Il n’a pas eu besoin de dénaturer le costume moderne pour peindre des hommes et des femmes d’hier en habits antiques ; son œil groupe la toile, le drap, le cuir, comme il groupe les personnages ; en restant vrai il transfigure tout en beau : le vulgaire devient idéal sous sa touche. […] XXIV C’est là tout le tableau ; c’est-à-dire ce sont là tous les personnages ; mais l’expression profonde, variée, naïve, et pourtant auguste, de toutes ces figures ; mais les attitudes, ces physionomies du corps ; mais les costumes, ces draperies de la statue animée de l’homme et de la femme ; mais le geste, cette langue du silence ; mais l’ombre, cette contre-épreuve de la réalité des personnages ; mais le jour, cet élément de la couleur ; mais l’horizon, cet infini de la toile ; mais l’air, cet élément impalpable qu’en ne doit voir qu’on ne le voyant pas, quelle plume pourrait donner l’impression d’un tel pinceau ? […] XLIII Or combien n’a-t-il pas fallu de réflexion, de sensibilité, de création mentale et manuelle, au peintre de ces deux grandes scènes de la vie humaine, pour avoir conçu, reproduit, exprimé tant de sentiments divers dans les physionomies de tant de personnages, si heureusement ou si douloureusement impressionnés ?
Zola, lui, s’est plu à donner pour centre à ses romans, quelque vaste édifice132 : une halle, un cabaret, un grand magasin, une usine, une église même ; il l’anime alors d’une vie fiévreuse, fantastique, inquiétante ; il en fait un être redoutable mêlé à l’action, agissant sur les personnages qui s’y meuvent, devenant plus d’une fois le plus important d’entre eux tous. […] On dit volontiers, en argot d’atelier, que les personnages d’un romancier sont « faits de chic », s’ils trahissent plus de fantaisie que d’observation ; ou bien qu’ils sont solidement campés, peints en pleine pâte, bien dessinés ou gravés en relief s’ils présentent des traits nettement marqués. […] On a, par suite, au théâtre, replongé les personnages dans le milieu artificiel où s’est écoulée leur existence ; on leur a rendu leur entourage de meubles familiers et leur costume habituel ; les poètes n’ont pas craint de se faire archéologues et tapissiers pour reproduire avec une exactitude rigoureuse le décor intime dans lequel se déroulent leurs drames. […] L’œuvre de Jean de Meung sera plus tard attaquée et censurée comme contraire aux bonnes mœurs, et il est de fait que le langage de dame Raison, de Vénus et d’autres personnages encore se distingue par une verdeur et une crudité singulières.
Tout ceci le disposa à créer un drame « de la longueur ordinaire, avec peu de personnages, peu de mise en scène, et relativement facile » (VII, 159 ; etc.). […] Mais ce qui rachète ces frivolités, c’est précisément ce fond sombre et d’une ineffable mélancolie sur lequel, toujours, se dessine le personnage de Tristan (Isolde reste à l’arrière-plan) Par un étrange paradoxe, il devient le type de l’homme de culture ? […] Mais la douleur elle-même est complexe ; elle est représentée dans ses différents aspects par différents personnages. […] Mais le monde extérieur n’existant plus pour Tristan et Isolde, l’arrivée de ce personnage n’aurait eu aucun sens.
Chaque scène de ce drame sacré était empruntée à la terre ou aux autres planètes de l’espace, et les décorations poétiques changeaient ainsi, au gré du poète, comme l’époque, les événements, les personnages. […] Les personnages passent comme des fantômes sous le fouet des démons et sous l’œil du poète ; l’intérêt, sans cesse morcelé et interrompu, passe avec eux et ne laisse qu’un éblouissement dans l’imagination ; tandis que, dans l’épopée telle que je la concevais, l’intérêt attaché aux mêmes âmes dans des péripéties diverses ne se rompait qu’à leur réunion définitive et à leur béatitude éternelle. […] C’est que la jeunesse, la beauté, la naïve innocence des deux personnages, qui ne se défient ni d’eux-mêmes, ni des autres ; leurs fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir terni par leur haleine, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite dans le même délire et dans le même enfer par la fatale répercussion du livre contre le cœur et du cœur lui-même contre un autre cœur, sont là des coups de pinceaux achevés. […] Le mélange, souvent grotesque, des personnages de la Fable et de la Bible, de Virgile et des prophètes, des Muses et de Béatrice, du Ciel et de l’Élysée, dans le poème, est une contre-épreuve de ce qui se passait à cet égard dans l’imagination du peuple et du poète.