A ces difficultés et à ces questions, il faut bien répondre que l’imagination des peuples, lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, comme cela arrive aux époques d’obscurité relative et d’ignorance, et lorsque rien ne vient la refréner et la contrôler, se joue aux inventions les plus bizarres, aux transformations les plus étranges ; les grandes renommées qui en résultent recèlent presque toujours, on l’a dit, un contre-sens ou un caprice. […] Ce dernier enlèvement paraît ce qu’il y a de plus grave et de plus déshonorant dans les idées de l’époque, comme cela eût pu l’être du temps de Nausicaa. […] Nous sommes ici à l’époque chevaleresque, tout à la fin du xiie siècle ou au début du xiie ; un siècle entier s’est écoulé depuis la mort du Cid ; un idéal s’est créé à son sujet : il est devenu une figure noble et pure, et même douce autant que fière, un modèle de chevalerie en cette civilisation féodale. […] Lorsque l’on commence les lectures sur le Cid par les Romances, elles paraissent bien rudes et de l’époque toute héroïque ; lorsqu’on a commencé par la Chronique rimée, elles semblent au contraire d’une époque déjà avancée et plus mûre.
Je ne puis rencontrer cela qu’en écrivant l’histoire, en m’attachant à une époque dont le récit me serve d’occasion pour peindre les hommes et les choses de notre siècle, et me permettre de faire de toutes ces peintures détachées un tableau. Il n’y a que le long drame de la Révolution française qui puisse fournir cette époque. […] Plus j’y réfléchis, et plus je crois que l’époque à peindre serait bien choisie : en elle-même, elle est non-seulement grande, mais singulière, unique même. ; et cependant, jusqu’à présent, du moins à mon avis, elle a été reproduite avec de fausses ou de vulgaires couleurs. Elle jette, de plus, une vive lumière sur l’époque qui l’a précédée et sur celle qui la suit ; c’est certainement un des actes de la Révolution française qui fait le mieux juger toute la pièce, et permet le plus de dire sur l’ensemble de celle-ci tout ce qu’on peut avoir à en dire. […] S’occupant d’une époque très-vaste et très-éloignée, il pouvait ne choisir que de loin en loin les plus grands faits et ne dire, à propos de ces faits, que des choses très-générales : s’il avait dû se renfermer dans un espace de dix ans, et chercher son chemin à travers une multitude de faits détaillés et précis, la difficulté de l’œuvre eût été beaucoup plus grande assurément.
Jusqu’à présent, du moins, dans le groupe d’élite que nous nous étions composé, et qu’aujourd’hui notre Béranger couronne, il faut le déclarer avec orgueil à l’honneur des premiers esprits de cette époque, nous n’avons rien eu à celer : le goût seul a mesuré nos réticences. […] Nous devons avouer pourtant que, dès cette époque, le génie libre et malin de l’enfant se trahissait par des saillies involontaires. […] Entièrement émancipé désormais, grâce à la confiance ou à l’insouciance paternelle, ayant sous la main toutes les ressources de dépenses à l’âge des passions et dans une époque licencieuse, il se rend ce témoignage de n’en avoir jamais abusé. […] Rien qu’en vous parlant de cette riante époque de ma vie, où sans appui, sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir, sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent de larmes involontaires. […] Ce n’est jamais dans la période impétueuse, au début ni au milieu des commotions publiques, que chante le poëte dont l’époque saluera la voix ; c’est plutôt au déclin, aux environs des dernières crises, quand la force sociale s’arrête de lassitude, fait trêve à son tumulte et s’entend gémir.
Une grande confusion, à cette époque, couvrait l’état réel des doctrines ; l’émotion tumultueuse des partis pouvait donner le change sur le fond même de la société. […] Par sa naissance, par son éducation et sa première vie dans une province la plus fidèle de toutes à la tradition et à l’ordre ancien, par le genre de ses relations ecclésiastiques et royalistes dans le monde lorsqu’il s’y lança, par la nature de son scepticisme lorsqu’il fut atteint de ce mal, par la forme soumise et régulière de son retour à la foi, par tout ce qui constitue enfin les mœurs, l’habitude pratique, l’union de la personne et de la pensée, l’allure intérieure ou apparente, la qualité saine du langage et l’accent même de la voix, M. de La Mennais, à aucune époque, n’a trempé dans le siècle récent, ne s’y est fondu en aucun point ; il a demeuré jusqu’en ses écarts sur des portions plus éloignées du centre et moins entamées ; dans toute sa période de formation et de jeunesse pieuse ou rebelle, il a fait le grand tour, pour ainsi dire, de notre Babylone éphémère, et si plus tard il est entré dans l’enceinte, ç’a été avec un cri d’assaut, muni d’armes sacrées, se hâtant aux régions d’avenir et perçant ce qui s’offrait à l’encontre au fil de son inflexible esprit. […] Dès cette époque, ses principes étaient fermement assis sur les questions vitales de liberté. […] Jamais la lecture de Diderot ne le mit en larmes et ne se lia dans sa jeune tête avec des rêves de vertu ; jamais les préceptes de d’Alembert sur la bienfaisance ne remplacèrent pour son cœur avide de charité l’Épître divine de saint Paul ; Brissot, Roland, les Girondins, ne lui parlèrent à aucune époque comme des frères aînés et des martyrs. […] D’autres le feront ; l’Orient pour cela, l’époque pélasgique et le haut paganisme sont à mieux connaître.