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614. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »

Pendant un séjour de la Cour à Fontainebleau au printemps de 1661, après le mariage de Monsieur, on voyait, dit-elle, dans les promenades que le roi, les reines, Monsieur et Madame faisaient sur le canal dans un bateau doré, le prince de Condé s’empresser de les servir à la collation en sa qualité de grand maître, mettant lui-même les plats sur la table ou les rendant au duc de Beaufort qui était en dehors de la barque trop petite, et qui s’empressait aussi, par son ardeur obséquieuse, de faire oublier les torts du passé. […] Indépendamment des grands seigneurs et des gens de qualité qui occupaient la scène et tramaient intrigue sur intrigue, taillant sans pitié dans la chose publique, il y avait des bourgeois malins, sages et prudents, restés dans leur coin à observer. […] Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie  siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante.

615. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite.) »

Quand la société s’est compliquée, que les mœurs se sont effacées à force de se polir, que le goût usé se blase de chefs-d’œuvre, il faut cependant faire quelque chose, ou répéter dans une suite de contre-épreuves, de plus en plus pâles, les types classiques… Si Marivaux n’avait pas les défauts que l’on critique en lui et qui ne sont, à vrai dire, que des qualités poussées à l’excès, il se perdrait obscurément parmi la foule obscure des plats imitateurs de Molière. […] Théophile Gautier, depuis que ceci est écrit, s’est lui-même expliqué sur la fonction de feuilletoniste, et ce qu’il en a dit, au moment où je le lisais, m’a dicté, à moi-même, cette remarque : « On admire chez Fontenelle la description des fonctions d’un lieutenant de police dans l’Éloge de d’Argenson, — chez Cuvier, la description des fonctions et des qualités d’un intendant général d’armée dans son Éloge académique de Daru. […] C’est de première qualité. » 55.

616. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Legkzinska »

Une chose les inquiétait beaucoup plus, c’est la connaissance qu’ils avaient de la défiance et de la profonde dissimulation de ce prince : on ne sait si elles lui étaient naturelles ou si elles lui avaient été de bonne heure inspirées parle cardinal, mais il en était venu à regarder la dissimulation comme une qualité qui lui était absolument nécessaire, et c’est à dissimuler que se bornait pour lui l’art de gouverner. » Ce lieutenant des chasses qui avait en lui, à Versailles, du Tacite et du Suétone, n’a pas fini, et il continue d’analyser son maître sur ce ton, intus et in cute. […] De quelque côté que l’on considère cette reine, on aboutit sur son compte à des éloges et à rencontrer en elle d’estimables qualités. […] Je ne sais quel don, quelle supériorité de nature et de caractère, ce qu’il lui aurait fallu d’énergie poursuivre le conseil de Villars qui lui disait dès le lendemain de son arrivée à Fontainebleau : « Madame, la satisfaction est générale du mariage et des commencements, et tout ce qui connaît les grandes qualités qui sont en vous désire que vous preniez empire sur l’esprit du roi. » Ambition, génie, éclair, étincelle, feu d’enfer ou feu sacré, de quelque nom qu’on vous appelle, quand des particulières qui ne savent qu’en faire vous possèdent, on est en droit de vous réclamer chez les reines !

617. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « La Fontaine »

D’abord, par exemple, on étudiait peu ou du moins on entendait mal le théâtre grec ; on l’admirait pour des qualités qu’il n’avait pas ; puis, quand, y jetant un coup d’œil rapide, on s’est aperçu que ces qualités qu’on estimait indispensables manquaient souvent, on l’a traité assez à la légère : témoin Voltaire et La Harpe. […] Villemain, on est revenu à l’admirer précisément pour n’avoir pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité qu’on avait cru y voir d’abord, et que plus tard on avait été désappointé de n’y pas trouver.

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