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513. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre II. Le public en France. »

Elles occupent tout l’étage supérieur, et là elles tissent, avec un bruit joyeux, la trame de la conversation interminable ; leur bourdonnement est continu pendant tout le siècle ; jamais on n’a vu dans les salons un tel déroulement de phrases générales et de beaux mots. […] Et je ne parle pas seulement ici des abbés de salon, courtisans domestiques, colporteurs de nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de boudoir, qui dans une compagnie servent d’écho, et de salon à salon servent de porte-voix ; un écho, un porte-voix ne fait que répéter la phrase, sceptique ou non, qu’on lui jette517. […] « C’était alors la mode ; tout le monde était économiste ; on ne s’entretenait que de philosophie, d’économie politique, surtout d’humanité, et des moyens de soulager le bon peuple ; ces deux derniers mots étaient dans toutes les bouches. » Ajoutez-y celui d’égalité ; Thomas, dans un éloge du maréchal de Saxe, disait : « Je ne puis le dissimuler, il était du sang des rois » ; et l’on admirait cette phrase. — Seuls quelques chefs de vieilles familles parlementaires ou seigneuriales conservent le vieil esprit nobiliaire et monarchique ; toute la génération nouvelle est gagnée aux nouveautés. « Pour nous, dit l’un d’eux, jeune noblesse française538, sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. […] En 1788, deux cents gentilshommes des premières familles du Dauphiné signent, conjointement avec le clergé et le Tiers-état de la province, une adresse au roi où se trouve la phrase suivante : « Ni le temps, ni les liens ne peuvent légitimer le despotisme ; Les droits des hommes dérivent de la nature seule et sont indépendants de leurs conventions.

514. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « H. Forneron » pp. 149-199

: « Quand on croit posséder la force et la vérité, on ne peut supporter l’insolent spectacle des outrages contre cette force et cette vérité. » Et cette phrase, à mille pieds au-dessus des partis, me faisait dire : « En voilà un qui a peut-être compris !  […] L’historien n’a appuyé ni son regard, ni son jugement, sur ce Roi des ribauds, empoisonnant sa femme de ses maladies de débauche, jaloux de Bayard, foi mentie à Madrid, qui finit par s’allier avec le Turc contre la civilisation chrétienne, et, pour tout cela, il ne lui applique placidement que la phrase bonne fille de Tavannes : « Les dames plus que les ans lui causèrent la mort. […] Après François Ier, c’est Henri II, dont le règne passa entre le coup d’épée de Jarnac et le coup de lance de Montgomery ; Henri II, livré à un autre croissant, non moins honteux que celui du Turc, car c’était le croissant de Diane, la concubine de son père, contre lequel l’auteur des Guise ne trouve que cette phrase à coller : « Guerres malheureuses, pays plus malheureux encore, prodigalités mal placées ; il n’en fut pas moins pleuré par les Français. » Et cela le désarme, ces larmes françaises. […] On a beaucoup parlé de Philippe II, et on l’a costumé bien des fois avec des phrases de mélodrame, cet homme impénétré qu’on croyait éclairer, quand on le cachait un peu plus… Pour moi, j’ai dit ici, en un seul mot, ce qu’il me paraît être et ce qui venge de tout : ce fut un amoureux de Dieu comme on l’était au Moyen Âge et un serviteur de Dieu absolu, — absolu comme l’amour !

515. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Victor Hugo »

Victor Hugo en est arrivé à ponctuer tout, dans un style ponctué comme cette phrase : « Il se hâtait machinalement (un point). […] Style en têtes de clous, pourrait-on dire du style que se fait présentement Hugo ; seulement, ces têtes de clous sont parfois grosses comme des loupes, car le mot est souvent ballonné dans la phrase maigre. […] Je pourrais, comme d’autres l’ont fait, me livrer à des critiques de détail, parler, moi aussi, de « la colonne vertébrale de la rêverie », citer, à mon tour, des phrases inouïes de préciosité insensée ; car Hugo a l’éléphantiasis de la préciosité, et produisant bien autrement le rire que l’Homme qui rit, et bien plus à coup sûr ! […] VI Dans un article d’examen sur la Lucrèce Borgia d’Hugo, qui n’a inspiré le premier jour que de la curiorité, sans enthousiasme, et le lendemain que les grandes phrases d’une critique sans indépendance, nous avons touché cette question des Borgia, qui n’est plus à présent qu’une mystification de l’Histoire.

516. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Il avait ramassé dans les divers auteurs toutes les phrases qu’il jugeait applicables à sa propre nature et à son caractère. Ainsi armé et s’enhardissant sous le casque et le bouclier d’autrui, il dit tout sur son compte ; il s’y confesse résolûment et sans pitié sur sa sauvagerie, sa misanthropie ou sa promptitude à s’effaroucher, sa fuite du monde, sa rétivité, son goût absolu de l’indépendance, sa délicatesse extrême qui le rendait plus sensible encore au mal qu’au bien, et qui lui faisait dire avec Bernardin de Saint-Pierre : « Une seule épine me fait plus de mal que l’odeur de cent roses ne me fait de plaisir. » C’est aussi avec des phrases d’auteurs célèbres qu’il répondait tout bas à ceux qui lui reprochaient de prendre pour texte de sa critique d’aussi minces et aussi ingrats sujets que ceux qu’il semblait affectionner : « L’explication de ce qu’on appelle ma modestie est, disait-il, dans ce vers de Plaute (Amphitryon, acte premier, scène première) : « Facit ille… Il fait là ce que ne font pas ordinairement les hommes, il se rend justice. » « — Pourquoi ne rien faire de plus important ? […] savoir le grec, ce n’est pas comme on pourrait se l’imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs, en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près ; savoir le grec, c’est la chose du monde la plus rare, la plus difficile, — j’en puis parler pour l’avoir tenté maintes fois et y avoir toujours échoué ; — c’est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée, en distinguer les dialectes, les âges, en sentir le ton et l’accent, — cette accentuation variable et mobile, sans l’entente de laquelle on reste plus ou moins barbare ; — c’est avoir la tête assez ferme pour saisir chez des auteurs tels qu’un Thucydide le jeu de groupes entiers d’expressions qui n’en font qu’une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot ; c’est, tout en embrassant l’ensemble du discours, jouir à chaque instant de ces contrastes continuels et de ces ingénieuses symétries qui en opposent et en balancent les membres ; c’est ne pas rester indifférent non plus à l’intention, à la signification légère de cette quantité de particules intraduisibles, mais non pas insaisissables, qui parsèment le dialogue et qui lui donnent avec un air de laisser aller toute sa finesse, son ironie et sa grâce ; c’est chez les lyriques, dans les chœurs des tragédies ou dans les odes de Pindare, deviner et suivre le fil délié d’une pensée sous des métaphores continues les plus imprévues et les plus diverses, sous des figures à dépayser les imaginations les plus hardies ; c’est, entre toutes les délicatesses des rhythmes, démêler ceux qui, au premier coup d’œil, semblent les mêmes, et qui pourtant diffèrent ; c’est reconnaître, par exemple, à la simple oreille, dans l’hexamètre pastoral de Théocrite autre chose, une autre allure, une autre légèreté que dans l’hexamètre plus grave des poètes épiques… Que vous dirais-je encore ?

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