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453. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE STAEL » pp. 81-164

Je n’y ai trouvé à remarquer, comme ton de l’époque, comme couleur du paysage familier aux héroïnes de quatorze ans, que ces paroles de Nanine : « Je parvins hier matin à aller au tombeau ; j’y versai un torrent de ces larmes précieuses que le sentiment et la douleur fournissent aux malheureux de mon espèce. […] Le besoin de dévouement et d’expansion, la pitié née des peines ressenties, la prévenance et la sollicitude à soulager, s’il se peut, les douleurs de tous et de chacun, comment dirai-je ? […] » Quant à la douleur rêveuse dans les impressions solitaires, espèce d’inspiration que Mme de Staël refuse aux Grecs, il demande où on la peignit jamais mieux que dans le sujet de Philoctète : avait-il donc oublié déjà la lecture confidentielle, qui venait de lui être faite, de René 47 ? […] Mais elle s’aperçut alors que, pour tant souffrir, on ne mourait pas ; que les facultés de la pensée, que les puissances de l’âme grandissaient dans la douleur ; qu’elle ne serait jamais aimée comme elle aimait, et qu’il fallait pourtant se proposer quelque vaste emploi de la vie. […] A dater de 1811 surtout, en regardant au fond de la pensée de Mme de Staël, nous y découvrirons par degrés le recueillement que la religion procure, la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette âme, jusque-là violente comme un Océan, soumise aussi comme lui, et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes.

454. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

Les choses inanimées sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. […] Ils ne savent pas se contenir, ils s’abandonnent tout d’abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdument sur la pente roide où leur passion les précipite. […] Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. […] Il a des transports de tendresse comme il a des transports de rage, et ne sait pas plus se contenir dans la joie que dans la douleur. […] Il défaille ; mais la douleur le roidit, et il veut vivre : … Contiens-toi, contiens-toi, mon cœur. —  Et vous, mes muscles, ne vieillissez pas en un instant ; —  mais roidissez-vous, et portez-moi jusqu’au bout.

455. (1856) Articles du Figaro (1855-1856) pp. 2-6

Ce qui le fait s’écrier mélancoliquement : Pauvre pendu muet, tes douleurs sont les miennes ! […] Oui, la tâche est belle pour les poètes de la nouvelle génération ; vienne le génie, les sublimes inspirations, — qui naissent toutes de la douleur, — ne lui feront pas défaut ; mais de bonne foi, pouvons-nous accepter la poésie de M.  […] Si les Fleurs du Mal ont été réellement écrites pour servir de traduction à certaines douleurs morales, j’estime que ces douleurs sont purement imaginaires, car elles n’ont rien de commun avec les grandes plaies intérieures qui dévorent l’homme moderne. […] Après les pantalonnades de l’esprit surmené par la folie, la tragédie des douleurs intimes et des défaillances de l’âme humaine. […] Lisez la Chanteuse des rues, Vieille histoire, les Douleurs d’un nom, je vous défie de n’être pas de mon opinion.

456. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Riposte à Taxile Delord » pp. 401-403

Jeune homme, qui vous destinez aux lettres et qui en attendez douceur et honneur, écoutez de la bouche de quelqu’un qui les connaît bien et qui les a pratiquées et aimées depuis près de cinquante ans, — écoutez et retenez en votre cœur ces conseils et cette moralité : Soyez appliqué dès votre tendre enfance aux livres et aux études ; passez votre tendre jeunesse dans l’etude encore et dans la mélancolie de rêves à demi-étouffés ; adonnez-vous dans la solitude à exprimer naïvement et hardiment ce que vous ressentez, et ambitionnez, au prix de votre douleur, de doter, s’il se peut, la poésie de votre pays de quelque veine intime, encore inexplorée ; — recherchez les plus nobles amitiés, et portez-y la bienveillance et la sincérité d’une âme ouverte et désireuse avant tout d’admirer ; versez dans la critique, émule et sœur de votre poésie, vos effusions, votre sympathie et le plus pur de votre substance ; louez, servez de votre parole, déjà écoutée, les talents nouveaux, d’abord si combattus, et ne commencez à vous retirer d’eux que du jour où eux-mêmes se retirent de la droite voie et manquent à leurs promesses ; restez alors modéré et réservé envers eux ; mettez une distance convenable, respectueuse, des années entières de réflexion et d’intervalle entre vos jeunes espérances et vos derniers regrets ; — variez sans cesse vos études, cultivez en tous sens votre intelligence, ne la cantonnez ni dans un parti, ni dans une école, ni dans une seule idée ; ouvrez-lui des jours sur tous les horizons ; portez-vous avec une sorte d’inquiétude amicale et généreuse vers tout ce qui est moins connu, vers tout ce qui mérite de l’être, et consacrez-y une curiosité exacte et en même temps émue ; — ayez de la conscience et du sérieux en tout ; évitez la vanterie et jusqu’à l’ombre du charlatanisme ; — devant les grands amours-propres tyranniques et dévorants qui croient que tout leur est dû, gardez constamment la seconde ligne : maintenez votre indépendance et votre humble dignité ; prêtez-vous pour un temps, s’il le faut, mais ne vous aliénez pas ; — n’approchez des personnages le plus en renom et le plus en crédit de votre temps, de ceux qui ont en main le pouvoir, qu’avec une modestie décente et digne ; acceptez peu, ne demandez rien ; tenez-vous à votre place, content d’observer ; mais payez quelquefois par les bonnes grâces de l’esprit ce que la fortune injuste vous a refusé de rendre sous une autre forme plus commode et moins délicate ; — voyez la société et ce qu’on appelle le monde pour en faire profiter les lettres ; cultivez les lettres en vue du monde, et en tâchant de leur donner le tour et l’agrément sans lequel elles ne vivent pas ; cédez parfois, si le cœur vous en dit, si une douce violence vous y oblige, à une complaisance aimable et de bon goût, jamais à l’intérêt ni au grossier trafic des amours-propres ; restez judicieux et clairvoyant jusque dans vos faiblesses, et si vous ne dites pas tout le vrai, n’écrivez jamais le faux ; — que la fatigue n’aille à aucun moment vous saisir ; ne vous croyez jamais arrivé ; à l’âge où d’autres se reposent, redoublez de courage et d’ardeur ; recommencez comme un débutant, courez une seconde et une troisième carrière, renouvelez-vous ; donnez au public, jour par jour, le résultat clair et manifeste de vos lectures, de vos comparaisons amassées, de vos jugements plus mûris et plus vrais ; faites que la vérité elle-même profite de la perte de vos illusions ; ne craignez pas de vous prodiguer ainsi et de livrer la mesure de votre force aux confrères du même métier qui savent le poids continu d’une œuvre fréquente, en apparence si légère… Et tout cela pour qu’approchant du terme, du but final où l’estime publique est la seule couronne, les jours où l’on parlera de vous avec le moins de passion et de haine, et où l’on se croira très clément et indulgent, dans une feuille tirée à des milliers d’exemplaires et qui s’adresse à tout un peuple de lecteurs qui ne vous ont pas lu, qui ne vous liront jamais, qui ne vous connaissent que de nom, vous serviez à défrayer les gaietés et, pour dire le mot, les gamineries d’un loustic libéral appelé Taxile Delord.

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