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1012. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Vous en voyez plusieurs passionnés pour l’étude, et indifférents pour la gloire ; éloignés de cette ostentation, qui est toujours faiblesse ; ne s’apercevant pas même de ce qu’ils sont, ce qui est la vraie modestie ; honorant leurs bienfaiteurs, louant leurs rivaux, assez fiers pour faire du bien à leurs ennemis ; vous en voyez quelques-uns, ornés des grâces, qui, dans le monde, font pardonner les vertus ; mais ce qui fait le caractère du plus grand nombre, ce sont toutes les qualités que donne l’habitude de vivre plus avec les livres qu’avec les hommes : je veux dire des mœurs, les sentiments de la nature ; cette candeur si éloignée de toute espèce d’art ; Cette bonne foi de caractère qui agit d’après les choses, non d’après les conventions, et ne songe jamais à prendre son avantage avec les hommes ; une simplicité qui contraste si bien avec le désir éternel d’occuper de soi, vice des cœurs froids et des âmes vides ; l’ignorance de presque tout, hors des choses utiles et grandes ; une politesse qui quelquefois néglige les dehors, mais qui, au lieu d’être ou un calcul fin d’amour-propre, ou une vanité puérile, ou une fausseté barbare, est tout simplement de l’humanité ; enfin cette tranquillité d’âme, qui, ayant apprécié tout, et n’estimant dans ce songe de la vie que ce qui mérite de l’être, c’est-à-dire, bien peu de choses, ne se passionne pour rien, et se trouve au-dessus des agitations et des faiblesses.

1013. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

Partout où la religion est incorporée à la vie quotidienne, où elle n’est pas un décor, un accident, une curiosité, elle prend cette forme d’habitude, et M.  […] La nature de certains hommes suppose une assez grande facilité à réagir contre leurs habitudes, ou, si l’on veut (ce qui d’ailleurs ne serait pas la même chose), à contracter des habitudes nouvelles, rapides, momentanées : les Anciens louaient Alcibiade, le plus Athénien des Athéniens, d’être vite devenue Spartiate à Lacédémone, asiatique chez les Perses. […] On peut appeler naturel le style qui vient naturellement, c’est-à-dire sans effort, presque sans réflexion, qui est incorporé à une habitude. […] Le style, c’est tantôt l’homme automate fait d’habitudes, tantôt l’homme social fait d’influences, tantôt l’homme individuel fait de conscience et de volonté. […] Il n’est pas mauvais que nous prenions l’habitude de ces dialogues, et qu’en « conférant » nos opinions nous arrivions à découvrir les raisons qui nous accordent, ou, avec un bénéfice presque égal, les raisons qui nous empêchent de nous accorder.

1014. (1929) Amiel ou la part du rêve

Elle est une habitude. Cette habitude manque à la jeunesse d’Amiel, et il ne rattrapera jamais ce retard. […] Moins d’un an avant sa mort, il écrivait encore : Républicaine, protestante, démocratique, savante et entreprenante, Genève est depuis des siècles une sorte d’avant-garde qui explore les pays inconnus, et qui a l’habitude de se tirer d’affaire elle-même. […] Mais, en bon Genevois, il contracta l’habitude de traiter l’affaire du mariage à la manière des comptes courants. […] Quand Louis XIV apprit la déception d’Oudenarde et la retraite de son petit-fils, il se contint autant qu’il put, comme il en avait l’habitude, mais, apercevant un valet qui desservait et qui dérobait un biscuit, il lui courut sus enflammé de colère, et lui cassa sa canne sur le dos.

1015. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre V. Swift. » pp. 2-82

Le duc de Shrewsbury dit alors qu’il croyait que le duc n’avait pas l’habitude de faire des avances. […] Vingt ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violents et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. […] Par cette négligence, un jeune seigneur de grande espérance, qui venait à une audience, avait malheureusement été empoisonné, bien que le roi à ce moment n’eût aucun dessein contre sa vie ; mais cet excellent prince eut la touchante bonté de remettre le fouet au pauvre page, à condition qu’il promettrait de ne plus jamais recommencer sans un ordre spécial 1013. » Toutes ces fictions de géants, de pygmées, d’îles volantes, sont des moyens de dépouiller la nature humaine des voiles dont l’habitude et l’imagination la couvrent, pour l’étaler dans sa vérité et dans sa laideur. […] Tel est ce grand et malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus malheureux de l’histoire, Anglais dans toutes ses parties, et que l’excès de ses qualités anglaises a inspiré et dévoré, ayant cette profondeur de désirs qui est le fond de la race, cette énormité d’orgueil que l’habitude de la liberté, du commandement et du succès a imprimée dans la nation, cette solidité d’esprit positif que la pratique des affaires a établie dans le pays ; relégué hors du pouvoir et de l’action par ses passions déchaînées et sa superbe intraitable ; exclu de la poésie et de la philosophie par la clairvoyance et l’étroitesse de son bon sens ; privé des consolations qu’offre la vie contemplative et de l’occupation que fournit la vie pratique ; trop supérieur pour embrasser de cœur une secte religieuse ou un parti politique, trop limité pour se reposer dans les hautes doctrines qui concilient toutes les croyances ou dans les larges sympathies qui enveloppent tous les partis ; condamné par sa nature et ses alentours à combattre sans aimer une cause, à écrire sans s’éprendre de l’art, à penser sans atteindre un dogme, condottiere contre les partis, misanthrope contre l’homme, sceptique contre la beauté et la vérité.

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