L’intimité surtout avait mille grâces avec lui : il y portait un tour affectueux et de bon ton familier ; il s’y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres caprices. […] Il a écrit dans sa Vie d’Ésope : « Comme Planudes vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devoit pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savoit par tradition ce qu’il a laissé. » En écrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s’étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu’on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis-le-Grand.
Les courtisans de tous les régimes imitent ceux qu’ils louent ; ils se pénètrent d’estime pour ceux dont ils ont besoin ; ils oublient que le soin même de leur intérêt n’exige que les démonstrations extérieures, et qu’il n’est pas nécessaire de fausser jusqu’à son jugement pour se montrer ce qu’on veut paraître. […] Il se peut même que l’on oublie des torts graves, des craintes inspirées peut-être à juste titre par l’immoralité d’un homme, si la noblesse de son langage fait illusion sur la pureté de son âme.
Son originalité est de noter toutes les choses extérieures par lesquelles les hommes se révèlent ; ce sont d’abord leurs actes, et leurs paroles, puis leur geste, leur physionomie, toute leur apparence physique, puis leurs habits et leur train de maison, leur logement, leurs meubles, leurs repas ; c’est leur profession : Lesage, avant Diderot, n’oublie jamais de faire entrer la condition dans la composition du caractère. […] C’est une œuvre de sincérité échappée à un faiseur, qui oublia ce jour-là ses habitudes de diffusion larmoyante et prêcheuse.
Seulement il faut les compléter, en disant, à la manière de Leibniz si l’on veut, que tout est social dans l’âme individuelle, excepté son individualité même qui subsiste, qu’il ne faut pas oublier, et qui, dans la pratique, ne permet pas qu’on l’oublie.