Comment ne pas voir que ce morcelage de notre vie psychologique en états, comme d’une comédie en scènes, n’a rien d’absolu, qu’il est tout relatif à notre interprétation, diverse et changeante, de notre passé ?
Ils ont donc été créés dans l’état que demandait l’équité, et ne peuvent justement accuser leur créateur, ni leur nature, ni leur destinée, comme si la prédestination maîtrisait leur volonté fixée par un décret absolu ou par une prescience supérieure ; ils ont eux-mêmes décrété leur propre révolte ; je n’y ai point part. […] Ici du moins — nous serons libres ; le maître absolu n’a pas bâti ceci — pour nous l’envier, ne nous chassera pas d’ici. — Ici nous pouvons régner tranquilles, et à mon choix ; — régner est digne d’ambition, fût-ce dans l’enfer. — Mieux vaut régner dans l’enfer que servir dans le ciel529.
Valéry accepte le silence, il se tait parce que la parole humaine, et même celle des philosophes, n’atteint pas à cette clarté définitive, à cette précision absolue où il voit le souverain bien ; le poète se tait, ou, du moins, incline au silence, parce que les mortelles précisions de la parole humaine réduisent, déforment, limitent, dégradent les réalités mystérieuses, indéfinissables que l’inspiration lui a permis d’entrevoir, de sentir, de toucher presque. […] Une formule incantatoire atteint son maximum de précision, non pas lorsqu’elle exprime avec une limpidité absolue toutes les nuances d’une idée, mais lorsqu’elle atteint infailliblement le but que le magicien se propose.
Il est certain que nulle autre cause, — même sans parler de celles dont l’enchaînement tient la littérature dans une dépendance étroite, mais non pas absolue, de l’état social et politique, — n’a contribué davantage à pousser de nos jours le roman dans les voies du réalisme. […] Ce sera d’ailleurs ce que vous voudrez : un cas pathologique, ainsi la Cousine Bette ; un cas psychologique, ainsi le Père Goriot ; un milieu social, une condition, comme dans César Birotteau ; un type absolu comme dans Eugénie Grandet. […] Précisons, sans tarder davantage, ce que ce mot d’artiste, que l’on emploie de nos jours, comme tant d’autres, un peu au hasard, enferme de sens assez différents ; ou plutôt, mettons en lumière ce qu’il contient, tout au fond, de restrictions implicites à l’admiration dont il semble être, au premier abord, l’expression absolue. […] George Eliot encore avait répondu pour eux : « Je découvre une source d’inépuisable intérêt dans ces représentations fidèles d’une monotone existence domestique, qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables qu’une vie d’opulence ou d’indigence absolue, de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. […] Ils sont assez lourds et assez coquins pour ne pas aller les chercher dans les livres. » Ce qu’il y a d’admirable ici, ce n’est pas seulement le naturel absolu du discours et la vivante justesse de chaque trait, c’est la psychologie qui dicte le trait et, si je puis ainsi dire, gouverne intérieurement le dialogue.