Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur, ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d’autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage. […] Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes : Oreste, dans l’Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. […] Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion : ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments : l’on est plus occupé aux pièces de Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine : Corneille est plus moral ; Racine plus naturel : il semble que l’un imite Sophocle, et que l’autre doit plus à Euripide.
L’histoire, de l’aveu même des éditeurs, y est totalement négligée ; on n’y parle d’aucun de ces faits qui piquent la curiosité, ou qui instruisent sur les mœurs des différens siécles ; on n’y fait connoître aucun de ces hommes fameux qui ont bien mérité des Lettres ou de la patrie, ou dont les vices & les passions ont été funestes aux Empires & à l’humanité. […] Un Académicien de Rouen y a relevé un grand nombre de méprises ; mais l’amertume de ses critiques & l’air de passion qu’elles respirent ont diminué la force & le prix de ses meilleures remarques. […] Nous avions celles de Nicot, de l’Abbé Perion, de Sylvius, de Picart, & de Trippault, qui par l’entêtement & la passion qu’ils avoient pour le Grec, prétendoient y réduire tout.
Entre tant de physionomies caractéristiques de la colère, de la fureur, de la tendresse, de l’innocence, de la frayeur, de la fermeté, de la grandeur, de la décence, des vices, des vertus, des passions, en un mot, de toutes les affections de l’âme, y en aurait-il quelques-unes qui les désigneraient d’une manière plus évidente et plus forte ? […] Si un tartare, un cosaque, un russe voyait cela, il dirait à l’artiste : tu as pillé toutes nos garde-robes, mais tu n’as pas connu une de nos passions… autre moment mal choisi. […] Est-ce ainsi qu’on trace les passions ?
C’est un choix particulier d’expressions, une certaine distribution de syllabes longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou aiguës, légères ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu’on a et dont on est fortement occupé, aux sensations qu’on ressent et qu’on veut exciter, aux phénomènes dont on cherche à rendre les accidens, aux passions qu’on éprouve, et au cri animal qu’elles arracheraient, à la nature, au caractère, au mouvement des actions qu’on se propose de rendre, et cet art-là n’est pas plus de convention que les effets de l’arc-en-ciel ; il ne se prend point ; il ne se communique point ; il peut seulement se perfectionner. […] Depuis les voyageurs tranquilles du fond jusqu’à ce dernier spectacle de terreur, quelle étendue immense et sur cette étendue, quelle suite de passions différentes jusqu’à vous qui êtes le dernier objet, le terme de la composition ! […] Fuyez, mes amis, fuyez… est-ce que les habitants des campagnes, au milieu des occupations qui leur sont propres, n’ont pas leurs peines, leurs plaisirs, leurs passions : l’amour, la jalousie, l’ambition ; leurs fléaux, la grêle qui détruit leurs moissons et qui les désole, l’impôt qui déménage et vend leurs ustensiles ; la corvée qui dispose de leurs bestiaux et les emmène ; l’indigence et la loi qui les conduisent dans les prisons ?