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596. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIe entretien. Cicéron » pp. 81-159

Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatham, Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poètes ; ce qu’on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d’être chantées et perpétuées par des vers. […] Recueillant tout ce qui avait été pensé, chanté ou dit de plus beau avant lui sur la terre, pour se former à lui-même dans son âme un trésor intarissable de vérités, d’exemples, d’images, d’élocution, de beauté morale et civique, il se proposait d’accroître et d’épuiser ensuite ce trésor pendant sa vie, pour la gloire de sa patrie et pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les hommes d’alors faisaient un des buts et un des prix de la vertu. […] Invention des arguments, enchaînement des faits, conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l’esprit, pathétique du cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d’années, le jeune orateur au sommet de l’art et de la renommée. […] … Vous me parlez, dans votre dernière lettre, de l’image que l’affranchi de Crassus vous a faite de mon désespoir et de ma maigreur ! […] Mais Fulvie, femme d’Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance ; elle se fit apporter la tête de l’orateur, la reçut dans ses mains, la plaça sur ses genoux, la souffleta, lui arracha la langue des lèvres, la perça d’une longue épingle d’or qui retenait les cheveux des dames romaines, et prolongea, comme les Furies, dont elle était l’image, le supplice au-delà de la mort : honte éternelle de son sexe et du peuple romain !

597. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIe entretien. Ossian fils de Fingal, (suite) »

Du fond de son âme s’élève l’image de Cormac, couvert de ses horribles blessures ; le pâle fantôme du jeune héros apparaît dans l’obscurité : le sang coule de ses flancs aériens. […] Belle et majestueuse, au moment où tu as disparu, tu ressemblais à la lune quand elle réfléchit son image tremblante sur les flots ; mais tu nous a laissés dans une affreuse obscurité. […] Tu m’avais abandonnée sur un rocher ; mais mon âme était toujours pleine de ton image. […] L’invention, le style, les images ossianiques ne sont-ils pas restés dans toutes les langues de l’Europe, depuis l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la France, une partie du trésor connu de l’intelligence ? […] L’image de son fils, qui périt à la fleur de ses ans, vient se retracer à sa pensée.

598. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XV. La littérature et les arts » pp. 364-405

Elle croit que toutes les compositions des grands maîtres sont traduisibles, que telle combinaison de sons correspond naturellement à telle image ou à telle idée, et, chose curieuse, en application de cette théorie, Liszt dans ses concerts inaugure l’usage de distribuer aux auditeurs des programmes où les différentes parties d’une symphonie ou d’un concerto sont, comme il disait, « expliquées en langue vulgaire ». […] A la fin du second Empire, Carpeaux, sur la façade de l’Opéra de Paris, figure la danse par un groupe de bacchantes échevelées, et il n’en faut pas davantage pour évoquer l’image de la haute vie parisienne durant les années qui précédèrent la débâcle de 1870. […] C’est un artiste qui offre à ses yeux une fêté perpétuelle et relègue au second plan idées et sentiments, absorbé qu’il est par le plaisir de créer des images et de ciseler de belles phrases où les mots brillent comme des rubis ou des émeraudes. […] Balzac distinguait deux classes d’écrivains : les écrivains d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent le raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au xviie et au xviiie  siècle ; les écrivains d’images, ceux qui tiennent à parler aux sens et veulent les frapper par l’évocation directe des choses visibles. […] Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au-delà des images qu’ils se sont créées. » Mais à qui remonte en pareille occurrence l’inspiration première ?

599. (1909) De la poésie scientifique

C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le Symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements. » C’est-à-dire que Mallarmé, interdisant avec raison à l’art descriptif et purement extérieur l’accès du poème, hiératise exclusivement un art qui évoque, qui suggère d’images de plus en plus spiritualisées et de valeurs analogiques très proches, telles pensées choisies d’après de premiers rapports d’émotivité. C’est là, mais rendu conscient et logique, l’habituel procédé d’images et de comparaisons  et l’on put dire que le Symbolisme exista de tout temps en toute vraie poésie. Mais la nouveauté caractéristique est que la succession d’images, selon Mallarmé, n’est plus hétéroclite et hasardeuse, et qu’en valeurs analogiques très proches, répétons-le, les images de très près associées s’élèvent logiquement de la sensation cause d’émotivité, pour concourir à suggérer (non à décrire) les idées qui étaient en vue. […] Moréas paraphrasait ainsi : « L’idée ne doit point se laisser voir privée des analogies extérieures : car le caractère essentiel de l’art Symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’idée en soi. » C’était redire que l’idée devait demeurer en valeur d’image. […] Le souvenir a gardé, reproduit et traditionnalisé l’expression phonétique en la nuançant sans cesse  Cette complexe vibration sensitive, représentative du divers phénomène universel et de ses rapports avec l’Etre qui s’en émeut, quand elle se mua dans la conscience en sentiment et en pensée s’est simplifiée et abstraite aux images schématiques de l’Idée.

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