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1138. (1890) L’avenir de la science « XVII » p. 357

Notre principe, à nous, c’est qu’il faut régler la vie présente comme si la vie future n’existait pas, qu’il n’est jamais permis pour justifier un état ou un acte social de s’en référer à l’au-delà. […] Que ne puis-je faire comprendre comme je le sens que toute notre agitation politique et libérale est vaine et creuse, qu’elle serait bonne dans un État où les esprits seraient généralement cultivés et où beaucoup d’idées scientifiques se produiraient (car la science ne saurait exister sans liberté) ; mais que, dans une société composée en grande majorité d’ignorants ouverts à toutes les séductions et où la force intellectuelle est évidemment en décadence, se borner à défendre ces formes vides, c’est négliger l’essentiel pour s’attacher à des textes de lois à peu près insignifiants, puisque l’autorité peut toujours les tourner et les interpréter à son gré. […] La cellule de l’abeille ne saurait exister sans la ruche.

1139. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1864 » pp. 173-235

On a beau lui crier que peut-être tout notre talent n’existe qu’à la condition de cet état nerveux, il va toujours, il veut qu’on réagisse contre ces états d’avachissement et de paresse, qui lui semblent le signe des siècles descendant la pente d’une civilisation, et toujours protestant, il voit la guérison du spleen, le salut et la rénovation des sociétés décadentes, dans l’imitation puérile des mœurs anglaises, dans cette vie de civisme, dans cette adaptation du patriotisme et du pédestrianisme britanniques. — « Oui, lui crie quelqu’un, l’alliance du talent et de la garde nationale. » L’on rit et l’on part. […] Il a ajouté que dans l’Asie Mineure, pays de hautes montagnes et de plaines inondées une partie de l’année, il existe un brouillard opalisé, dans lequel les couleurs baignent et scintillent comme dans une évaporation d’eau de perle, leur donnant l’harmonie la plus chatoyante… Bref, une poétique palette des Mille et Un Jours. […] Ces moyens ne font pas des soldats bien attachés au drapeau ; loin de là, ils sont toujours prêts à passer pour le plus petit avantage de l’autre côté, si bien que là-bas l’expression déserter n’existe pas ou ne s’emploie jamais… et la peur du passage à l’ennemi est telle, qu’un moment Juarez était forcé de faire surveiller son infanterie par sa cavalerie.

1140. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1872 » pp. 3-70

Quand il parle, il a toujours l’épithète peinte, le tour original de la pensée, mais pour parler, pour formuler ses paradoxes, on sent dans sa parole plus lente, dans le cramponnement de son attention après le fil et la logique de son idée, on sent une application, une tension, une dépense de volonté qui n’existaient pas dans le jaillissement spontané, et comme irréfléchi et irraisonné de son verbe d’autrefois. […] Vendredi 5 juillet Jollivet rappelait que l’affaire Baudin n’a fait que faire traverser la Seine à la popularité de Gambetta, mais que cette popularité existait déjà dans le quartier latin. […] La jeune maternité n’existe pas, les mères ont l’aspect d’aïeules : la femme ne se mariant ici qu’à trente-cinq ou quarante ans, à l’âge où elle a réalisé sa provision de toile pour l’avenir de sa vie : tant de chemises, tant de draps, tant de rouleaux de toile.

1141. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

Il existe chez certains déséquilibrés ce qu’on pourrait appeler une sorte de constitution douloureuse, de peine irraisonnée, prête à se traduire sous toutes les formes possibles du raisonnement et du sentiment, à se généraliser même en théorie pessimiste. […] De ceux-là on a médit à l’époque où ils vivaient, puis on les a si complètement oubliés que maintenant ils semblent n’avoir point existé ; considérant à notre tour nos médiocrités littéraires, nous en oublions presque les quelques noms qui les effaceront un jour, et nous nous écrions : — Le vers pour le vers et la phrase pour ses bizarreries, signe des temps, signe de décadence ! […] La « chanson grise » n’existe que dans la tête de l’auditeur peu ou point musicien, non dans la musique des grands maîtres.

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