Mais le grand événement du séjour de Mme de Graffigny à Cirey est la scène qui lui fut faite un soir pour un simple soupçon au sujet de la fameuse Jeanne, de La Pucelle en un mot, dont elle avait entendu et trop bien goûté certains chants. […] Survient alors Mme du Châtelet, furieuse, répétant à tue-tête les mêmes reproches, et tirant finalement de sa poche la lettre fatale en disant : « Voilà la preuve de votre infamie. » Il faut lire chez Mme de Graffigny tout le récit de cette scène, à la fois terrible et burlesque. […] Cette étrange scène dura toute la nuit jusqu’à cinq heures du matin. […] « Enfin le bon Voltaire, dit-elle, vint à midi ; il parut fâché jusqu’aux larmes de l’état où il me vit ; il me fit de vives excuses ; il me demanda beaucoup de pardons, et j’eus l’occasion de voir toute la sensibilité de son âme. » Depuis cet instant, Voltaire fit tout pour qu’elle oubliât la triste scène dont il était bien honteux.
La scène de cette grande pièce en un volume est le château de Manteigney, appartenant au dernier descendant de la grande famille de ce nom, lequel, pour fumer sa vieille terre, comme on disait autrefois, a épousé la fille de Larreau. […] Ce qui domine, pour moi, dans ce livre, c’est l’esprit ; l’esprit étincelant, brillant, damasquiné ; l’esprit du dialogue, et du mot, et de la réplique ; l’esprit français dans toute sa gloire, qui ferait merveille à la scène, si on l’y parlait, — si Droz, par exemple, s’avisait un jour de faire du théâtre. […] Exemple : la scène du rendez-vous dans la montagne avec la petite chevrière aux pieds nus, qui est si maigre, qu’a séduite le comte de Manteigney, et sa manière de faire l’amour. […] Par la modernité des têtes, par le dialogue surtout, si rare maintenant sur nos scènes sans esprit, qui en ont — quand elles en ont — uniquement dans les situations, Gustave Droz aurait sa place et une destinée au théâtre.
Cette situation mise en scène sous diverses formes, causait toujours au théâtre un insurmontable effroi. […] On peut quelquefois reprocher aux tragiques grecs la longueur des récits et des discours qu’ils mettaient sur la scène ; mais les spectateurs n’avaient pas encore appris à s’ennuyer ; et les auteurs ne resserrent leurs moyens d’effet, que lorsqu’ils redoutent la prompte lassitude des spectateurs. […] Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques.
Mais sans imiter les incohérences des tragédies anglaises, sans se permettre même de transporter sur la scène française toutes leurs beautés, il a peint la douleur avec plus d’énergie que les auteurs qui l’ont précédé. […] La scène déchirante du dénouement produit une sorte de soulagement. […] Les pensées qui rappellent, de quelque manière, aux hommes ce qui leur est commun à tous, cause toujours une émotion profonde ; et c’est encore sous ce point de vue que les réflexions philosophiques introduites par Voltaire dans ses tragédies, lorsque ces réflexions ne sont pas trop prodiguées, rallient l’intérêt universel aux diverses situations qu’il met en scène.