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512. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Madame Ackermann »

Il fallait que la Philosophie n’eût plus la honte de ses espérances et la vergogne de ses affirmations, et que la société décrépite à laquelle on, manque de respect eût l’oreille assez faite à tout pour, sans châtier rien, tout entendre. […] Et comme avant Darwin et Proudhon, ces grands scélérats intellectuels, on n’avait pas encore vu ces abominations qui sont le fond de l’abîme dans l’ordre de la pensée et après lesquelles il n’y a plus que la mort de l’Esprit humain à plat ventre dans ses ténèbres, on n’avait pas entendu non plus — car dans les vieilles civilisations les poètes ne viennent qu’après les philosophes — de poésie vibrant à l’unisson de ces épouvantables et damnés penseurs. […] Entendez-le ! […] Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre, Entend autour de lui les vagues retentir Qu’à perte de regard la mer immense et sombre            Se soulève pour l’engloutir, Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre, Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri, Il redresse son front hors du flot qui le couvre,            Et pousse au large un dernier cri.

513. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Raymond Brucker » pp. 27-41

Tout à coup, 1830 éclata, et quelques jours après qu’on eut bu à cette coupe de Circé révolutionnaire, le journaliste Brucker, transformé en… farouche et en garde national, demandait, à Vincennes, la tête de M. de Peyronnet, avec lequel, par parenthèse, il s’est lié plus tard ; cette tête poétique qui fait de beaux vers et qui, en envoyant son portrait à son ennemi mortel devenu son ami jusqu’à la mort, écrivait ce quatrain tourné avec la grâce qui n’empêche pas d’être un homme d’État, en terre de France :   J’entends encor l’hymne infernal, (Il faut bien dire que c’était La Marseillaise pour ceux qui ne la reconnaîtraient pas à l’épithète).   J’entends encor l’hymne infernal ; J’entends hurler ta voix impie ; Tu demandais l’original : Contente-toi de la copie ! […] Il faudrait l’entendre lui-même raconter par quelle série de propositions renversées, il arriva des prémisses de la jouissance à la conclusion du sacrifice et construisit ainsi le syllogisme de sa foi : mais contentons-nous des faits seuls.

514. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »

Gorgias, né en Sicile, avait le premier donné cet exemple dans Athènes ; Critias et Alcibiade, encore jeunes, Thucydide et Périclès, déjà vieux, venaient l’entendre et l’admiraient ; Eschine, le rival et l’ennemi de Démosthène, eut le même talent. […] Démosthène sur la tribune entendait derrière lui les chaînes que traînait l’ambition des tyrans, il avait sa liberté et celle de son pays à défendre : mais pour les sophistes, tout était fiction, mensonge. […] La louange y est d’autant plus piquante qu’elle se cache : ainsi déguisée, elle ressemble moins à la flatterie de la part de l’orateur, elle fait moins rougir le grand homme qui l’a méritée et craint de l’entendre ; et à l’égard de celui qui ne serait que vain au lieu d’être grand, elle lui épargnerait encore l’embarras pénible d’être modeste. […] Marc-Aurèle, arrivé dans cette ville, fut curieux de l’entendre.

515. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Mais d’un autre côté, il y a des hommes qui n’ont pas reçu de Dieu la patience d’entendre louer, et que le mot seul d’éloge fatigue. […] N’y aurait-il pas encore des hommes qui, malgré leur orgueil, sentant leur faiblesse, haïssent par instinct les lumières qui les jugent, et ne peuvent consentir à entendre louer ceux qu’ils estiment trop pour oser prétendre à leur estime ? […] Je suis las d’entendre répéter le juste Aristide, disait un paysan d’Athènes ; et l’histoire de ce paysan est presque celle du genre humain. […] En général, il fait entendre beaucoup de choses qu’il ne dit pas ; et cette confiance, qu’il veut bien avoir dans les lumières d’autrui, est une flatterie adroite pour son lecteur.

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