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419. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

et Milton, avec ses yeux devenus deux trous d’ombre sous son front blanchi, est plus jeune certainement pour créer et chanter son Ève que quand l’Italienne qui passait s’arrêta pour le voir, dormant sur le gazon, plus beau, aux rayons du soleil, que l’Endymion antique aux molles lueurs de la lune, et qu’elle lui laissa les vers charmants écrits sur ses tablettes : Occhi, stelle mortali, si chiusi m’uccidite, aperti, che farete ? […] » Non seulement Hazlitt ne s’est pas rappelé le vieux lieu commun sur l’éternelle jeunesse des poètes, mais il a oublié bien plus : il a oublié que les poètes n’ont jamais plus de jeunesse et de puissance dans le talent que quand ils n’ont plus ce qu’ils chantent, que ce soit la force de la vie, l’amour, la beauté ou la lumière ; qu’ils aient les yeux crevés ou le cœur percé de la flèche de l’irréparable, — de la flèche qu’on n’en retire plus ! […] … Vous pouvez savoir comment un homme combattrait, à la manière dont il chante. […] Je ne veux pas enfin d’un Shakespeare que Carlyle, enivré de ce froid vin du Rhin du Panthéisme allemand, a panthéisé, et dont il a dit, pour le louer, après Novalis, qu’il était une des voix de la Nature , laquelle ne se sait point chanter et ne s’entend pas, quand elle chante. Shakespeare, l’ancien Shakespeare, était seulement la voix de Shakespeare, mais il se savait et s’entendait chanter comme un homme, comme un de ces roseaux pensants que Pascal, qui vaut bien Novalis, trouvait plus grands que l’univers, quand même l’univers les tuerait !

420. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (1re partie) » pp. 305-364

Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu’un amateur désœuvré du beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel chef-d’œuvre : l’un ne demandant rien qu’au jour qui passe, comme un improvisateur sans lendemain ; l’autre, prétendant fortement à gagner et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie laborieux, un renom qui ne périt pas. […] « Pourquoi ne pas chanter, puisque tu vas mourir ?  […] J’ai besoin de revoir ce que j’ai combattu, De jeter sur l’impie un dernier anathème,         De te dire, à toi, que je t’aime, Et de chanter encore un hymne à la vertu ! […] Chante, juge, bénis ; ta bouche est inspirée !

421. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 257-320

pour dédaigner une langue qu’ont chantée le Dante, Pétrarque et le Tasse ; une terre où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute littérature ont pris naissance et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon X, la culture et l’éclat de Florence sous les Médicis, la puissance merveilleuse de Venise et les plus imposants chefs-d’œuvre que nos âges puissent opposer au siècle de Périclès ? […] J’espère qu’elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu’elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes : « Pour qui fais-tu cette chaussure ? […] chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d’éclats de rire, comme quelqu’un qui pense à revoir et à être revue avec une égale ivresse, le soir de ce beau jour qui commence si bien. […] — Et comme ils chantent donc !

422. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 5-64

Je me gardai bien de lui dire que c’était un jeune cousin nommé Hyeronimo, là tout près dans la montagne de Lucques ; je ne voulais pas mentir, mais je lui laissai entendre que j’étais un de ces pifferari du pays des Abruzzes, où les enfants viennent au monde tout instruits et tout musiciens, comme les petits des rossignols sortent du nid tout façonnés à chanter dans les nuits et tout pleins de notes qu’on ne leur a jamais enseignées par alphabet ou par solfège. […] ajouta-t-il ; c’est drôle pourtant qu’on se marie, qu’on festine, qu’on chante et qu’on danse dans la maison d’un bargello, si près d’une prison où l’on gémit et où l’on pleure, car la maison du bargello, ça n’est ni plus ni moins qu’une dépendance de la prison du duché, à Lucques, et de l’une à l’autre on va par un souterrain voûté et par un large préau, entouré de cachots grillés, où l’on n’entend que le bruit des anneaux de fer qui enchaînent les prisonniers à leur grille, comme mes bœufs à leur mangeoire quand je les ferme à l’étable. […] Leur art chante et leur cœur saigne. […] Ils se taisaient, ou ils parlaient entre eux, ou ils chantaient, ou ils sifflaient tout le reste du jour.

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