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1198. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « GRESSET (Essai biographique sur sa Vie et ses Ouvrages, par M. de Cayrol.) » pp. 79-103

Un écrivain a fleuri et brillé en son temps ; il est mort ; le goût public a changé ; sa renommée a vieilli et a pâli ; on le cite encore à la rencontre, on a de lui une ou deux pièces qui seules survivent au reste des œuvres oubliées ; il semble que tout soit dit sur son compte : et voilà subitement qu’un homme arrive, littérateur ou non de métier, mais ayant au cœur je ne sais quelle étincelle littéraire, et cet homme un matin se consacre à cette mémoire défunte, la réchauffe, la restaure, s’applique de tout point à la rehausser. […] M. de Cayrol, qui n’entend pas contradiction sur son héros, traite fort mal M. de Feletz, pour avoir osé mettre en doute l’agrément de Gresset en prose ; il me semble qu’au moment où il plaidait pour les agréments d’un autre, le digne biographe l’aurait pu faire en un style plus persuasif et mieux assorti ; pour moi, en ces matières d’urbanité, je suis accoutumé à reconnaître M. de Feletz comme un excellent juge. […] Quelques mots épars, quelques indices recueillis par M. de Cayrol, semblent indiquer que les jouissances de cœur ne manquèrent pas à Gresset dans ces années mondaines ; mais la discrétion du poëte n’a rien laissé percer sur l’objet aimé, et, dans un monde où tout s’affichait, il sut couvrir d’un voile mystérieux le nom de sa Glycére. […] Le succès du Méchant ouvrit à Gresset les portes de l’Académie ; il était donc à trente-neuf ans, en 1748, au comble, ce semble, de ses vœux et dans la plénitude de sa carrière, lorsque, sans qu’on vît bien pourquoi, il ressentit soudainement une grande lassitude et ne songea plus qu’à se retirer. […] Qu’est-ce que cette mollesse et finesse de l’air que les Anciens trouvaient au ciel d’Athènes, que les Latins du temps des Césars croyaient ressentir à Rome (proprium quemdam gustum urbis), que Voltaire recommandait si fort aux poëtes trop absents de Paris, et dont lui-même, à ce qu’il semble, il savait se passer si bien ?

1199. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre II. De l’expression »

Il rajeunit les vieilles expressions qui lui semblent avoir des nuances plus fines : chartre, déduit, boquillon, hère, drille, liesse, chevance, lippée, tous ces mots rejetés par l’usage gardent avec eux quelque chose de la naïveté du bon vieux temps. […] On se lance jusque dans des phrases qui semblent d’abord des niaiseries ; on parle « d’un chat qui fait la chattemitte », et « d’un saint homme de chat. » On imagine des épithètes héroïques à la façon d’Homère : « le chat grippefromage, triste oiseau le hibou, Rongemaille le rat, le milan porte-sonnette. » On change en dieux, à la façon des peuples primitifs, des conjonctions et des adjectifs. « Que-si que-non frère de la Discorde, avecque Tien-et-Mien son père. » On invente comme le peuple ces expressions hardies, étranges, qui faisaient dire à l’abbé d’Olivet qu’on fabrique plus de tropes en un jour à la halle qu’en un an à l’Académie. […] Les idées semblent s’y aligner avec les vers comme des soldats à la parade. […] 205 Nous dirions bien encore que la difficulté est exprimée dans cette coupe pénible et dans cette suspension lourde :          La Parque et ses ciseaux Avec peine y mordaient ; qu’un peu plus loin le vers interrompu laisse l’esprit dans l’attente : Dans le temps que le porc revient à soi, l’archer… Mais cette critique pourra sembler minutieuse. […] Mais cette vague liaison devient, quand il le faut, un enchaînement rigide ; et ces vers si libres, qui semblent courir à la débandade, se disciplinent, au souffle d’une pensée éloquente, en groupes serrés de solides périodes.

1200. (1890) L’avenir de la science « XIII »

La vérité est, ce me semble, que les spécialités n’ont de sens qu’en vue des généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont possibles que par les spécialités ; la vérité, c’est qu’il y a une science vitale, qui est le tout de l’homme, et que cette science a besoin de s’asseoir sur toutes les sciences particulières, qui sont belles en elles-mêmes, mais belles surtout dans leur ensemble. Les spéciaux (qu’on me permette l’expression) commettent souvent la faute de croire que leur travail peut avoir sa fin en lui-même et prêtent par là au ridicule ; tout ce qui est résultat les alarme et leur semble de nulle valeur. […] Ils croient pouvoir combiner à leur façon les notions éparses et incomplètes qu’ils possèdent et multiplient ainsi l’inexactitude, qui, au bout de trois ou quatre siècles, devint telle que, quand au XIVe siècle la véritable antiquité grecque commença d’être immédiatement connue, il sembla que ce fût la révélation d’un autre monde. […] Le grand obstacle qui arrête les progrès des études philologiques me semble être cette dispersion du travail et cet isolement des recherches spéciales, qui fait que les travaux du philologue n’existent guère que pour lui seul et pour un petit nombre d’amis qui s’occupent du même sujet. […] Il viendra, ce me semble, un âge où les études philologiques se recueilleront de tous ces travaux épars et où, les résultats étant acquis, les monographies devenues inutiles ne seront conservées que comme souvenirs.

1201. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Mlle de Lespinasse. » pp. 121-142

Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. […] elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie. » Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. […] Elle ne regrette plus alors ce calme trompeur, insipide : « Je vivais, disait-elle ; mais il me semblait que j’étais à côté de moi. » Elle le hait, elle le lui dit, mais on sait ce que cela veut dire : « Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. » Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. […] c’est peut-être à cette louange généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. […] Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger, ne croyez pas que la correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble cœur.

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