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12. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Vigny. Œuvres complètes. — Les Poèmes. »

Certes, toute cette partie des œuvres de l’homme qui a écrit Stello, Grandeur et Servitude militaires, Cinq-Mars, Chatterton, La Maréchale d’Ancre, et traduit Othello et Shylock avec une précision qui est une création dans la langue, toute cette partie si considérable mérite d’être prise à part et jugée, en soi, par la Critique, et voilà pourquoi nous l’y mettons, à part, pour, dans d’autres volumes2, l’y retrouver. […] de même, M. de Vigny dans Stello et dans Grandeur et Servitude militaires, est toujours le poète d’Eloa, mais ici, notons une différence avec Walter Scott. Quoique Stello et Grandeur et Servitude militaires soient, dans leur ordre, des chefs-d’œuvre, la poésie d’Eloa est encore plus belle que ces deux livres ne sont beaux ! […] Michel-Ange est assez puissant pour tenir sous son pied l’opinion publique comme son glorieux patron tient le diable sous sa sandale d’or, mais la vue du sublime affranchit l’esprit et lui donne le courage de rejeter l’oppression de la plus colossale célébrité et par d’autres grandeurs, la mieux justifiée… Et cependant le poème de Moïse, qui me fait écrire de telles choses, en mon âme et conscience, n’est, à mes yeux, que le second en mérite des Poèmes de M. de Vigny. […] Après Moïse, vous avez Le Déluge, dans lequel je retrouve la même grandeur prise aux sources bibliques, — cette grandeur de touche qui fait entrer une toute-puissante sérénité dans les horreurs de la plus immense catastrophe qu’ait vue la terre.

13. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre premier. Les sensations totales de l’ouïe et leurs éléments » pp. 165-188

Nous ne pouvons énumérer et préciser ses éléments comme lorsqu’il s’agit de deux espèces minérales ou végétales ; nous n’avons pas ici d’éléments comparables, capables de s’additionner ou de s’orienter les uns par rapport aux autres, comme la grandeur, la forme, la position, le nombre ; les qualités mathématiques et géométriques, qui servent de fondement aux sciences physiques, nous manquent. — Et, d’autre part, les points de vue d’après lesquels on construit les sciences morales nous manquent aussi. […] Nous pouvons montrer comment avec elles nous formons les images, les représentations, les idées générales, comment avec elles nous formons les notions de grandeur, de position, de forme, de nombre ; mais, de quoi elles-mêmes elles se forment, nous ne le savons pas. […] Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments. […] Étant données deux sensations élémentaires continues, l’une précédente, l’autre suivante, toutes deux réunies forment pour la conscience une sensation totale unique que nous nommons sensation du son. — Si toutes deux sont semblables, le son est musical ; si elles sont dissemblables, le son est un bruit. — Si, dans le couple ainsi formé, les éléments sont de durée plus longue, le son est plus grave ; s’ils sont de durée plus courte, le son est plus aigu. — Dans chaque sensation élémentaire, il y a un maximum ; et à mesure que les deux maxima se rapprochent dans le temps, le son est plus uni. — Si les maxima d’un couple sont plus grands que ceux d’un autre, le son total du premier couple est plus intense que le son total du second. — Si au son total s’ajoutent des sons complémentaires moins intenses et deux, trois, quatre ou plusieurs fois plus aigus, les timbres varient avec la variation des complémentaires. — Concevez deux données, d’une part la sensation élémentaire, d’autre part cette quantité qu’on appelle le temps ; vous avez les matériaux nécessaires pour construire les sensations de son. — Deux sensations élémentaires sont discontinues ou continues, c’est-à-dire séparées par une portion appréciable ou non de cette quantité ; alors le son est nul ou appréciable. — Elles occupent des portions égales ou inégales de cette quantité ; alors le son est musical ou non musical. — Les portions ainsi occupées sont plus grandes ou plus petites ; le son est plus grave ou plus aigu. — Concevez maintenant la grandeur ou intensité de la sensation élémentaire elle-même ; avec cette nouvelle donnée, la construction s’achève. — La sensation élémentaire ayant un maximum de grandeur, les maxima de deux sensations élémentaires peuvent être discontinus ou continus, c’est-à-dire séparés par une portion de temps appréciable ou non ; alors le son est composé de portions appréciables ou uni. — Les maxima de deux sensations élémentaires sont plus ou moins grands que les maxima de deux autres ; alors le son est plus ou moins intense. — Au même son s’ajoutent divers groupes de sons moins intenses, mais dont l’acuité est un multiple de la sienne ; alors le son a tel ou tel timbre. — En sorte que toutes les différences de son, en apparence irréductibles, se réduisent à des différences de grandeur introduites dans la même sensation élémentaire, ces différences étant fournies tantôt par la grandeur ou intensité de la sensation elle-même, tantôt par cette grandeur particulière que nous nommons le temps. […] Pour que leurs éléments soient perceptibles à la conscience, il faut que, s’ajoutant les uns aux autres, ils fassent une certaine grandeur et occupent une certaine durée ; si leur assemblage reste au-dessous de cette grandeur et dure moins que cette durée, nous ne remarquons en nous aucun changement d’état.

14. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre III. »

Dans la Judée, au contraire, le Dieu unique est seul célébré, et la pureté du culte, la grandeur et l’unité de l’Être divin éclatent avant tout, dans la magnificence des hommages qui lui sont adressés. […] Dépouillé du spectacle dont il s’entourait alors, arrivé jusqu’à nous sous les couleurs affaiblies de versions successives, on y sent encore ce feu d’enthousiasme que l’art ne saurait feindre et qui atteste la grandeur du péril et de la délivrance. […] Par la grandeur de ta gloire, tu brises qui te résiste : tu envoies devant toi ta colère ; elle les a dévorés comme le chaume. […] Sous les images de l’infinie grandeur, elle enveloppe la loi morale ; et elle n’éblouit les yeux que pour parler à la conscience. […] C’est tout ensemble la marque et la borne de sa grandeur ici-bas, que, dans la foi, dans la passion, dans le génie, elle ne puisse entrevoir et soutenir le sublime que par intervalle.

15. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVII. Des panégyriques ou éloges adressés à Louis XIII, au cardinal de Richelieu, et au cardinal Mazarin. »

Lorsque dans une monarchie il s’élève un sujet qui, par les circonstances ou ses talents, obtient un grand pouvoir, aussitôt les hommages et les regards se tournent de ce côté ; tout ce qui est faible est porté, par sa faiblesse même, à admirer ce qui est puissant ; mais si ce sujet qui commande, a une grandeur altière qui en impose, si par son caractère il entraîne tout, s’il se sent nécessaire à son maître en le servant, si à cette grandeur empruntée qu’il avait d’abord, il en substitue une autre presque indépendante, et qui, par la force de son génie, lui soit personnelle ; si, de plus, il a des succès, et que la fortune paraisse lui obéir comme les hommes, alors la louange n’a plus de bornes. […] Ils avouent que l’abaissement des grands était nécessaire ; mais ceux qui ont réfléchi sur l’économie politique des États, demandent si appeler tous les grands propriétaires à la cour, ce n’était pas, en se rendant très utile pour le moment, nuire par la suite à la nation et aux vrais intérêts du prince ; si ce n’était pas préparer de loin le relâchement des mœurs, les besoins du luxe, la détérioration des terres, la diminution des richesses du sol, le mépris des provinces, l’accroissement des capitales ; si ce n’était pas forcer la noblesse à dépendre de la faveur, au lieu de dépendre du devoir ; s’il n’y aurait pas eu plus de grandeur comme de vraie politique à laisser les nobles dans leurs terres, et à les contenir, à déployer sur eux une autorité qui les accoutumât à être sujets, sans les forcer à être courtisans. […] Ainsi, sur le même ministère, on présente deux tableaux, l’un d’éclat et de grandeur, l’autre moins favorable sans doute. […] Ce n’est pas qu’il ne liât sa grandeur à celle de sa nation ; mais l’espèce de grandeur qu’il lui donna, fut toute en renommée. […] Il fut beaucoup moins loué : il n’avait ni cet éclat de grandeur qui éblouit, ni ce caractère altier qui, respirant la hauteur et la vengeance, subjugue par la terreur même.

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