L’ennui qui dévore les âmes promptement rassasiées des joies vulgaires, et éprises de l’idéal ; — les fureurs de l’amour que font naître non les transports des sens ou l’épanouissement d’un cœur jeune et crédule, mais les raffinements d’une curiosité maladive ; — l’expiation providentielle suspendue sur le vice frivole de l’individu, comme sur la corruption dogmatique des sociétés ; — la brutalité conquérante qui ignore les joies et la puissance du sacrifice ; — les âmes cupides qui fraudent et calomnient les âmes droites et contemplatives ; — enfin, l’orgueil qui se dresse contre Dieu, et qui même, foudroyé, respire avec délices l’encens des malheureux qu’il abuse, des sophistes qu’il enlace, des superbes qu’il enivre. […] Mais regardez d’un peu près les œuvres de ces habiles peintres, appliquez-leur la méthode de jugement qui résulte de l’étude des maîtres, et vous découvrirez qu’ils n’ont ni unité, ni science, ni sincérité, ni idéal, ni bonne foi, ni art de composition, rien, en un mot, de ce qui constitue, non pas le grand peintre, mais le peintre. […] Désormais divorcée d’avec l’enseignement historique, philosophique et scientifique, la poésie se trouve ramenée à sa fonction naturelle et directe, qui est de réaliser pour nous la vie complémentaire du rêve, du souvenir, de l’espérance, du désir ; de donner un corps à ce qu’il y a d’insaisissable dans nos pensées et de secret dans le mouvement de nos âmes ; de nous consoler ou de nous châtier par l’expression de l’idéal ou par le spectacle de nos vices. […] Soit qu’il évoque le souvenir, soit qu’il fleurisse le rêve, soit qu’il tire des misères et des vices du temps un idéal terrible, impitoyable, toujours la magie est complète, toujours l’image abondante et riche se poursuit rigoureusement dans ses termes. […] Cette qualité est frappante dès le second morceau, intitulé Bénédiction, où l’auteur présente l’action fécondante du malheur sur la vie du Poète : il naît, et sa mère se désole d’avoir porté ce fruit sauvage, cet enfant si peu semblable aux autres et dont la destinée lui échappe ; il grandit, et sa femme le prend en dérision et en haine ; elle l’insulte, le trompe et le ruine ; mais le Poète, à travers ces misères, continue de marcher vers son idéal, et la pièce se termine par un cantique doux et grave comme un final d’Haydn : Vers le Ciel où son œil voit un trône splendide, Le Poëte serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l’aspect des peuples furieux : « — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés, Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés !
Qui, ayant lu ce Prince de la Bohème, aussi profond que Le Prince de Machiavel et plus gai, n’est pas resté sous la merveilleuse puissance d’idéal que ce livre atteste ? […] on peut en croire Chateaubriand, l’idéal, le chevaleresque et le mélancolique ! […] C’est nous, les derniers venus d’ici-bas, qui avons blanchi sous le faix de la science et des sensations de la vie, c’est nous qui pouvons posséder dans toute sa force et sa plénitude cette vertu de bonhomie, inhérente à tous les talents, qui nous prend le plus à la poitrine et qui rend humain l’idéal ! […] Il n’a pas l’idéale noblesse de Callot, le plus idéal des artistes, qui élève la caricature aussi haut qu’elle peut monter, transforme la réalité sans cesser de la tenir d’une main puissante, nous pose des mendiants magnifiques drapés dans leurs guenilles comme dans des manteaux de rois, et des bourreaux tortionnaires à tournure d’archange, dardant la triple épée de feu au dos des coupables, mais il en a souvent l’audace, la cambrure, le tortillement italien, ce mouvement de serpent ou de diable (c’est la même chose depuis la Bible) qui donne aux types de l’auteur de La Tentation de saint Antoine ce je ne sais quoi de provocant et de passionné qui est certainement un des charmes de l’enfer.
En effet, tantôt les écrivains reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà, opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le Code. […] Et, autre forme de la même idée, un chevalier et sa dame pouvaient fort bien se marier chacun de son côté et avoir chacun, dans son ménage, beaucoup d’enfants, sans briser le lien idéal qui les avait unis. […] La grande Mademoiselle, qui n’a pas encore rencontré Lauzun, craint aussi de se donner un maître sous le nom de mari, et quand elle rêve de transformer les dames et les officiers de sa cour en bergers et en bergères vivant aux champs et gardant des moutons enrubannés, elle entend que le mariage soit interdit dans cette société idéale. […] Ce sont le plus souvent des femmes revêches, acariâtres, impérieuses, de vraies belles-mères, conformes au type classique de ces martyres de la comédie., Mais on dirait qu’à cette maternité revêche il a voulu opposer son propre idéal et travailler ainsi pour sa part à la transformation des mœurs.
On peut se représenter ici deux lignes, prenant naissance en un même point idéal, la personne humaine : l’une figurant tout ce qu’il y a dans un être de réel et de virtuel à la fois, tout ce qui est en lui tendance héréditaire, disposition naturelle, don, tout ce qui fixe nativement la direction d’une énergie, l’autre figurant l’image que, sous l’empire du milieu et des circonstances extérieures : exemple, éducation contrainte, le même être se forme de lui-même, de ce qu’il doit devenir, de ce qu’il veut devenir. […] Frédéric Moreau sous l’influence du romantisme, s’est formé de l’amour un idéal qu’il veut réaliser en une mise en scène dont il sera le héros. […] Il s’est enthousiasmé d’un idéal d’art et de littérature : il voit dans cet enthousiasme une vocation, et il attend la révélation soudaine du don qui va le sacrer poète, peintre ou romancier, tout au moins critique d’art, économiste, historien. […] Un comique supérieur se dégage du contraste manifeste entre la pauvreté intellectuelle du fantoche et la grandeur complexe de l’idéal qu’il a entrevu et qu’il voudrait atteindre.