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941. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — II. » pp. 195-213

Il est vrai que tout le monde ne pense pas ainsi : les trop longues habitudes déplaisent au public. […] Si cette lettre désirée arrive durant un dîner de famille, on ne peut s’empêcher de l’ouvrir aussitôt, devant tous ; on oublie qu’on n’est pas seule, les larmes coulent, et les bons parents de sourire, et la grand’mère de dire le mot de toutes les pensées : « Si tu avais un mari et des enfants, cette amitié disparaîtrait bientôt, et tu oublierais Mlle Cannet. » Et la jeune fille, racontant à ravir cette scène domestique, se révolte, comme bien l’on pense, à une telle idée : « Il me surprend de voir tant de gens regarder l’amitié comme un sentiment frivole ou chimérique. […] Sophie, Sophie, juge à quel point je ressens l’amitié, puisque c’est chez moi le seul sentiment qui ne soit pas captif. » Mais Sophie seule, même en amitié, ne suffit plus ; vers le milieu de cette année 1776, on aperçoit quelque baisse, on entend quelque légère plainte : « Sophie, Sophie, vos lettres se font bien attendre… » En même temps que d’un côté on pensait à La Blancherie, de l’autre, à Amiens, on pensait au cloître ; Sophie avait eu l’idée, un momeni, de se faire religieuse.

942. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIe entretien. Sur la poésie »

IX Mais vous approchez des Alpes, les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament profond comme une mer, l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’Océan de l’espace infini ; les ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins, des chaumières isolées et suspendues à des promontoires, comme des nids d’aigles, fument du feu du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où sa femme et ses enfants l’attendent au seuil de sa maison, ses filets y sèchent sur la grève, un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés interrompent par moment le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les foyers brûlent çà et là à travers les vitraux des chaumières, on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames, le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce coin de terre, l’âme la quitte, elle se sent à la hauteur et à la proportion de s’approcher de son Créateur presque visible dans cette transparence du firmament nocturne, elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle, elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit, elle croit parce qu’elle voit, elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther, avec la divinité du spectacle. […] Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l’infini. — Émotion ! […] Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d’avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils. — Émotion ! Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et inconnus où elle ira aborder après avoir traversé pendant des jours sans nombre ce désert des lames ; ces terres étrangères se lèvent dans l’imagination avec les mystères de climat, de nature, de végétation, d’hommes sauvages ou civilisés qui les habitent, on s’y figure une autre terre, d’autres soleils, d’autres hommes, d’autres destinées

943. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science » pp. 84-103

Nous ne lui demandons pas ce que nous devons penser d’un auteur ou d’un ouvrage ; qu’il nous mette seulement en main les pièces qui nous permettront de juger par nous-mêmes. » Le malheur est que cette parfaite indifférence est. impossible. […] Que penser, par exemple, du jugement des contemporains ? […] On s’accordera, je pense, à reconnaître qu’une description de Théophile Gautier est saisissante pour les yeux ; que la Nuit d’Octobre est émouvante ; qu’un roman de Voltaire fait penser ; que le Qu’il mourût du vieil Horace est d’une héroïque vigueur ; que le Corbeau d’Edgar Poe emporte l’imagination bien au-delà du monde réel.

944. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame Geoffrin. » pp. 309-329

Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable ; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera par adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas ; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire ; mais elle me faisait beaucoup lire ; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner ; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais : mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. […] Marmontel, en lui écrivant, avait paru croire que ces attentions dont une simple particulière était l’objet de la part des monarques, allaient faire une révolution dans les idées ; Mme Geoffrin le remet au vrai point de vue : Non, mon voisin, lui répond-elle (voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela : il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez.

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