/ 3136
1444. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Lamennais, Affaires de Rome »

Le grand cœur de M. de La Mennais redouble de flammes, mais il semble que son esprit s’est éclairé dans l’orage. […] Du Fossé, voulant peindre dans le grand Arnauld cette colère de lion pour la vérité qui s’unissait en son cœur avec la douceur de l’agneau, nous dit naïvement : « L’exemple seul de Moïse, que Dieu appelle le plus doux de tous les hommes, quoiqu’il eût tué un Égyptien pour défendre un de ses frères, brisé par une juste colère les Tables de la Loi, et fait passer au fil de l’épée vingt-trois mille hommes pour punir l’idolâtrie de son peuple, fait bien voir qu’on peut allier ensemble la douceur d’une charité sincère envers le prochain avec un zèle plein d’ardeur pour les intérêts de Dieu. » En ne prenant les vingt-trois mille hommes et l’Égyptien tués qu’en manière de figure, comme il convient dans ce qui est de l’ancienne Loi, et en rapportant à l’abbé de La Mennais cette phrase de Du Fossé sur le grand Arnauld, je me rappelais bien que lui-même avait condamné ce dernier, et qu’il avait écrit de lui en le comparant à Tertullien : « Et Tertullien aussi avait des vertus ; il se perdit néanmoins parce qu’il manqua de la plus nécessaire de toutes, d’humilité. […] Hâtons-nous de le dire : la supériorité que garde M. de La Mennais sur la plupart de ces hommes est grande encore : elle réside, non plus dans la foi, non plus dans l’ascendant de la position ; il est désormais en plaine comme nous tous ; mais (talent à part) il a l’ardeur du cœur, les trésors du dévouement, l’orgueil peut-être, mais un orgueil qui s’ignore lui-même et qui ne s’embarrasse jamais dans les ombrages de la vanité ni dans les réticences de l’égoïsme : il n’a jamais sacrifié une idée ni un sentiment à un intérêt. […] Rien de plus trompeur que cette pensée… » Esprit élevé et candide, mais ainsi prévenu par ce qu’il appelle une longue erreur, il se doit, il doit à tous, en ses assertions d’aujourd’hui, de ne pas recommencer la même simplicité de cœur, la même crédulité aux hommes, la même enfance.

1445. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre II. Du goût, de l’urbanité des mœurs, et de leur influence littéraire et politique » pp. 414-442

L’aperçu fin et juste du petit côté d’un grand caractère, des faiblesses d’un beau talent, trouble jusqu’à cette confiance en ses propres forces, dont le génie a souvent besoin ; et la plus légère piqûre d’une raillerie froide et indifférente peut faire mourir dans un cœur généreux la vive espérance qui l’encourageait à l’enthousiasme de la gloire et de la vertu. […] Sous la monarchie, une foule d’usages substituaient quelquefois le ton de la convenance à celui de la raison, les égards de la société aux sentiments du cœur ; mais dans une république, le goût ne devant consister que dans la connaissance parfaite de tous les rapports vrais et durables, manquer aux principes de ce goût, ce serait ignorer la véritable nature des choses. […] Je parlerai dans un autre chapitre de la gaieté des comédies, de celle qui tient à la connaissance du cœur humain ; mais il me paraît vraisemblable que les Français ne seront plus cités pour cet esprit aimable, élégant et gai qui faisait le charme de la cour. […] L’on se reconnaît, dans les grandes circonstances, aux sentiments du cœur ; mais dans les rapports détaillés de la société, on ne s’entend que par les manières ; et la vulgarité portée à un certain degré, fait éprouver à celui qui en est le témoin ou l’objet, un sentiment d’embarras, de honte même, tout à fait insupportable.

1446. (1892) Boileau « Chapitre VII. L’influence de Boileau » pp. 182-206

Le critique selon le cœur de Bussy, et qui représente le goût — et rien de plus — de la société polie, c’est le P.  […] Au commencement du xviiie  siècle, les « honnêtes gens » qui avaient applaudi le Misanthrope et Britannicus, et qui savaient les Fables et l’Art poétique par cœur, élevés un moment au-dessus de leur propre esprit par tous ces clairs et insinuants chefs-d’œuvre, sont retournés tout doucement à leur naturel. […] On les honore de bouche : on n’en fait pas les maîtres de la pensée et du cœur. […] Au lieu de les employer comme moyens d’où résulte la forme expressive et belle, l’idée d’agrément et de beauté s’attache à leur observance même ; un sec formalisme s’impose à la littérature, par une méprise analogue à celle de certains dévots qui croient gagner le ciel par des formules verbales et des actes physiques, sans l’élan du cœur et sans l’amour.

1447. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Jean Richepin »

Je les aime, non à cause de cela, mais parce que j’ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j’ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société et aussi leur besoin d’oubli, d’ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang. […] Les « sombres plaisirs d’un cœur mélancolique » lui sont interdits. […] Ne pas croire en Dieu, c’est nier le mystère de la vie et de l’univers et le mystère des instincts impérieux qui nous font placer le but de la vie en dehors de nous-mêmes et plus haut ; c’est nier le plaisir que nous fait cette chose insensée qui est la vertu ; c’est nier le frisson qui nous prend devant « le silence éternel des espaces infinis » ou le gonflement du cœur par les soirs d’automne, et la langueur des désirs indéterminés ; c’est déclarer que tout dans notre destinée et dans les choses est clair comme eau de roche et qu’il n’y a rien, mais rien du tout, à expliquer. […] Je ne dirai pas où et dans quoi le cœur lui est descendu.

/ 3136