Ni le principe rationnel ni le sentiment délicat qui les séparent ne pouvaient se développer dans des esprits que le désordre et la rapidité des impressions diverses ou contraires empêchaient de les saisir. […] Des imaginations plus susceptibles que délicates, plus faciles à émouvoir qu’à détromper, n’avaient pas besoin de ces ménagements qu’exige aujourd’hui une raison inquiète, incessamment occupée à surveiller même nos plaisirs. […] De même qu’un homme pouvait, sans nuire à leur émotion, leur représenter la sensible Ophélia, la délicate Desdemona, ils pouvaient voir pointer, à un coin du théâtre, le canon qui devait tuer au côté opposé le duc de Bedford, et ce grand événement ne les frappait pas avec moins de vivacité ; et ils recevaient avec toute la force de l’illusion dramatique l’impression touchante de la mort des deux Talbot, sur un champ de bataille animé par les mouvements de quatre soldats.
On tend à les fréquenter, non pour enrichir sa personnalité, non pour s’exercer à penser droitement, non pour saisir les nuances délicates du beau, mais pour emmagasiner vite un minimum de connaissances utilitaires, et pour obtenir un parchemin qui serve. […] En même temps, il était si perspicace et si fin, il lisait si clairement dans les âmes, qu’il détruisait toutes les illusions, même les siennes ; il n’avait pas fini d’aimer qu’il voyait déjà que sa mie n’avait pas de cœur : sur les beaux yeux de ma mie, j’ai composé les plus belles chansons ; sur la bouche mignonne de ma mie, j’ai fait d’exquis tercets ; sur les joues délicates de ma mie, j’ai ciselé des stances superbes ; et si ma mie avait un cœur, je ferais sur ce cœur un gentil sonnet . […] Et encore : Forme silencieuse, ta hantise dépasse notre pensée, comme fait l’éternité… L’harmonie qu’il cherche, bien loin du genre oratoire, est infiniment délicate et subtile ; elle s’effaroucherait des éclats trop sonores ; elle est tout intérieure.
Cette idée, Rousseau l’a tirée tout entière du spectacle de son propre cœur410 : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait ; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’était forgé ; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se donnait pour le caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin ; ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité, l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces où fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air.
XXVI Quelle doit donc être, dans une crise si délicate, si compliquée et si destructive de l’équilibre européen, la conduite diplomatique de la France ?