/ 4089
1710. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « À M. le directeur gérant du Moniteur » pp. 345-355

Et à propos des Fleurs du mal sur lesquelles l’austère critique me reproche étrangement d’avoir gardé le silence, vous savez, mon cher directeur, les raisons impérieuses qui (sans compter qu’Édouard Thierry en avait très bien parlé d’abord) nous interdisaient d’en raisonner. Baudelaire est un des plus anciens parmi ceux que j’appelle mes jeunes amis : il sait le cas que je fais de son esprit fin, de son talent habile et curieux. […] Feydeau ne ressemble pas à ce général de la guerre de Sept Ans qui, lorsqu’il avait ses corps d’armée réunis, ne savait qu’en faire et se hâtait de les disperser, apparemment pour être plus sûr d’être battu ; il ne craint pas d’assembler ses personnages, et, quand il les tient sous sa main, il les fait s’entrechoquer et ne les lâche plus qu’ils ne se soient dit l’un à l’autre ce qu’ils avaient sur le cœur. Une grande figure est celle du moine prédicateur renouvelé du Moyen Âge ; je sais gré à l’auteur de n’en avoir pas fait une caricature. […] Après Daniel, un rival disait : « Mais savez-vous ?

1711. (1874) Premiers lundis. Tome I « Alexandre Duval de l’Académie Française : Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock »

La pleine décadence du Théâtre-Français, le décri absolu où est tombé surtout l’ancien genre tragique, l’ennui profond que causent à la scène, non pas seulement tant de plates amplifications de notre temps, non pas même ces tragédies de Voltaire décorées du nom de chefs-d’œuvre, mais jusqu’aux pièces si belles et si accomplies de Racine, tout cela peut se déplorer avec plus ou moins d’affliction et d’amertume, mais à coup sûr ne saurait plus se nier. […] Scribe, malgré son esprit et son talent, fasse une complète illusion et qu’il semble un Shakspeare moderne : on sait à quoi s’en tenir sur cette verve fine et pétillante ; mais en espérant mieux, l’on en profite et l’on s’amuse. […] Il s’est surpassé à notre égard, et nous lui savons gré de la distinction, « Il ne faut pas, dit-il, se laisser imposer par le ton rogue et quelquefois brutal de certains critiques. Ils ne parlent qu’à leur coterie, et ce n’est pas là que se font les réputations durables ; ils en savent eux-mêmes quelque chose, et s’humanisent volontiers lorsqu’ils ont besoin d’appeler l’attention publique sur leurs propres productions. […] Lorsqu’il arrive à l’un d’entre nous de faire un livre, l’opinion du Constitutionnel lui importe assez peu ; si le libraire s’en inquiète, il sait le tarif, et tout le problème consiste pour lui à renfermer le plus de choses dans le moins de mots, certain qu’il est que le Constitutionnel s’humanisera à raison de 1 fr. 60 cent, par ligne.

1712. (1875) Premiers lundis. Tome III « M. Troplong : De la chute de la République romaine »

Il saisit en philosophe le caractère des individus ; il ne sait pas s’inspirer de la philosophie d’une époque. […] Je sais que la loi des XII Tables avait laissé de grands souvenirs dans l’esprit des Romains ; ils y voyaient la source de leur droit, avec une rédaction simple et précise, qui contrastait avec le désordre des lois grecques. […] On l’est comme Tite-Live, qui sut l’être d’ailleurs avec convenance et mesure, et qu’Auguste raillait agréablement là-dessus. […] Quand donc ceux qui écrivent et qui parlent à tous sauront-ils franchement le confesser et le reconnaître ? […] L’historien, ne le sait-on pas d’avance ?

1713. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Armand Silvestre »

est-ce un effet de la perspective trop courte   il me semble qu’il y a beaucoup d’esprits intéressants et singuliers, et cela justement parce qu’ils sont tard venus ; parce qu’ils ont derrière eux toute une littérature accumulée ; parce que, même ignorants, ils savent néanmoins ou devinent beaucoup de choses et se trouvent tout formés pour aller très loin dans la sensation violente et raffinée ; parce que, tout ayant été dit (et voilà deux cents ans que cela (mot illisible) a été dit), ils donnent naturellement dans l’osé, le bizarre et le fou, et que leur extravagance fleurit elle-même sur un passé trop riche, comme ces fleurs étranges qui poussent mieux dans un humus composé d’innombrables débris de végétaux morts. […] Et, pour une fois, la musique a su ajouter à la poésie au lieu de l’effacer par des sensations moins définies et plus fortes ; et, comme ces petits vers ne sont qu’un tissu d’images et d’impressions flottantes, les mélodies de Massenet nous ont peut-être encore mieux fait sentir tout ce que recèlent d’enchantement ces vagues et délicieuses romances, que je voudrais appeler des romances panthéistiques. […] Par malheur, d’aucuns croiront que, lorsque je compare à Valmiki l’auteur des Contes grassouillets, je ne saurais parler bien sérieusement. […] Je ne sais encore comment j’ai pu sauver quelque chose de ma fatale beauté des emportements de son amour. […] Je sais que pour quelques-uns de ces honnêtes gens la chose s’explique naturellement : c’est à la fin, après la « conversion », qui au bon vieux temps ne manquait guère, qu’ils se sont avisés de rimer des vers édifiants ; mais il en est comme Marot et Jean-Baptiste, qui ont mené de front les deux genres.

/ 4089