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1423. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

L’Italien, le plus richement doué et le plus précoce de tous, mais de tous le plus incapable de discipline volontaire et d’austérité morale, se tourne du côté des beaux-arts et de la volupté, déchoit, se gâte sous la domination étrangère, se laisse vivre, oubliant de penser et content de jouir. […] Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. […] Même dans la classe moyenne ou supérieure, cette patience et cet endurcissement morne sont fréquents ; on pense, en les voyant, à ces pauvres bêtes de somme déformées par le harnais, qui demeurent immobiles sous la pluie sans songer à s’en garantir. […] Quand, à Hyde-Park, on voit leurs jeunes filles riches, leurs gentlemen à cheval et en équipage, lorsqu’on réfléchit sur leurs maisons de campagne, sur leurs habits, leurs parcs et leurs écuries, on se dit que véritablement ce peuple est fait selon le cour des économistes, j’entends qu’il est le plus grand producteur et le plus grand consommateur de la terre, que nul n’est plus propre à exprimer et aussi à absorber le suc des choses ; qu’il a développé ses besoins en même temps que ses ressources, et vous pensez involontairement à ces insectes qui, après leur métamorphose, se trouvent tout d’un coup munis de dents, d’antennes, de pattes infatigables, d’instruments admirables et terribles, propres à fouir, à scier, à bâtir, à tout faire, mais pourvus en même temps d’une faim incessante et de quatre estomacs. […] Je ne pense pas que jamais on ait placé sur la toile des couleurs si crues, des corps si roides, des étoffes si semblables à du fer-blanc, des tons aussi criards.

1424. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIIIe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie). Littérature de l’Allemagne. » pp. 289-364

« Nous donnons dans ce monument l’image fidèle de son génie qui a exercé une si puissante influence sur notre époque que mille de ses contemporains ont longtemps vécu et se sont développés sous ses rayons, sans jamais le savoir ; car c’était un soleil d’intelligence qui éclairait toutes les branches de la vie et qui faisait éprouver son action bienfaisante à tous ceux qui ont senti et pensé par elle, même dans les limites les plus étroites de leur être. […] Telle est l’impression que ce double caractère de ses traits avait toujours produite involontairement sur moi : un savant véritable, enclin au mépris de la race humaine et dans lequel la science seule était vraie ; mais une science bornée, comme une science moderne, qui faisait calculer, mais qui ne faisait point penser, et qu’on pouvait écrire en chiffres au lieu de l’écrire en enthousiasme et en contemplation. […] Je suis loin de nier la justesse de ces réflexions, mais je pense que ceux qu’un long et intime commerce avec la nature a pénétrés du sentiment de sa grandeur, qui, dans ce commerce salutaire, ont fortifié à la fois leur caractère et leur esprit, ne sauraient s’affliger de la voir de mieux en mieux connue, de voir s’étendre incessamment l’horizon des idées comme celui des faits. […] Ici il s’arrête et il pense : XIII « Le tableau général de la nature que j’essaye de dresser serait incomplet, si je n’entreprenais de décrire ici également, en quelques traits caractéristiques, l’espèce humaine considérée dans ses nuances physiques, dans la distribution géographique de ses types contemporains, dans l’influence que lui ont fait subir les forces terrestres, et qu’à son tour elle a exercée, quoique plus faiblement, sur celles-ci. […] En vain la pensée se plongerait dans la méditation du problème de cette première origine ; l’homme est si étroitement lié à son espèce et au temps, que l’on ne saurait concevoir un être humain venant au monde sans une famille déjà existante…… Cette question donc ne pouvant être résolue ni par la voie du raisonnement ni par celle de l’expérience, faut-il penser que l’état primitif, tel que nous le décrit une prétendue tradition, est réellement historique, ou bien que l’espèce humaine, dès son principe, couvrit la terre en forme de peuplades ?

1425. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre deuxième »

Joinville pense plus à la terre qu’il a quittée qu’à celle qu’il va conquérir. « Et en brief tens, dit-il, le vent se feri ou voille, et nous ot tolu la veue de la terre, que nous ne veismes quele ciel et yeaue ; et chascun jour nous esloigna le vent des païs où nous avions esté nez. […] Combien ces questions du roi sur Dieu ces leçons de morale qu’il donne au chevalier, lequel avouait naïvement qu’il aimait mieux se mettre trente fois en péché mortel que d’avoir la lèpre ; ces disputes avec le fondateur de la Sorbonne, en présence de Louis IX, qui jugeait entre son sénéchal et son chapelain ; combien ces entretiens sévères ou capricieux du roi avec Joinville ne donnent-ils pas plus à penser que les aventures héroïques de l’époque de Villehardouin, époque toute d’action, où il est si rare de trouver la trace d’un retour de l’homme sur lui-même, et où la pensée ne paraît être qu’un instinct perfectionné ! […] Les souvenirs de Joinville sont plus précis et plus détaillés, parce que ses impressions l’ont fait penser. […] Revenu à la santé, il pensa, pour se guérir, à faire un voyage en Angleterre. […] Il y a d’ailleurs tant de vérité dans une morale qui fait sortir des conseils de Dieu les grandes fortunes comme les grandes catastrophes d’ici-bas, qu’elle devait inspirer des pages durables à un homme qui ne pensait qu’à mettre des notes sur le papier.

1426. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1882 » pp. 174-231

Zola dit, que sa mère étant morte à Médan, et que l’escalier se trouvant trop petit, il a fallu la descendre par une fenêtre, et que jamais il ne rencontre des yeux cette fenêtre, sans se demander qui va la descendre, de lui ou de sa femme : « Oui, la mort depuis ce jour, elle est toujours au fond de notre pensée, et bien souvent, — nous avons maintenant une veilleuse dans notre chambre à coucher — bien souvent la nuit, regardant ma femme qui ne dort pas, je sens qu’elle pense comme moi à cela, et nous restons ainsi, sans jamais faire allusion à quoi nous pensons, tous les deux… par pudeur, oui, par une certaine pudeur… Oh ! […] Car pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon… il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées, à la poursuite extrême de la déduction… Chez nous, voyez-vous, on nous dit, lorsque vous vous trouvez dans un chasse-neige : “Ne pensez pas au froid ou vous mourrez ! ” Eh bien, grâce à ce brouillard, dont je vous parlais, le Slave en chasse-neige ne pense pas au froid, et chez moi l’idée de la mort s’efface et se dissipe bientôt. […] Et je pense que j’aurai alors, ainsi que l’on a la soudaine souffrance d’un mal, resté longtemps sourd, j’aurai la cruelle révélation de ma vieillesse sans femme et sans enfants, de mon isolement dans la vie ; de tout le dur de ma situation : choses que je ne sens pas, quand ma cervelle crée et me donne la compagnie des êtres d’un livre.

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