Le style de Mme Dacier, quoique pur, exact et facile, ne me paraît pas toujours noble, élevé, poétique, tel enfin que le demandait son sujet. […] La jeune Olympia Morata de Ferrare, dans la première moitié du xvie siècle, commença par le pur miel des Muses et fut une Grecque italienne de ce temps-là ; puis convertie par la Réforme, ayant épousé un jeune docteur allemand, elle le suivit aux bords du Main et du Necker, et mourut à Heidelberg à l’âge de vingt-neuf ans, animée d’un esprit de sacrifice, mais regrettant involontairement la Grèce, l’Italie, la patrie du soleil et de la beauté.
C’était le moment où Rousseau était en passage à Paris, avant d’aller en Angleterre ; Horace Walpole fit, un soir, en rentrant de chez Mme Geoffrin, cette plaisanterie cruelle de la prétendue lettre d’invitation du roi de Prusse à Jean-Jacques, qui courut bientôt Paris et toute l’Europe, et où on lisait entr’autres ironies : « Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez ; je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits. » Walpole se raillait de Rousseau et le traitait en pur charlatan ; il se représentait aussi Mme de Boufflers comme ambitieuse elle-même d’être enlevée jusqu’au Temple de la Renommée en s’accrochant à la robe de l’Arménien philosophe. […] Outre le droit qu’elle a sur mon admiration et ma reconnaissance, elle en a un tout particulier sur cet agréable travail33, entrepris sous ses auspices : je lui en fais l’hommage avec mystère, parce que je ne puis le faire à découvert ; ceux qui ont éprouvé le doux transport qu’excite dans l’occasion le souvenir d’un bienfait signalé, ne désapprouveront pas que mon cœur cherche à se soulager lorsqu’il ne peut se satisfaire ; ils ne seront pas surpris de me voir ajouter que dans mes regrets d’être obligé de taire l’illustre Objet de sentiments si légitimes, si naturels, et qui ne demandent qu’à se produire, je me console quelquefois par l’espérance qu’on le devinera, sans que j’aie couru le risque de tomber dans le malheur de lui déplaire. » On me dira que c’est là une Épître dédicatoire ; mais cette Épître ne portant aucun nom, elle n’est évidemment pas pour la montre ; c’est la reconnaissance toute pure qui s’épanche, et tout ce que nous savons, c’est que l’humble auteur anonyme, du temps qu’il était moine, ayant été rencontré par Mme de Boufflers dans le jardin d’un couvent où elle était entrée par hasard, avait profité de l’occasion pour l’intéresser au récit de ses malheurs ; il lui avait dit tous les dégoûts qu’il avait à essuyer dans sa profession ; et elle, touchée de son sort, l’avait fait relever de ses vœux, avait pris soin de sa fortune et, avec la liberté, lui avait rendu le bonheur.
Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucune ligne pure de beauté idéale ; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. […] Je ne suis pas de ceux qui veulent à tout prix des mensonges, ni qu’on leur crée des existences fabuleuses et plus belles qu’elles ne l’ont été de leur temps ; mais quand je rencontre quelque part, dans un passé encore voisin de nous et si aisé à vérifier, de ces vies paisibles, ornées, décorées de grâce et de courtoisie, et jalouses d’en répandre le reflet autour d’elles ; quand, au milieu de cet envahissement comme forcené d’ambition, d’activité et d’industrie qui nous pousse et nous déborde en tout genre, je découvre, en me retournant, une île enviable et fortunée, une oasis d’art, de littérature, d’affection et de poésie, je demande qu’on n’en diminue pas le tableau à mes yeux sans de bonnes et fortes raisons, et que ceux qui sont dignes d’apprécier ce cercle heureux et de le peindre nous le rendent, ainsi que la noble figure qui y préside, avec tout le charme qui s’y attachait réellement, et dans un miroir non terni, dans une glace pure, unie et fidèle.
Je m’en suis tirée en Dauphine un peu novice, mais cela n’a pas mal fait… » J’aime à observer ce premier développement d’une nature pure, honnête et droite ; c’est, quoi qu’il arrive, un premier fonds inestimable. […] Dans ses premières lettres elle insiste beaucoup sur ce qu’elle est Française, sur ce qu’elle l’est devenue « jusqu’au bout des ongles. » Elle ne demandait pas mieux que de l’être ; sa bonne envie est évidente : « Il faut avoir, disait-elle, les vertus de son état. » Mais à la contradiction, à l’incrédulité qu’elle rencontra sans cesse sur ce point irritant, il ne faudrait pas s’étonner si elle se redressait quelquefois et si elle redevenait en définitive la pure fille de Marie-Thérèse.