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576. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Jocelyn (1836) »

Que fera le poëte lyrique alors, sous l’empire de cette faculté immense, plus calme, mais qui déborde en s’amoncelant, plus désintéressée, plus froide en apparence, mais si prompte à s’ébranler au moindre souffle et à rouvrir ses profondeurs émues ? […] Mais il ne faut pas cela : il ne faut pas qu’au milieu d’une émouvante lecture en cercle, un auditeur peu disposé, comme il s’en trouve, un jaloux consolé ait droit de faire entendre une remarque discordante et de susciter une discussion sèche ; il ne faut pas que l’oncle, venu là par hasard, l’oncle qui a fait autrefois de bonnes études sous l’Empire, mais qui depuis… a été dans la banque, puisse lancer sa protestation, au nom de la règle violée, à travers cette admiration affectueuse de l’aimable jeunesse ; qu’il ait lieu de jeter, pour ainsi dire, sa poignée de poussière dans cet essaim d’abeilles égayées qui se doraient au plus beau rayon. […] On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salué le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la Ville inconnue.

577. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) » pp. 305-367

Si c’était pour arriver à ce gouvernement de vaines paroles et d’odieuses intrigues qu’on avait traversé la mer de sang de 1793, le carnage militaire de quinze ans d’empire, la réaction armée de l’Europe contre la France en 1814, le retour du despotisme soldatesque de l’île d’Elbe en 1815, l’expulsion de trois dynasties en un jour de 1830 et les dix ans de dynastie agitatrice en 1840 ; en vérité, le résultat de tant d’efforts pour arriver à diviser la France en deux camps, comme les verts et les bleus du Bas-Empire à Constantinople, entre des ministres, racoleurs de factions, coureurs de majorité au but des portefeuilles dans le stade de la rue de Bourgogne à Paris, en vérité, me disais-je, ce résultat de tant d’événements n’en vaut ni le temps perdu, ni le sang versé, ni la grande émotion des esprits en 1789 par la pensée du dix-huitième siècle, ni la grande convulsion de la Révolution française en 1791. […] Je touche à peine à ma pleine maturité ; j’ai vu de mes yeux d’enfant la première république sans la comprendre et sans me souvenir d’autre chose que des sanglots qu’elle faisait retentir dans les familles décimées par les prisons ou les échafauds ; j’ai vu l’empire sans entendre autre chose que les pas des armées allant se faire mitrailler sur tous les champs de bataille de l’Europe, et les chants de victoire mêlés au deuil de toutes ces familles du peuple qui payaient ces victoires du sang prodigué de leurs enfants ; j’ai vu l’Europe armée venir deux fois, sur les traces de nos armées envahissantes, envahir à son tour notre capitale ; j’ai vu les Bourbons rentrer avec la paix humiliante mais nécessaire à Paris et y retrouver la guerre des partis contre eux au lieu de la guerre étrangère éteinte sous leurs pas ; j’ai vu Louis XVIII tenter la réconciliation générale, dans le contrat de sa charte entre la monarchie et la liberté ; je l’ai vu manœuvrer avec longanimité et sagesse au milieu de ces tempêtes de parlement et d’élection qui ne lui pardonnaient qu’à la condition de mourir ; j’ai vu Charles X, pourchassé par la meute des partis parlementaires, ne trouver de refuge que dans un coup d’État désespéré qui fut à la fois sa faute et sa punition. […] Une seconde Assemblée est nommée par la France sous l’empire de la terreur et de la fureur.

578. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre sixième. »

Il y a d’ailleurs de frappantes analogies entre les deux époques de grandes choses qui finissent, la religion et la société politique dans l’empire romain, le catholicisme du moyen âge, et la féodalité dans la France du xvie  siècle ; de grands bouleversements, des révolutions, le règne de la force, qui détache les esprits méditatifs d’une société où personne n’a protection, et les ramène sur eux-mêmes ; le même doute aux deux époques par des causes différentes ; dans Rome en décadence, parce que les vieilles croyances y sont éteintes et laissent l’homme en proie à lui-même ; dans la France du seizième siècle, parce qu’on est placé entre d’anciennes formes qui disparaissent et un avenir qu’on ignore. […] Le goût est un fruit de l’âge mûr des nations, alors que l’imagination et la sensibilité, après avoir été maîtresses, se subordonnent, sans abdiquer, à l’empire de la raison. […] Dans cette confusion et dans cette obscurité où nous sommes sur nous-mêmes, soit par l’empire de nos contradictions, soit, pour le plus grand nombre, par notre impuissance à nous voir avec le seul secours de nos yeux et à nous parler à nous-mêmes en termes précis, Montaigne excelle à nous démêler, et il nous fournit lui-même les mots pour nous rendre compte de nos pensées.

579. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41

Villemain, le professeur qui de sa chaire (c’est l’atrium) avait passé à la tribune, regrettait cette tribune, si chère aux bavards politiques, que l’Empire avait supprimée pour mourir de cette même tribune qu’il avait si imprudemment rétablie ; Villemain qui, comme Montalembert, en avait la nostalgie et souffrait d’une hypertrophie de paroles, s’était dit que s’il n’y avait plus de tribune où il pût monter, il en ferait au moins l’histoire. […] On peut le dire, à présent que le temps de la Satire et de l’Épigramme est passé, qu’on ne vise plus le vieil Archer contre l’Empire et qu’on ne lui renvoie plus ses flèches retournées, la célébrité de Villemain, qui a duré cinquante ans, dépassait de beaucoup la mesure de son esprit et son mérite d’orateur et d’écrivain, qui furent deux rhéteurs en un seul. […] Cet homme, qui a tenu une place haute dans l’opinion de la littérature de son époque et qui avait pignon sur rue inamovible dans la cour même de l’Institut, Villemain, dont par piété filiale on publie le dernier livre, que peut-être on ne lira pas, est déjà, maintenant qu’on ne sent plus le besoin d’épigrammatiser contre l’Empire, absolument indifférent, lui et ses livres, à la génération présente, — et s’il y a une place d’où on le voie encore, ce n’est pas de la niche de son buste, s’il en a un à l’Académie, mais c’est du cabinet de l’Empereur où, aux jours des désastres de ce grand homme, il eut l’honneur, adolescent, de travailler et d’écrire ce que lui dictait Napoléon !

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