Mais à cela près de cette boutade d’un poète, d’un hypocondriaque sublime, plus capricieux qu’une femme et qu’une nuée, on n’avait pas vu un esprit sérieux et honnête, ayant réfléchi seulement deux minutes sur ce qui constitue la beauté ou la grandeur de la vie, proclamer « le tout-puissant écu » comme la religion philosophique (deux mots qui s’étranglent !) […] Mais cette hauteur de raillerie impénétrable et glacée ne tenterait qu’un esprit grandiose, et, il faut bien l’avouer, la vulgarité abaissée de l’expression, le style, enfin, cette voix qui trahit un homme quand il aurait tous les déguisements autour de sa pensée, attestent assez haut que Bellegarrigue est sérieux, qu’il est naïf dans sa dégradante apothéose. […] Comme vous le voyez, de telles affirmations ressemblent à une gageure, et à une gageure qui n’a pas coûté de grandes entorses de cerveau au triste esprit qui l’a risquée ! […] C’est un de ces esprits qui croient que le nombre fait la loi morale : « La vertu, — dit-il à la page 16, — la vertu se compose de tous les vices autorisés. » Un pareil homme est depuis longtemps usé sur toutes ses faces. […] Il a appliqué plus ou moins légèrement des idées faites à l’Amérique et à ses femmes, mais, lui qui parle de l’individualité, de sa grandeur et de ses droits, avec l’orgueil ivre de l’eau qu’il a troublée, on cherche en vain celle de son esprit… on ne la trouve pas !
Ce rire à tordions, de TOUTE la Grèce, me semble une calomnie de l’esprit grec, qui ne peut pas rire d’un si gros rire sous peine d’être cruellement dégénéré. […] Rien de plus usé, d’ailleurs, que cette goguenardise impie et libertine du xviiie siècle, qu’un esprit vaillant mettrait son honneur intellectuel à ne jamais rappeler. […] C’est un esprit sans verve et sans couleur, laborieusement monotone dans son expression, toujours la même, et dont l’unique procédé dans la plaisanterie est de dégrader les choses élevées en les comparant aux choses basses, et de les dégrader encore en comparant les choses basses aux choses élevées… Tout le temps de son livre, il ne cesse de se balancer comme un singe sur cette puérile et fatigante escarpolette de l’antithèse. […] » ayant assez d’esprit, quoiqu’il n’en ait pas immensément, pour savoir que le principe de la contradiction est si fort dans la nature humaine que quand on lui dit de ne pas faire une chose, elle la fait toujours ! […] Déjà quelques esprits imposants comme Baronius et Bellarmin avaient répondu, en passant, à ce commérage, comme on répond à une erreur qui n’a pas l’étoffe d’un mensonge.
Même les Oligarchies, même les Aristocraties, insupportables à notre orgueil égalitaire, nous paraissent moins haïssables et surtout moins sottes que cette Royauté, qui, jusque de sa simplicité, outrage nos esprits compliqués. […] alors, il n’y a plus là qu’une vignette édifiante pour les innocents esprits qui ne se doutent pas des sublimes complications de la politique et des certitudes de la philosophie. […] L’auteur de Saint Louis et son temps ne comprend son sujet qu’avec son esprit, et il ne le fait point sentir avec son cœur… Je sais bien qu’il est rare qu’on ait à mettre son cœur dans une histoire politique, où le jugement est bien assez pour la besogne qu’ordinairement on a à y faire ; mais la politique de Saint Louis n’est pas une politique d’homme d’État « qui a son cœur dans sa tête », comme le voulait Napoléon. […] « La liberté de conscience — dit-il — n’était dans l’esprit de personne au xiiie siècle… » Et il a l’air de le regretter. « Les dogmes de la foi — dit-il encore — étaient pour Saint Louis des vérités absolues… » Et c’est ainsi qu’avec des nuances et des adoucissements, il efface de la gloire de Saint Louis, pour le faire mieux accepter à l’esprit moderne, les taches de sainteté qui sont pour nous des gouttes de lumière.
Et l’a-t-il peinte ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi cette Russie, au fond, si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, qu’il nous présente dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? Voilà la question très embarrassante, mais fatale, qui s’élève du livre de Gogol dans l’esprit de tout critique qui a pour devoir d’en parler. […] Charrière, qui a pour Gogol les bontés d’un homme d’esprit pour la personne qu’il a pris la peine de traduire, n’hésite pas à mettre les Âmes mortes à côté de Gil Blas, et, si cela lui fait bien plaisir, nous ne dérangerons rien à cet arrangement de traducteur ; car la réputation de Gil Blas — ce livre écrit au café, entre deux parties de dominos, a dit le plus fin et le plus indulgent des connaisseurs, — n’est pas une de ces gloires solides qui aient tenu contre le temps. […] Mais ce fait de n’être jamais que négativement et non pas affirmativement Russe, ce fait l’empêche, lui, d’être inventeur, comme les autres talents russes, qui ont toutes les puissances de l’esprit excepté l’invention, la seule chose qui s’affirme et qu’on n’imite pas. […] Ce livre a été publié en deux parties et à deux époques, mais la première est la plus curieuse, car le satirique, dans cette première partie, l’est sans esprit de retour : il brûle son vaisseau ; et, dans la seconde, il fait l’effet d’arranger les planches d’une barquette pour s’en revenir.