Brièvement, on peut dire cependant, en somme, que tout spectacle, toute scène passionnelle et spirituelle qui peut être et qui est exactement décrite, analysée par le menu, cessera d’être poétique ; qu’au contraire, tout spectacle qui reste obscur et diffus, étrange et lointain, dont la représentation toute générale et suggestive, mais cohérente cependant, laisse le champ libre aux émotions qui lui sont associées et à celles même qui résultent de son idéalisation, sera poétique. […] En ce point, comme en tout le reste de ses écrits, cet artiste fut un penseur, dont nous avons tenté de démêler l’esthétique artificieux. […] Chez cet écrivain, dans tous les détails de son œuvre, on surprend l’activité constante d’une puissance de sensibilité extrême, très peu variée mais sans cesse éveillée, de telle sorte qu’un minimum d’images et de pensées suffit à alimenter l’activité morale de ce romancier, et que tout le reste est fourni par ce que donne son émotion. […] Occupé à discerner les nuances de tous les spectacles que font éclore en lui les agitations de ses nerfs, habile à surprendre les mouvements d’âme qui sourdent dans son cerveau, à les arrêter et les décomposer au passage, tourmenté par l’amas d’observations psychologiques antérieures qui encombrent sa mémoire et diversifient son attention, l’artiste reste irrésolu, lassé de tendre une volonté faiblissante, se défie de ses forces et souffre de toute action. […] Il faut donc croire que l’esthétique artificieuse et calculée, l’originalité d’invention, les émotions accouplées d’horreur et de curiosité, la prédominance absolue de l’élément intellectuel et déductif sur tout le reste de l’esprit qui caractérisent Poe et ses semblables, sont aussi marqués chez l’élite de nos écrivains, que contraires au tempérament moyen du lecteur français de 1850 à 1887.
Le tyran qui les épie à leur insu, et qui, les perçant à la fois du même glaive, confond dans un même ruisseau leur sang sur la terre et dans un même soupir leur première et leur dernière respiration d’amour ; Le ciel qui les châtie avec une sévérité morale, mais avec un reste de divine compassion, dans un autre monde, et qui leur laisse au moins, à travers leur expiation rigoureuse, l’éternelle consolation de ne faire qu’un dans la douleur, comme ils n’ont fait qu’un dans la faute ; La pitié du poète ému qui les interroge et qui les envie (on le reconnaît à son accent) tout en les plaignant ; Le principal coupable, l’amant, qui se tait, qui sanglote de honte et de douleur d’avoir causé la mort et la damnation de celle qu’il a perdue par trop d’amour ; la femme qui répond et qui raconte seule pour tous les deux, en prenant tout sur elle, par cette supériorité d’amour et de dévouement qui est l’héroïsme de la femme dans la passion ; Le récit lui-même, qui est simple, court, naïf comme la confession de deux enfants ; Le cri de vengeance qui éclate à la fin de ce cœur d’amante contre ce Caïn qui a frappé dans ses bras celui qu’elle aime ; Cette tendre délicatesse de sentiment avec laquelle Francesca s’abstient de prononcer directement le nom de son amant, de peur de le faire rougir devant ces deux étrangers, ou de peur que ce nom trop cher ne fasse éclater en sanglots son propre cœur à elle si elle le prononce, disant toujours lui, celui-ci, celui dont mon âme ne sera jamais « désunie » ; Enfin la nature du supplice lui-même, qui emporte dans un tourbillon glacé de vent les deux coupables, mais qui les emporte encore enlacés dans les bras l’un de l’autre, se faisant l’amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur joie ici-bas, flottant dans le froid et dans les ténèbres, mais se complaisant encore à parler de leur passé, et laissant le lecteur indécis si un tel enfer ne vaut pas le ciel… Quoi de plus dans un récit d’amour ? […] Ils sont dans cette lueur du jour qui pénètre tous les matins par le soupirail dans le cachot pour marquer aux condamnés un espace de moins, un supplice de plus, et pour leur rappeler qu’un soleil de vie, de joie et de liberté, éclaire pendant leurs ténèbres le reste du monde. […] XI Le reste du poème de l’Enfer ne contient pas d’autres beautés de composition de ce genre ; mais il éclate toujours en beautés et en horreurs alternatives de style. […] La première est enchaînée, tandis que la seconde reste indépendante ! […] Elle disait : « “Que ceux qui me demanderont mon nom sachent que je suis Lia, et j’égare çà et là mes belles mains dans l’herbe pour me faire une guirlande ; — pour que mon miroir me présente une image qui me charme ici, je me pare. — Mais ma sœur Rachel, elle, ne s’éloigne jamais du miroir, et tout le jour elle y reste assise ; — elle se complaît délicieusement à contempler ses beaux yeux, comme moi à m’embellir avec mes mains.
Au vrai, quand on s’est une fois mis en garde contre leur badauderie descriptive, on reste stupéfié du peu que les naturalistes nous apprennent. […] Au vingtième siècle, comme au temps du légendaire Orphée, elle reste la suprême éducatrice : Et vitæ monstrata via est ! […] Il est certain qu’on ne peut bien traiter qu’un petit nombre de matières : le reste est affaire de volonté bien plus que de génie. […] En dépit de tous ses efforts pour se guinder à la vertu, l’auteur de l’Émile reste le bohème et l’esclave en révolte. […] En dépit de toutes ses erreurs et de ses flatteries démocratiques, l’auteur des Misérables reste le Fils de la Maison, le rejeton d’une vieille souche laborieuse et obstinée à vaincre.
Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tète sans la main qui réalise reste impuissante. […] L’inconvénient pour la science reste le même. […] Mais le grand homme n’en reste pas moins le grand homme, c’est-à-dire le géant. […] On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus élevées. […] Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser.