Voici la marche ordinaire des choses : si nous prenons pour point de départ une époque où elle est maîtresse incontestée des âmes, par exemple l’époque des premières croisades, nous la voyons d’abord, dans la plénitude et l’orgueil de sa force, faire peser un joug de fer sur les consciences, régenter la société civile, essayer de gouverner à la fois et les rois et les peuples, se faire l’arbitre de la paix et de la guerre, s’ériger en dépositaire unique et infaillible de la vérité tant religieuse que scientifique. […] Depuis lors, suivant les moments et les besoins, l’Eglise a essayé soit de faire alliance avec la démocratie montante, comme on l’a vu un instant lors de la révolution de 1848 et dans les premières années du pontificat de Léon XIII, soit, ce qui est plus conforme à sa tradition, d’enrayer la marche du peuple en s’unissant aux partis conservateurs, représentants, comme elle, du passé. […] Il faut relever le caractère spécial qu’a revêtu alors le catholicisme ; quelle secte, quel ordre y dominait ; quel saint, quel grand homme du passé y était pris pour modèle ; quelle face du dogme y était exposée en plein jour et quelle laissée dans l’ombre ; si la première place y était donnée à l’Ancien ou au Nouveau Testament ; s’il s’adressait de préférence au peuple ou bien à telle ou telle classe privilégiée ; s’il voulait parler à la raison, au cœur, à l’imagination, aux sens ; quels étaient les ; sujets de controverse où il se complaisait, etc.
Bossuet sème ses discours chrétiens de latinismes, et quand il résume à l’usage de son royal élève l’histoire de l’humanité, c’est le peuple romain qu’il comprend le mieux et admire le plus. […] La plupart des Français de ce temps-là, avec un orgueil que justifie en partie la docile admiration des autres peuples, sont convaincus qu’avec eux commence une ère de grandeur et de perfection. […] La comédie, qui est simple bourgeoise et même un peu peuple, se permet un certain laisser-aller ; mais elle est blâmée, quand elle s’abaisse à la farce, et invitée à se hausser à des sujets plus relevés.
Les privilégiés de la gloire sont peut-être les écrivains dont les œuvres se transmettent de ferveur en ferveur comme le secret d’Isis ; le peuple de la littérature n’est point tenté pour elles d’un amour irrespectueux, et une élite de fidèles, où il y a des prêtres, récite, en guise de prières, les pages adorées du livre défendu à la foule. […] Quel jour se passe sans qu’on nous informe « du flot montant de la démocratie, de l’invasion de la démocratie, de la nécessité de se retremper dans le sein du suffrage universel », sans qu’on flétrisse ces patrons inhumains « qui s’engraissent de la sueur du peuple » ? […] Telle que la suggère l’ensemble des clichés patriotiques, l’idée de patrie est étroitement liée dans le peuple à l’idée de revanche, de bataille, d’armée ; cela ne va pas plus loin.
« Pour moi, écrit-il dans son livre contre Bœrne, en 1840, les mots juif et chrétien sont synonymes et me servent à désigner non des croyances, mais des humeurs semblables ; je les oppose au mot hellène, par lequel non plus je n’entends un peuple mais une tendance, une façon de penser, innée ou acquise. […] Heine compare dans ses Confessions le peuple israélite à une immense et indestructible pyramide bâtie d’hommes au lieu de pierres. Rien n’a pu entamer ce peuple ; et sa destinée tragique ne fait que rendre plus forte sa cohésion et plus purs ses éléments.