigner pour tous, et d’espérer, malgré tout, en l’avenir du monde, les sentiments d’humanité, de sociabilité chrétienne, qui y éclatent, sont tels que Lamennais ne craint ici la comparaison avec personne. […] insensé bien souvent, hors de toute mesure, mais avec ce profond sentiment des infirmités sociales et des souffrances populaires, en faveur duquel il lui sera beaucoup pardonné.
Il y éprouva des sentiments qu’on lui refuse trop, parce qu’il ne les a pas étalés, et, en dehors du récit, il s’est réservé de les enfermer discrètement dans la forme sculptée des vers. […] Un vrai couplet à mettre en musique par Mozart. — Théophile Gautier a dû à Grenade et à son ciel enchanté des heures de mélancolie, — « d’une mélancolie sereine bien différente de celle du nord. » Le poète plastique, tout occupé de « donner une fête à ses yeux », et leur recommandant de bien saisir chaque forme, chaque contour des tableaux qui se développaient devant eux et qu’ils ne reverraient peut-être plus, s’y révèle avec une vivacité de sentiment et d’émotion qui témoigne d’une organisation particulière. […] Jamais rien ne m’a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Généralife. » Et à ce laurier-rose glorieux et triomphant, « gai comme la victoire, heureux comme l’amour », il a même adressé des vers et presque une déclaration, telle vraiment qu’Apollon eût pu la faire au laurier de Daphné. […] En présence du Parthénon, du temple d’Érechthée, de ces immortels débris d’un art qui fait comme partie de la nature, de ces montagnes pas trop hautes, de cet horizon aux lignes sobres et parfaites, il fut saisi par un sentiment d’harmonie et de proportion. […] C’est alors, dans une de ces heures de satisfaction et de naturel orgueil, qu’il put écrire ces vers qu’il a intitulés spirituellement Fatuité (le propre du poète est d’exprimer au vif chaque sentiment qui le traverse et qui fut vrai, ne fut-ce qu’un moment) : Je suis jeune, la pourpre en mes veines abonde ; Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu, Et, sans gravier ni toux, ma poitrine profonde Aspire à pleins poumons l’air du ciel, l’air de Dieu.
Sa pensée générale, qui est fort juste, est qu’un tel roman ne pouvait éclore et fleurir qu’au xviie siècle, au sein de cette société choisie, la seule capable de goûter toutes les noblesses, les finesses et les pudeurs des sentiments et du style, et que rien de tel ne saurait plus se refaire désormais. […] Après avoir montré avec beaucoup d’art et de finesse en quoi le langage employé dans la Princesse de Clèves est parfaitement délicat et comment il ressemble fort peu à ce qui, chez des poëtes ou des romanciers spirituels de nos jours, a été salué de la même louange ; après avoir reconnu l’accord et l’harmonie des sentiments et des émotions avec la manière de les exprimer, et avoir donné plus d’un exemple des scrupules et des exquises générosités de l’héroïne jusque dans la passion, M. Taine ajoute en concluant : « Ce style et ces sentiments sont si éloignés des nôtres, que nous avons peine à les comprendre. […] Il en est ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire ; chaque siècle, avec des circonstances qui lui sont propres, produit des sentiments et des beautés qui lui sont propres ; et à mesure que la race humaine avance, elle laisse derrière elle des formes de société et des sortes de perfection qu’elle ne rencontre plus. […] Il faut admirer ce que nous avons et ce qui nous manque ; il faut faire autrement que nos ancêtres et louer ce que nos ancêtres ont fait. » Et après quelques exemples saillants empruntés à l’art du Moyen-Age et à celui de la Renaissance, si originaux chacun dans son genre et si caractérisés, passant à l’art tout littéraire et spirituel du xviie siècle, il continue en ces termes : « Ouvrez maintenant un volume de Racine ou cette Princesse de Clèves, et vous y verrez la noblesse, la mesure, la délicatesse charmante, la simplicité et la perfection du style qu’une littérature naissante pouvait seule avoir, et que la vie de salon, les mœurs de Cour et les sentiments aristocratiques pouvaient seuls donner.