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1154. (1894) La vie et les livres. Première série pp. -348

Il y a, dans ces pages, toutes chaudes d’action et d’impression récentes, cette saveur d’expérience, cette bonne odeur de réalité, qui manque à la rhétorique essoufflée et casanière des réalistes professionnels. […] Cette plume infatigable, vaillante, loyale, plus soucieuse de laisser voir les choses à travers la transparence d’un style copieux et facile que de masquer, sous des broderies, la figure de la réalité, eût contribué peut-être à éclaircir bien des problèmes, à démasquer bien des sophismes, à dissiper, à la fois, beaucoup d’illusions et beaucoup de terreurs. […] « Le voyage, disait-il, est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité quotidienne, comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée, qui semble un rêve. » Ce rêve, obstinément cherché aux pays du soleil, aux golfes tièdes des côtes provençales, aux rochers roses et bleus de la Corse, parmi les chênes verts, les clématites et les lavandes des maquis, aux ruines grecques, sarrasines et normandes de la Sicile, autour d’Alger, « la ville de neige, si jolie sous l’éblouissante lumière », ce rêve, l’a-t-il trouvé le long des grands chemins ? […] On suit déjà, au cours de son ouvrage, le progrès de son intelligence, un peu compliquée, surchargée par l’éducation moderne, et se redressant au contact de la réalité. […] Et ailleurs : … Rien n’a de substance et de réalité ; Rien n’est vrai que l’unique et morne éternité : Ô Brahma !

1155. (1898) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Troisième série

— Il y a l’amour de tête, celui qui commence par l’imagination, s’entretient et se nourrit par l’imagination, et s’éteint d’ordinaire dans les réalités de l’amour, ce qui fait qu’il est, si l’on me passe l’étrangeté du terme, une sorte d’amour physique intellectuel. […] L’avenir démontrera que quoique vraies, elles sont à peu près des illusions néanmoins ; qu’elles ne sont des réalités qu’au bénéfice d’un ou deux favoris de la fortune, qu’elles sont des réalités exceptionnelles ; mais l’avenir n’est pas venu, et, à titre de faits récents, ces choses ont un empire immense sur les imaginations. — Elles sont profondément corruptrices. […] Ce n’est pas la vraie ; la vraie consiste à être propriétaire ; oui, à avoir à soi certains droits tellement consacrés, tellement défendus par la classe, corporation, ville, province, groupe humain quelconque auquel on appartient, que nul pouvoir central, nulle loi votée par la majorité d’une assemblée centrale ne vous les peuvent arracher ; mais enfin cette manière de liberté, assurée par l’égalité et la centralisation, ne laisse pas d’avoir dans la pratique, et jusqu’à accident, une réalité assez savoureuse. […] Et, en pareille matière, on dira que l’apparence même est un commencement de réalité, et cela est vrai ; mais enfin cette évolution ne s’est pas produite. […] « On s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi… Chaque trait s’ajoute à son tour et prend place de lui-même dans cette physionomie… Au type vague, abstrait, général, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle… On a trouvé l’homme. » — Jamais Sainte-Beuve ne s’est mieux défini que dans cette page.

1156. (1894) Critique de combat

L’auteur, en dépit de sa prétention à refléter la réalité tout entière comme un miroir, a trop souvent étudié et reproduit des raretés physiologiques, des êtres voués de naissance au crime et à la démence par une lésion organique héréditaire. […] « Le métier des armes », n’a pas échappé plus que les autres aux regards des analystes fouilleurs pénétrants de la réalité. […] bonnes gens, c’est la philosophie qui élabore les constitutions futures, qui crée et façonne dans les cerveaux d’élite ce qui sera la réalité prochaine. […] Il a pris ses désirs pour des réalités ; il a entonné gaiement un De profundis sur des idées qu’il déteste. […] Faguet sait aussi bien que moi que ce roman est une réponse à Rousseau ; qu’il a pour but de montrer l’envers de la réalité à quelqu’un qui n’a voulu en voir que l’endroit ; qu’il pousse exprès les choses au noir par réaction contre un tableau poussé au rose.

1157. (1903) La vie et les livres. Sixième série pp. 1-297

J’aurais voulu qu’en racontant les dix années de Corse, il eut mis, dans son récit, un peu de réalité locale, de couleur insulaire. […] Les témoignages y sont classés avec méthode, critiqués avec sûreté, mais non pas fondus dans un de ces tableaux par lesquels l’histoire doit nous donner la sensation de la réalité. […] Ici, la légende est d’accord avec la réalité ; la poésie n’a pas besoin de grandir les proportions de l’histoire. […] Henry Houssaye, qui vient, après Stendhal, après Charras, après Thiers, après Victor Hugo, après Erckmann-Chatrian, raconter en détail cette lutte où la réalité fut épique. […] C’est dans l’Amérique du Sud que l’apprentissage de la réalité vue et observée remit d’aplomb son esprit, fort bousculé par les examens et par les concours.

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