Tout avait été dit sur André Chénier, tout ce que le goût et une vivacité délicate et passionnée peuvent inspirer à une simple lecture ; il restait un travail à faire et d’un détail infini, qui demandait une longue patience, un savoir ingénieux et sagace : c’était de traiter André Chénier comme un ancien, comme un classique qu’il est, de fixer son texte, d’éclaircir tout ce qui se passe de voilé ou de transparent dans ses poésies, de les rattacher avec précision aux diverses circonstances connues de sa vie, de rassembler autour de lui toutes ses sources et ses origines littéraires, d’indiquer toutes les fleurs où il est allé butiner, toutes les ruches ou il est allé piller son miel. […] Et puis, c’est rarement en son nom qu’il parle : c’est au nom des maîtres, de ces poëtes divins et délicats dont il est plein et dont il nous sert les exquises reliques.
C’est à d’autres qu’il appartiendrait de dire les qualités essentielles qu’il porta dans cette profession délicate et sacrée. […] Je laisse à des grammairiens plus délicats que lui à juger si quittions n’est pas ici très-légitime, puisque le désir auquel on répond n’est pas seulement au passé, mais qu’il dure et persiste jusqu’au dernier moment.
Il y a toujours sans doute beaucoup de tendresse et de douce intimité dans les lettres du philosophe à sa maîtresse ; mais la passion éclatante, épurée, et par moments sublime, a disparu dans une causerie plus molle, plus patiente, plus désintéressée ; les nouvelles, les anecdotes, les conversations sur toutes choses, s’y trouvent comme auparavant ; une analyse ingénieuse et profonde du cœur y saisit toujours et y amuse ; mais la verve de l’esprit supplée fréquemment à la flamme attiédie de la passion ; un gracieux commérage, si l’on peut parler ainsi, occupe et remplit les heures de l’absence ; on s’aime, on se le dit encore, on ne sera jamais las de se le dire ; mais par malheur les cinquante ans sont là qui avertissent désagréablement le lecteur et le désenchantent sur le compte des amants ; les amants eux-mêmes ne peuvent oublier ces fâcheux cinquante ans qui leur font l’absence moins douloureuse, la fidélité moins méritoire, et qui introduisent forcément dans l’expression de leurs sentiments les plus délicats, je ne sais quelle préoccupation sensuelle qui les ramène à la terre et les arrache aux divines extases de l’âme où s’égare et plane en toute confiance la prodigue jeunesse. […] Ce qui m’a le plus frappé dans ce second volume, comme différence avec le premier, c’est la spirituelle et subtile analyse, la poursuite infinie et déliée de certaines nuances de passions, de certains replis du cœur ; le récit délicat, l’explication malicieuse et vraie de plusieurs singularités de sentiments.
Partout une langue ancienne a fait place à un idiome vulgaire, qui ne constitue pas à vrai dire une langue différente, mais plutôt un âge différent de celle qui l’a précédé ; celle-ci plus savante, plus synthétique, chargée de flexions qui expriment les rapports les plus délicats de la pensée, plus riche même dans son ordre d’idées, bien que cet ordre d’idées fût comparativement plus restreint ; image en un mot de la spontanéité primitive, où l’esprit confondait les éléments dans une obscure unité et perdait dans le tout la vue analytique des parties ; le dialecte moderne, au contraire, correspondant à un progrès d’analyse, plus clair, plus explicite, séparant ce que les anciens assemblaient, brisant les mécanismes de l’ancienne langue pour donner à chaque idée et à chaque relation son expression isolée. […] Mais l’arabe, trop savant à son tour pour l’usage vulgaire d’étrangers, qui ne peuvent observer ses flexions délicates et variées, voit le solécisme devenir de droit commun, et ainsi, à côté de la langue littérale, qui devient le partage exclusif des écoles, l’arabe vulgaire vient d’un système plus simple et moins riche en formes grammaticales.