D’abord ce n’est pas du bonheur dont j’ai cru offrir le tableau : les alchimistes seuls, s’ils s’occupaient de la morale, pourraient en conserver l’espoir ; j’ai voulu m’occuper des moyens d’éviter les grandes douleurs. […] Quand le tableau des douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force du besoin qu’on a de cesser de souffrir ? […] J’ai essayé si ce qu’il y a de poignant dans la douleur personnelle, ne s’émoussait pas un peu, quand nous nous placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le temps dans l’incompréhensible. […] La plupart des gouvernements sont vindicatifs, parce qu’ils craignent, parce qu’ils n’osent être cléments ; vous, qui n’avez rien à redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire, soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont vraiment dignes de pitié ; la douleur qui accuse, est toujours écoutée ; la douleur a raison contre les vainqueurs du monde ; que veut-on, en effet, du génie, des succès, de la liberté, des républiques, qu’en veut-on, quelques peines de moins, quelques espérances de plus ? […] La pitié est souvent séparée de tout retour sur soi-même ; si, par abstraction, vous vous figuriez un genre de douleurs qui exigeât, pour la souffrir, une organisation tout-à-fait différente de la vôtre, vous auriez encore pitié de cette douleur ; il faut que les caractères les plus opposés puissent éprouver de la pitié pour des impressions qu’ils n’auraient jamais ressenties : il faut enfin que le spectacle du malheur remue les hommes par commotion, par talisman, sans examen ni combinaison.
J’éprouve une douleur, et immédiatement je veux sa suppression, comme le montre mon effort réactif contre la douleur. […] La douleur, la pensée, la volition sont toujours la douleur de quelque être, la pensée de quelqu’un, quoiqu’il n’importe pas que ce soit Pierre ou Paul. […] Nous trouvons que la douleur est une véritable explication et de la volonté d’écarter la douleur et de l’aide apportée à la volonté par l’intelligence. […] C’est oublier le plaisir, la douleur, le désir et l’aversion. […] En consentant au plaisir, en luttant contre la douleur, nous avons conscience de quelque chose en nous qui n’est plus simplement le plaisir ni la douleur.
L’activité ne survient donc pas après coup par-dessus le plaisir ou la douleur, comme une force nouvelle qui interviendrait pour les satisfaire ; l’activité est déjà au fond du plaisir et de la douleur, qu’on ne doit pas se représenter comme des états entièrement passifs et inertes ; elle ne fait que se continuer, plus ou moins transformée, pendant le plaisir et après le plaisir, pendant la douleur et après la douleur. […] N’est-ce pas là reconnaître de l’effort et du vouloir dans le premier branle donné à l’organisme en réponse à la douleur ? […] Parmi ces mouvements, il peut s’en trouver un qui ait la chance d’éloigner la cause même de la douleur. […] Dès que la douleur revient, ce mouvement se produit et, cette fois, pour l’écarter ; au mouvement spontané succède ainsi le mouvement volontaire, sans qu’il y ait d’ailleurs un déterminisme moindre dans un cas que dans l’autre. […] Métaphysiquement, on ne comprend pas l’existence sans quelque action qui la manifeste, ni le plaisir ou la douleur sans une facilité ou difficulté dans cette action.
Car la douleur — surtout mentale — est aiguisante et féconde, elle affine le cerveau qu’elle épreint, l’évade pour un instant de sa médiocrité. […] Les douleurs les plus fugaces deviennent des points d’orgue, les coups de couteau, qui d’abord dépassaient à peine l’épiderme, creusent profondément la chair. […] Il est des douleurs mesquines, les plus aiguës pour certains. […] « Les Tartarins de la douleur », les appelait Daudet en y mettant au premier rang les ataxiques au début, dont lui-même. […] Cette sorte de testament littéraire devait s’appeler Mes Douleurs.