16 janvier On causait amour, caprice, sentiment. […] nous y éprouvons un sentiment de délivrance, de légèreté de notre être, d’allégresse presque, que nous n’attendions pas. […] Dans tout cela, pas un atome du sentiment, qui, chez Simon Memmi, Filippo Lippi, Botticelli, Pietro di Cosima, enfin chez les plus petits primitifs, donnèrent à ces scènes, l’expression d’émotion recueillie, presque de componction, enfin de cette sainte placidité dans l’étonnement, angélisant, pour ainsi dire, les yeux de ceux qui assistent à un miracle.
À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la mélancolie. […] De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.
On ne méconnaissait pas l’importance des « religions » dans l’histoire, ni surtout celle de la « religion », ou du « sentiment religieux », dans le développement de l’humanité. […] « Je crois avoir prouvé la possibilité, — écrivait Condorcet, il y a tout juste cent ans, — de rendre la justesse d’esprit une qualité presque universelle ; … de faire en sorte que l’état habituel de l’homme, dans unpeuple entier, soit d’être conduit par la vérité soumis dans sa conduite aux règles de la morale… se nourrissant de sentiments doux et purs. » Et il ajoutait : « Tel est le point où doivent infailliblement le conduire les travaux du génie et le progrès des lumières 5. » Me dira-t-on que Condorcet n’était après tout qu’un encyclopédiste ? […] Et aucun, surtout, en enseignant à ceux qui peinent l’inutilité de la violence ou de la révolte, et aux heureux du jour ce que leurs obligations envers leurs « frères » ont d’impérieux et d’absolu, ne l’a fait avec un plus vif sentiment de la fraternité humaine, de l’égalité chrétienne, et de la liberté apostolique.
Là-dessus, on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les devoirs, les principes, les sentiments, qui ne sont point la partie résistante, mais celle qui s’use, se change à l’occasion et se rechange. […] Mais vite, on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. […] Les uns ont éprouvé de la colère ; les autres, de la stupeur, bien entendu, dans la mesure où la correction mondaine permet l’expression de ces deux sentiments, en général trop expressifs. […] Un jour que je philosophais avec un Anglais sur ces questions, il me dit : — Vous vous émerveillez de notre civilisation, et du sentiment que nous avons très enraciné de la liberté individuelle. […] Il n’a même plus le sentiment — je ne dis pas de sa dignité : où le puiserait-il ?