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1325. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

Jamais homme n’a eu l’âme plus belle sur l’intérêt que lui : il comptait l’argent pour rien. […] Sans nous en prévaloir pour ce qui est du fond des âmes, il nous faut ici reconnaître que nous avons infiniment gagne depuis lors en moralité sociale et publique, en moralité extérieure. […] Vous pouvez juger, mes enfants, quelle fut ma douleur en cette rencontre ; elle fut telle, que je m’absentai cinq ans de la Cour, ne pouvant supporter les froideurs d’un maître dont le bon accueil avait encore augmenté ma tendresse… Telle était la condition et l’âme du courtisan du temps de Bussy, du temps de Sosie dans l’Amphitryon de Molière. […] Il y a, dans chaque époque, des espèces de maladies morales et d’affections régnantes qui atteignent généralement les âmes : il faut une grande force et une grande santé d’esprit pour y résister. Ces âmes plus ardentes que hautes, telles que celle de Bussy, avaient les maladies de leur temps ; demandons-nous, avant de les trop mépriser, si nous n’aurions point celles du nôtre.

1326. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

Que si quelque événement public venait à éclater et à faire vibrer les âmes, il y prenait part avec ardeur, avec élévation ; mais il aimait à rentrer aussitôt après dans ses studieux sentiers, du côté où était sa « ruche », toute remplie, comme il dit, d’un « poétique miel ». […] Il tâche d’élever les âmes, de les animer au bien par la grandeur des circonstances : « La France n’est point dans ce moment chargée de ses seuls intérêts ; la cause de l’Europe entière est déposée dans ses mains… On peut dire que la race humaine est maintenant occupée à faire sur nos têtes une grande expérience. » À côté de l’honneur insigne de la réussite, il déroule les suites incalculables d’un revers. […] Se séparant, pour le mieux flétrir, du faux bon ton qui n’avait jamais été le sien, et revendiquant le vrai bon ton éternel et naturel, celui qui est tel pour toute âme bien née, et qu’aucune révolution n’est en droit d’abolir : Tout homme qui a une âme bonne et franche, s’écriait-il, n’a-t-il pas en soi une justesse de sentiment et de pensées, une dignité d’expressions, une gaieté facile et décente, un respect pour les vraies bienséances, qui est en effet le bon ton, puisque l’honnêteté n’en aura jamais d’autre ? […] André Chénier en tire sujet d’adjurations éloquentes et véritablement patriotiques : Ô vous tous, dont l’âme sait sentir ce qui est honnête et bon ; vous tous qui avez une patrie, et qui savez ce que c’est qu’une patrie ! […]  » Il sera toujours plus digne et plus beau de répondre à cette question, avec l’âme d’André Chénier : « Et moi, j’ai mérité de mourir !

1327. (1868) Curiosités esthétiques « IV. Exposition universelle 1855 — Beaux-arts » pp. 211-244

J’ignore quel est le peintre qui a eu l’honneur de faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand romancier, mais je pense qu’il nous a donné ainsi, avec son adorable naïveté, une excellente leçon de critique. […] La peinture est une évocation, une opération magique (si nous pouvions consulter là-dessus l’âme des enfants !) […] Celui qui visiterait l’Exposition universelle avec l’idée préconçue de trouver en Italie les enfants de Vinci, de Raphaël et de Michel-Ange, en Allemagne l’esprit d’Albert Dürer, en Espagne l’âme de Zurbaran et de Velasquez, se préparerait un inutile étonnement. […] Jamais couleurs plus belles, plus intenses, ne pénétrèrent jusqu’à l’âme par le canal des yeux. […] D’abord il faut remarquer, et c’est très-important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique.

1328. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

Je l’ignore, lui écrit Cowper, mais, du moins, s’il est un ennemi de la personne et de l’enveloppe, il est un ami de l’âme, et vous l’avez trouvé tel. […] Cette rare personne était douée des plus heureux dons ; elle n’était plus très jeune ni dans la fleur de beauté ; elle avait, ce qui est mieux, une puissance d’attraction et d’enchantement qui tenait à la transparence de l’âme, une faculté de reconnaissance, de sensibilité émue jusqu’aux larmes pour toute marque de bienveillance dont elle était l’objet. […] Ajoutons vite (car ceci n’est point une biographie que nous prétendons esquisser, et nous ne voulons que faire connaître l’homme et le poète par ses traits principaux) que dès que Cowper s’aperçut que la présence de lady Austen pouvait à la longue chagriner Mme Unwin, et que l’aimable fée apportait dans le commerce habituel un principe trop vif de sensibilité ou de susceptibilité, propre à troubler leurs âmes unies, il n’hésita point une minute ; et sans effort solennel, sans coquetterie, par une simple lettre irrévocable, il sacrifia l’agréable et le charmant au nécessaire, et l’imagination tendre à l’immuable amitié. […] Et voilà pourtant, m’écriai-je, ce que font sans pitié quelques-uns auprès d’une âme délicate, s’inquiétant peu de froisser et de briser un cœur déjà voué au chagrin. […] La composition et la publication de son premier recueil n’avaient fait que le mettre en train et en verve ; il sentait que ce n’était qu’en écrivant, et en écrivant des vers, qu’il pouvait échapper complètement à sa mélancolie : Il y a, disait-il vers ce temps, il y a dans la peine et le travail poétique un plaisir que le poète seul connaît : les tours et les détours, les expédients et les inventions de toute sorte auxquels a recours l’esprit, à la poursuite des termes les plus propres, mais qui se cachent et qui ne se laissent point prendre aisément ; — savoir arrêter les fugitives images qui remplissent le miroir de l’âme, les retenir, les serrer de près, et les forcer de se fixer jusqu’à ce que le crayon en ait tiré dans toutes leurs parties une ressemblance fidèle ; alors disposer ses tableaux avec un tel art que chacun soit vu dans son jour le plus propice, et qu’il brille presque autant par la place qui lui est faite, que par le travail et le talent qu’il nous a coûtés : ce sont là des occupations d’un esprit de poète, si chères, si ravissantes pour sa pensée, et de nature à le distraire si adroitement des sujets de tristesse, que, perdu dans ses propres rêveries, heureux homme !

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