Dans l’état de veille, si, quand je me parle intérieurement, je pense au tactum buccal qui correspond aux mots que je conçois, je l’imagine aussitôt ; par exemple, au moment où j’écris ces lignes, mon esprit étant préoccupé du problème de l’image tactile, je ne puis constater ma parole intérieure sans y trouver, avec l’image sonore, une image tactile correspondante. […] Elle consiste dans un jugement, jugement constant, perpétuel, incessamment porté par l’esprit, par lequel, niant de nous-mêmes une partie de nos états de conscience, les rejetant hors de nous, nous les refusant, nous les déniant, les aliénant en quelque sorte, nous traçons une ligne de démarcation dans la totalité des phénomènes présents à notre conscience. […] Mais nous gardons nos pensées, nos souvenirs, l’intention ou l’espoir qui guide notre marche, et, pour cela, il n’est pas besoin d’un second jugement, corrélatif du premier ; la perception externe suffît à la tâche : car une seule ligne tracée sur un plan le partage en deux parties ; ce que je n’ai pas perdu, je l’ai encore ; ce que je ne refuse pas, je l’accepte ; ce qui n’est pas non-mien est mien. […] Des clichés de Shakespeare, des lignes issues de livres qu’elle avait lus dans le temps lui revenaient à la mémoire lorsqu’elle souffrait ; elle les répétait inlassablement.
Que de fois j’ai regretté que ces pages d’éclat, d’imagination et bien souvent de pensée, ainsi semées à tous les vents, ne fussent point recueillies en volumes pour qu’on pût les relire et pour que l’auteur, si distingué, si hors de ligne, pût définitivement prendre son rang et compter dans la sérieuse et noble élite à laquelle de droit il appartient !
» Indiana n’est pas un chef-d’œuvre ; il y a dans le livre un endroit, après la mort de Noun, après la découverte fatale qui traverse l’âme d’Indiana, après cette matinée de délire où elle arrive jusque dans la chambre de Raymon qui la repousse, — il y a là un point, une ligne de démarcation où la partie vraie, sentie, observée, du roman se termine ; le reste, qui semble d’invention presque pure, renferme encore de beaux développements, de grandes et poétiques scènes ; mais la fantaisie s’efforce de continuer la réalité, l’imagination s’est chargée de couronner l’aventure.
Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles ; j’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir : alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille. » J’indiquerai encore dans le début toute cette promenade poétique du jeune Sténio sur la montagne, la description si animée de l’eau et de ses aspects changeants, et, au sein de la nature vivement peinte, les secrets surpris au cœur : « Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia : car à cet âge tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. » On pourrait, chemin faisant, noter dans Léliaune foule de ces douces et fines révélations, dont l’effet disparaît trop dans l’orage de l’ensemble.