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1615. (1860) Cours familier de littérature. X « LXe entretien. Suite de la littérature diplomatique » pp. 401-463

» Je vais mettre en scène ce dialogue du mort avec les vivants, et faire parler cet oracle du fond de son sépulcre, autant du moins que ma faible intelligence et ma sagesse bornée peuvent interpréter les pensées présumées de cette forte tête et de cette grande vue sur les affaires humaines. […] Cet athéisme à ce qu’on appelle le droit public, ce défi à la conscience du genre humain, ce mépris de l’honnêteté en diplomatie, cette lâcheté devant ce qui est fort, cette oppression de ce qui est faible, ce Væ victis jeté impudemment à tous les droits, ce Sauve qui peut de tous les traités, cette déroute de toute diplomatie, ont un succès de scandale pour un jour, et amassent des charbons dévorants sur les cabinets qui les osent. […] L’Espagne, autrefois si militaire, si navale, si terrible par son infanterie et par ses flottes, n’existait plus, comme Espagne, qu’en Amérique ; en Europe, elle était notre alliée à tout prix contre la maison d’Autriche dépossédée du midi ; les Pays-Bas autrichiens n’étaient pour ainsi dire qu’une colonie continentale, trop séparée de l’Autriche pour tenir longtemps à l’Empire ; les Italiens des papes étaient les ennemis naturels et invétérés de l’Autriche, vieux Italiens de souche, détestant le joug des Germains, toujours pour eux des barbares ; le beau royaume de Naples et de la Sicile était devenu espagnol bourbonien, et par conséquent français ; la Toscane appartenait encore à un dernier des Médicis, Parme à l’Espagne, Venise et Gênes s’appartenaient à elles-mêmes ; le Piémont, puissance alors insignifiante, oscillait entre l’Autriche et nous, toujours plus entraîné vers le plus fort. […] Ces vues étaient si justes que l’Autriche se trouva entraînée à nous suivre en Russie, même dans notre folie : à plus forte raison nous eût-elle suivis dans notre raison et dans notre droit. […] XXXII Il aurait commencé, sans doute, selon sa puissante méthode analytique, par considérer d’un coup d’œil et par caractériser sans illusion l’état de l’Europe, afin d’y faire prendre à la France la position juste, forte et pacifique, sur ce champ de manœuvre de la diplomatie ; il aurait cherché, en méprisant les préjugés populaires et les forfanteries soldatesques, quel était et où était le système d’alliance actuel le plus propre à assurer l’existence, la durée, la prépondérance légitime de la France, tout en maintenant le plus longtemps possible à l’Europe l’inappréciable bienfait de la paix.

1616. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre V. Le roman romantique »

La faculté la plus forte de George Sand, c’est l’imagination, et elle en a toutes les formes, toutes les qualités, de la plus vulgaire à la plus fine. […] Il compose solidement son personnage intérieur ; il y met une passion forte, qui sera le ressort unique des actes, qui forcera toutes les résistances des devoirs domestiques ou sociaux, des intérêts même. […] Sainte-Beuve n’a donné qu’un roman, Volupté (1834) : cette œuvre très moderne, plus facile à goûter aujourd’hui qu’il y a soixante ans, est lyrique par certains détails d’exécution, par des couplets effrénés, fort ridicules aujourd’hui, mais surtout par le caractère strictement intime et personnel de l’étude morale. […] Mais les natures énergiques — et nous revenons à l’idée favorite de Stendhal — les forts, qui n’ont ni protecteurs ni parents pour leur aplanir la route, que feront-ils ? […] Il a peut-être plus de sensibilité qu’il n’en montre : il est capable d’affection ; mais il craint extrêmement le ridicule ; il pose pour l’homme fort et détaché.

1617. (1914) Enquête : Les prix littéraires (Les Marges)

Pour venir en aide aux jeunes écrivains, je ne conçois pas d’autre moyen que d’aider personnellement ceux qu’on aime, parce qu’on les croit originaux et forts, en répandant leurs livres autour de soi, en les défendant par la parole et la plume, en les soutenant même de ses deniers, quand on le peut sans manquer à la délicatesse. […] Si un jeune écrivain, capable de la dignité de se suffire sans rien quémander, semble digne d’être encouragé dans sa qualité de travail pour qu’il y parvienne à la maîtrise et peut-être à l’invention, est-ce le maintenir dans de bonnes conditions que risquer de le troubler par une forte somme dont il n’a pas l’habitude. […] Inutiles, puisque d’une part, on voit des littérateurs fort riches comme M.  […] En attendant, d’ailleurs, que ce public, presque toujours trempé par les jurys, lassé en outre de cette succession de fusées qu’on lui fait partir dans les yeux, enfin manquant d’une critique forte, qui sache lui imposer d’autres auteurs que des lauréats, ne se hâte d’oublier le vainqueur du jour, comme il a oublié les précédents, et retourne, l’oreille basse, à ses bazinoires. […] Je l’aime aussi, mais en le lisant je ne me suis pas senti meilleur et si son œuvre est la plus forte, elle n’a pas la divine jeunesse du Grand Meaulnes, elle est trop faite.

1618. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Par malheur, fort peu de gens, même parmi ceux qui se doutent de l’illusion, échappent à cette sorte de loi de nos mœurs. […] Il n’y a pas de risque que la raison moderne s’accommode jamais de ses exagérations ; mais telles de ses opinions qui ont fâché si fort ses contradicteurs, au temps des premières illusions de la liberté, suggéreront toujours des doutes utiles à qui saura de quels fonds de tendresse et de bonté elles sont sorties. […] Un mot en dira plus que tout ce détail : tout y vient du cœur, même l’esprit, qui chez tant d’autres vient de la tête ; à plus forte raison la passion, si éloquente et si simple, dans les vers d’Alfred de Musset. […] Le laboureur dans son sillon, le vendangeur dans sa vigne, le marin sur l’Océan, le soldat devant l’ennemi, paraissent tour à tour, en des cadres appropriés aux portraits, non avec des perfections romanesques, mais avec les mœurs simples et fortes que fait le travail, et que transmettent les pères aux enfants, dans les familles encore nombreuses, grâce à Dieu, qui sont comme le sel de la terre française. […] En un temps où l’on a si fort exalté les écrits de premier jet, et dénoncé le travail comme l’ennemi de l’inspiration, il s’est imposé, sur la foi d’Horace, « le travail et la lenteur de la lime », sur la foi de Boileau, le Polissez-le sans cesse et le repolissez ; il a cru avec Voltaire que « qui ne sait pas se corriger ne sait pas écrire », et il a retravaillé ses poésies avant de les donner à lire dans une dernière édition.

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