Non pas seulement assister d’une bonne place à ce savant et terrible jeu à combinaisons non limitées qu’on appelle la grande guerre, non pas seulement être appelé à donner en quatre ou cinq occasions des conseils plus ou moins suivis, mais être une bonne fois à même d’appliquer son génie, ses vues, sa manière d’entendre et de diriger les mouvements d’un corps d’armée, être compté, en un mot, lui aussi, dans la liste d’honneur des généraux qui ont eu leur journée d’éclat, qui ont combiné et agi, qui ont exécuté ce qu’ils avaient conçu. […] Au lieu de cela, après toutes sortes de dégoûts et d’ennuis, la lutte terminée, il ne se voyait en position que de demeurer un grand consultant militaire sur le pied de paix, et de redevenir ce qu’il avait été tout d’abord, un écrivain tacticien, ce nom qu’on lui avait jeté si souvent à la tête en manière de raillerie ! […] Et d’abord il garda l’anonyme, — un anonyme assez transparent, il est vrai, — mais enfin il n’attacha point son nom au titre de l’ouvrage ; puis surtout il imagina de mettre toute cette relation sur le compte et dans la bouche de Napoléon lui-même, qui serait censé plaider sa cause aux Champs Élysées au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric… Une fiction surannée, dira-t-on, imitée et réchauffée de Lucien et de Fontenelle, ou encore une manière de Dialogue de Sylla et d’Eucrate, un dialogue ou plutôt un monologue agrandi, démesuré et poussé jusqu’à quatre gros volumes, un bien long discours de 2,186 pages et bien invraisemblable assurément. […] On pourra s’y faire une idée très-approximative de la manière dont Jomini appréciait les derniers événements en eux-mêmes et dans leurs conséquences relatives à l’art de la guerre.
La classe libre d’intelligences actives et vacantes qui se sont succédé dans la société française à côté de la littérature qu’elles soutenaient, qu’elles encadraient, et que, jusqu’à un certain point, elles formaient ; cette dynastie flottante d’esprits délicats et vifs aujourd’hui perdus, qui à leur manière ont régné, mais dont le propre est de ne pas laisser de nom, se résume très-bien pour nous dans un homme et peut s’appeler M. […] Joubert était bien autrement platonicien de tendance et idéaliste : « C’est surtout dans la spiritualité des idées que consiste la poésie. » « La lyre est en quelque manière un instrument ailé. » « La poésie à laquelle Socrate disait que les Dieux l’avaient averti de s’appliquer, doit être cultivée dans la captivité, dans les infirmités, dans la vieillesse. […] La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu’on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu’on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu’ils ont dit ; leurs phrases amusent la voix, l’oreille, l’attention même, et ne laissent rien après elles ; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d’un papier qu’on a feuilleté. » Ceci s’adresse en arrière à l’école de La Harpe, au Voltaire délayé, et, en général, le péril n’est pas aujourd’hui de tomber dans ce coulant. […] Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l’obstacle et le saut. » « Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole : Cicéron les aimait toutes. » « Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune ; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt : cette lumière est toute grecque.
Il raconte d’une manière intéressante, mais intéressante à regret, en s’attachant à marquer son dégoût et à exciter le nôtre, la grande aventure de cœur de Mme de Krüdner, durant son séjour à Montpellier (1790), sa première faute éclatante, sa passion pour M. de Frégeville, alors officier brillant de hussards, et que plus tard il rencontra lieutenant-général cassé de vieillesse. […] Pendant cet automne de 1802, entre autres manières de se rappeler au public de Paris, elle eut soin de faire insérer (peut-être par l’entremise de M. […] Amis dévoués, journalistes, littérateurs indépendants, adversaires, envieux, chacun à sa manière s’occupa de Mme de Krüdner et de son livre. […] Il y a différentes manières d’interroger les témoins, même les plus véridiques.
Ces sveltes amazones rencontrées dans les bois, si capricieuses et si énigmatiques ; ces jeunes hommes si beaux, si tristes et si prompts aux actes héroïques ; ces vieilles châtelaines et ces vieux gentilshommes si dignes, si polis et si fiers ; tout ce monde supérieurement distingué de ducs, de comtes et de marquis, cette vie de château et cette haute vie parisienne, ces conversations soignées où tout le monde a de l’esprit ; et, sous la politesse raffinée des manières, sous l’appareil convenu des habitudes mondaines, ces drames de passion folle, ces amours qui brûlent et qui tuent, ces morts romantiques de jeunes femmes inconsolées…, amour, héroïsme, aristocratie, Amadis, Corysandre et quelquefois Didon en plein faubourg Saint-Germain, tout cela me remplissait de l’admiration la plus naïve et la plus fervente, et m’induisait en vagues rêveries, et me donnait un grand désir de pleurer. […] Faculté bienfaisante ou funeste, selon les cas, mais plutôt bienfaisante si elle est portée à un tel degré que nulle expérience ne la décourage — ou si elle est tempérée par assez de bon sens et par assez de nécessités matérielles pour qu’on ne lui lâche la bride qu’à bon escient et en manière de divertissement passager. […] Octave Feuillet avance dans son œuvre, on dirait que, subissant indirectement, malgré lui et comme par contre-coup, l’influence de l’école naturaliste, il a été pris d’un besoin croissant d’être vrai (ce qui est bien), de frapper fort (ce qui est moins heureux), et aussi, par un mouvement contraire et en manière de protestation, d’un besoin d’être moral (ce qui lui a moins réussi). […] Feuillet est chrétien, je n’en doute pas ; mais il est surtout « bien pensant », ce qui est souvent une manière de ne pas penser.