Rempli au-dedans de la lumière pénétrante de la sagesse, il savait, dit-on, si sûrement discerner les mœurs des personnes de tout sexe et de tout âge, que, lorsqu’il en discourait ensuite, il semblait, en l’écoutant, qu’on se sentait révéler les secrets de son propre cœur. […] Quelquefois il lui venait un aperçu et comme une lueur de cet argument merveilleux qu’il poursuivait ; mais, quand il voulait le fixer et le saisir, il le sentait fuir et s’échapper. […] Et il ajoute dans une note, en développant un peu la pensée de Descartes : « Il faut avouer que tous ces raisonnements abstraits sont assez inutiles, puisque la plupart des têtes ne les comprennent pas. » Il est heureux, au point de vue religieux et moral, que la croyance en Dieu trouve des appuis plus naturels et plus sentis dans le cœur de l’homme. […] Un philosophe déclaré, un Malebranche ou un Lessing, ne sentirait pas autrement. […] Quoi qu’il en soit, voici un rôle que j’aime à concevoir pour l’un de ces hommes à la fois politiques et littéraires qu’a frappés la dernière tourmente, et qui ne se sentent coupables que d’avoir voulu sauver la France à leur manière, d’une manière qui s’est trouvée insuffisante et fragile en face d’une autre méthode plus héroïque et plus souveraine.
L’individu, que le dogme chrétien avait isolé de la nature, sentit peu à peu qu’entre elle et lui existait le plus indestructible et le plus profond des liens. […] L’âme dont Huysmans sent tressaillir la pierre est bien réellement une âme morte. […] Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent muante de la vie qui précède en la vie qui va suivre. […] Il a senti ce qu’elle sent, et il croit déjà ce qu’elle voudrait croire, comme si une Pentecôte nouvelle était attendue et qu’on vit déjà la langue de feu, le céleste don, luire d’abord au-dessus de lui.
Ne craignez pas tant de sentir comme les autres. […] Sainte-Beuve avait plus lu que senti. […] Loti n’étudie pas, il sent. […] On n’arrive à bien rendre que si l’on a bien senti, et l’on ne sent bien que si l’on est plein de son sujet, il faut pour cela une incubation sérieuse. […] Le style de la plupart des grands prosateurs sent le travail.
On n’en sent plus la liaison et la nécessité. […] Ainsi, ils ont dit ce qu’ils sentaient sur la poésie, et l’ont dit avec vérité et persuasion. […] Nul ne se sentait ni respect ni déférence pour un autre ; nul ne se serait avoué à lui-même son infériorité. […] L’application lui aurait fait sentir les vices de sa méthode. […] M. de Sèze parut sentir fortement ce que valait une si noble situation.
C’est ce que je voudrais faire sentir et démontrer à tous par une analyse un peu complète et par une juste application de la critique littéraire. […] C’est un épisode tout à la fois brillant et senti. […] Elle commence à s’ébranler, à se dérompre et ouvrir, quand elle voit les maréchaux déconfits par-devant, et qu’elle se sent assaillie en arrière et sur ses flancs par le corps de chevaliers anglais et d’archers à cheval qui débusquent de la montagne. […] Toute cette scène de l’amenée du noble vaincu, de la cohue et du touillement qui se passe autour de sa personne est bien naturellement racontée ; on y assiste, on se sent dans la foule et en danger d’étouffer avec lui. […] Et Froissart l’a bien senti.
Dans tous ces écrits, dans le texte, les préfaces, les moindres notes, dans tout ce qui sort de la plume de M. de Lescure, on sent l’âme, le cœur, la sève, un bouillonnement d’esprit et de noble ambition ; l’âge lui en retirera assez, et, loin de le blâmer de ce trop de vivacité et de ferveur, je suis tenté plutôt de lui appliquer le mot de Chateaubriand : « Laissons l’écume blanchir au frein du jeune coursier. » Aujourd’hui il a rencontré sur son chemin, dans le cours de son ardente recherche en tous sens, le Journal manuscrit de Mathieu Marais, et il nous le donne avec des suites de lettres de ce même avocat curieux et savant. […] Mais, d’autre part, j’ai un jeune ami des plus distingués à qui, dans un mouvement d’explosion sincère, il est arrivé de dire devant moi, à propos de ce même historien : « Le jour où M*** disparaîtrait, je sentirais une fibre se briser dans mon cœur. » J’ai compris dès lors que, pour être ainsi aimé et chéri, pour exciter en des âmes d’élite de tels tressaillements, il fallait que cet homme aux brillants défauts, à la parole pénétrante, eût quelque chose d’à part et de profond qui m’échappait, je ne sais quel don d’attrait et d’émotion qui a ou qui a eu sa vertu, et depuis ce jour je me suis mis à le respecter et à respecter en lui ceux qui le sentent si tendrement et qui l’aiment. […] Bayle, qui profita si bien des avantages de l’éloignement et de la liberté qu’on a à l’étranger, sentait aussi les inconvénients qui sont tous dans le manque de précision et d’information sûre. […] Bayle, le grand précurseur de Voltaire, mais un Voltaire à la hollandaise et le moins parisien des écrivains, est devenu assez difficile à sentir et à goûter ; il l’était même du temps de Mathieu Marais. […] Il y a mieux : Bayle, qui avait la vogue, fut compris lui-même dans le négoce ; on en trafiqua ; un agioteur, nommé La Grange, qui avait beaucoup gagné au Mississippi et qui sentait que son papier allait perdre, se dépêcha de le troquer contre un papier meilleur, et, dans cette vue, il acheta au libraire Prosper Marchand, retiré à La Haye, ou à ses successeurs, et fit venir de Hollande tous les exemplaires de cette quatrième édition du Dictionnaire de Bayle en grand papier et la plus grande partie de ceux du petit.
A mesure que la fatigue des dernières années cessera de se faire sentir, on verra les passions politiques renaître ; et si, pendant le temps où il est fort, le Gouvernement n’a pas redoublé de prudence et ménagé avec grand soin toutes les susceptibilités de la nation, on sera tout surpris de voir quel orage se soulèvera tout à coup contre lui. […] « Vous sentez qu’avec un pareil texte, on est menacé d’un fiasco », écrit-il à Ampère (janvier 1842). […] Toutes ces réflexions, je pourrais dire toutes ces agitations d’esprit, m’ont naturellement porté, dans la solitude où j’habite, à rechercher plus sérieusement et plus profondément l’idée-mère d’un livre, et j’ai senti le goût de te communiquer ce qui m’est venu dans l’imagination et de te demander ton avis. […] Si, par hasard, dirai-je en idée à M. de Tocqueville, la philosophie que vous avez puisée dès l’enfance auprès du bon abbé Lesueur n’était pas absolument la vraie ; si l’homme venait de moins haut ; s’il n’avait pas moins pour cela le besoin et l’aspiration de monter, il n’y aurait pas lieu à être tant humilié de se sentir quelquefois conduit, aidé dans le sens du bien, fût-ce même du bien-être. […] Ce n’est donc qu’à mon corps défendant, pour ainsi dire, que j’ai été amené à m’exprimer publiquement sur une intelligence si considérable, en partie adversaire, et que je ne me sentais pas très-apte peut-être à juger.
Sans bien se rendre compte, elle ne se sentait pas de force à être l’obligée d’un grand seigneur, fût-il le plus homme de bien ; l’humble et digne plébéienne n’aurait pas supporté qu’on pût dire d’elle ce que le monde malin disait d’un autre littérateur assez distingué et le plus long de taille que j’aie connu, qu’on avait surnommé en ce temps-là « le pauvre de M. de Montmorency ». […] À la différence de sa mère qui se prodiguait à tous, et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver : ces réserves d’une si jeune sagesse donnaient même parfois un souci et une alarme de tendresse à sa mère qui n’était pas accoutumée à séparer l’affection de l’épanchement. […] Tu sentiras aussi par degrés toutes les fougues de ton cœur d’homme s’apaiser devant cet immense amour qui purifie tous les autres, et tu seras comme un enfant qu’une fleur contente et rend riche. […] L’impression qu’en reçut Mme Valmore fut respectueuse et sentie ; elle en écrivait le 8 décembre 1833 à M. […] Ne devoir à l’art que la forme et sentir naître en soi l’inspiration sans la chercher, rien n’est plus rare, et Mme Valmore avait en elle cette merveilleuse faculté… » Telle elle était dans ses vers, telle on l’a vue dans ses pages les plus intimes, dans les lignes qu’elle ne réservait pas au public, dans sa prose la moins travaillée, dans une lettre à un ami.
Mais ici l’émotion humaine se mêle au mystère incompréhensible, et nos vieux poètes ont senti dans la Vierge une mère qui aimait son fils comme toutes les mères. […] Mais, par une bien fine distinction, tandis que le boiteux, à qui l’on n’a enlevé que la souffrance et l’incommodité, peste toujours d’avoir désormais à travailler, l’aveugle, qui voit la lumière, sent qu’il naît à une vie nouvelle et sa paresse vaincue entonne un hymne d’action de grâces. […] Sous François Ier, ils sentirent de nouveau la main du pouvoir. […] Elles ont parfois sur les curés et les moines une violence âpre de plaisanterie qui étonnerait, si l’on n’y sentait moins la haine intense que l’incapacité de sensations fines : on a affaire à des gens pour qui les bourrades sont des caresses. […] Donc il la craint, il la méprise, il s’en méfie : il la sent plus fine, mais il se sent plus fort.
Devant toi la nuit brillera comme le jour, l’obscurité comme la lumière. » Sous ces feux d’une incomparable poésie, la pensée se sent éblouie ; et cette grande peinture dont Platon nous étonnait tout à l’heure, n’est plus qu’un reflet amoindri de la splendeur du jour, qu’un de ces seconds arcs-en-ciel où vont s’affaiblissant les plus éclatantes couleurs, qui d’abord, après l’orage, avaient couronné les voûtes célestes d’un premier cercle glorieux que bordaient les cimes des montagnes. […] Dépouillé du spectacle dont il s’entourait alors, arrivé jusqu’à nous sous les couleurs affaiblies de versions successives, on y sent encore ce feu d’enthousiasme que l’art ne saurait feindre et qui atteste la grandeur du péril et de la délivrance. […] « Car le cheval de Pharaon, avec ses chariots et ses cavaliers, est entré dans la mer ; et le Seigneur a ramené les flots sur leurs têtes : mais les enfants d’Israël ont traversé à pied sec, au milieu de la mer. » Cette nature de poésie, conforme à la tutelle divine dont les Hébreux se sentaient protégés, ils devaient la cultiver avec passion. […] Bossuet seul et Racine ont retrouvé tout entier ce feu, couvert sous la parole des prophètes d’Israël : ou bien aussi parfois, dans le coin d’une église, quelque âme pieuse, en extase sur la leçon du jour, aura senti, dans la plus simple version de quelques fragments épars d’Isaïe, l’accent divin que lui aura révélé sa foi. Pour nous, tâchons seulement ici de ne pas détruire par l’expression ce que l’âme seule peut rendre, ce que l’âme seule peut saisir, ce qu’a senti le Prophète, devant la chute du roi de Babylone.
J’ai dit toute l’admiration que je sentais pour ce jeune poète dont la pensée française se teinte si légèrement de germanisme. […] Paul Gérardy sont de courte haleine, trop courte parfois, mais, l’habitude qu’on lui sent de la fréquentation des esprits philosophiques les plus abstraits, encore qu’elle gêne presque toujours l’émotion vivace et lyrique, l’aide à donner à ses poèmes une signification très vaste ; quelquefois, à vrai dire, vague et brumeuse.
J’ai senti, et j’ai dit comme je sentais.
Dans ses boutades brusques et inattendues, dans ses colères intempestives, on sent palpiter un cœur. […] On sent dans certaines scènes que l’auteur est contemporain de M. […] L’imagination n’est pas éteinte, ni le don de sentir paralysé chez nos jeunes contemporains. […] Feuillet sentit vivement cette lacune, je le crois, et se mit en devoir de la combler. […] Une réaction était dès lors nécessaire, et on la sentait partout dans l’air à cette époque.
L’écrivain écrit, l’homme sent et pense. C’est par ce qu’il a senti et pensé que j’ai toujours jugé Balzac. […] Lui aussi sentait en elle une créature de grande race, auprès de laquelle il oubliait toutes les mesquineries de sa condition misérable. […] il faudra passer la vie à sentir des désirs non satisfaits, de misérables jalousies, tristes peines ! […] Quand une nation va périr et qu’elle le sent, que fait-elle ?
On pourrait la vouloir plus sévère, et l’on sent bien, à la douceur de sa pénitence, que c’est le pécheur lui-même qui se l’administre. […] Rien, dans ces descriptions, ne sent la vaine fertilité du lieu commun, si familier aux spéculatifs anciens. […] C’est l’instant où l’homme se montre dans le maître, et où les enfants se sentent aimés de celui qui les instruit. […] On sent partout la raison douce, la bonté, le père qui cache le maître, l’homme qui cache l’auteur. […] Vérité, justesse, beauté, autant de choses qu’on ne peut juger sans les sentir, ni sentir sans que la conscience soit de moitié avec l’esprit.
Sommes-nous quelque chose de réel, nous qui vivons, sentons, pensons ? […] C’est antérieurement à la logique abstraite de l’entendement, c’est dans notre mode de sentir et de réagir qu’il faut chercher la raison dernière de notre instinct scientifique : in semu et volúntate, non in intellectu. […] Mais cette question, en apparence si spéculative et si désintéressée, revient encore à ceci : qu’est-ce que cet objet pourrait me faire sentir, et par quel mouvement pourrais-je répondre ? […] Vivre, c’est sentir le mouvement dans sa source initiale, qui est le changement interne, la succession interne, le passage perpétuel de l’antérieur au postérieur. […] Nous nous sentons vivre, nous nous sentons sentir, par un mouvement aussi nécessaire que celui qui nous entraîne quand nous sommes lancés avec une certaine vitesse dans une certaine direction.
Ces écrivains-là veulent avant tout sentir. […] Cela se sent, et surtout par la comparaison entre des morceaux réussis et des morceaux manqués d’un même écrivain. […] Le journal intime de Benjamin Constant nous reste comme une monographie étonnamment minutieuse de la frénésie que peut produire la lucidité dans l’amour, la manie de se sentir sentir. […] On trouve un homme. » Les lire, c’est réellement les écouter parler, les sentir sentir. […] Tout le charme, tout le mystère du songe germanique, comme il l’a compris, comme il l’a senti !
Thiers dit également : « Le style ne doit être ni aperçu ni senti. » M. […] Dans ces trois petits livres il y a une hésitation remarquable, les genres les plus contraires se coudoient ; la fantaisie le préoccupe, mais il sent autre chose, et de temps en temps fait comme il sent. […] À chaque page, à chaque mot, on sent que c’est une histoire et pas un conte. […] Dans Monsieur de Boisdhyver on sent le travail, la recherche, le plan mûri. […] Être homme, c’est en sentir l’harmonique unité.
C’est ce qu’Homère, le poète complet, le poète suprême, le poète du cœur autant que le poète des yeux, avait merveilleusement senti bien avant nous. […] La sensibilité est une révélation, l’art est un métier ; elles doivent le laisser aux hommes, ces ouvriers de la vie ; leur art, à elles, est de sentir, et leur poésie est d’aimer. […] voilà comment Homère, qui apparemment sentait tout cela, parce qu’il avait été si souvent lui-même errant loin du foyer perdu de son enfance ; voilà pourquoi, dis-je, il éveille toutes ces délices et tous ces regrets dans une seule image ! Mais cette image est prise dans le cœur, et aucune autre image ne pourrait rendre aussi vivement ce qu’il veut faire sentir ! […] … » Le vieillard à ces mots sent son cœur et ses genoux défaillir ; il jette ses deux bras autour de la tête d’Ulysse, son fils !
N’importe, nous le ferons sans trop d’effort : la critique a pour devoir et pour plaisir de tout comprendre et de sentir chaque poëte, ne fût-ce qu’un jour. […] Mais je commence à me sentir par trop incompétent au détail, et j’ai hâte de rentrer dans l’ensemble27. […] Avec Désaugiers, le naturel est tout grand ouvert ; on rit rien que pour rire ; on sent une sécurité complète résultant de l’entière cordialité. […] Il y avait dans tout son être un liant unique ; on sentait bien au vrai que la joie était là-dedans. […] J’y voudrais faire sentir du moins le désordre du mouvement, la largesse d’effusion et l’opulence.
Elle a écouté et elle a compris… Et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs doctrines. […] Il faut avoir agi beaucoup par les idées et continuer d’agir et de pousser le glaive devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place à distance a pourtant de poids et d’effet dans la mêlée, Or, M. […] Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins vivement en 1815, sous le coup d’une première invasion et à la menace d’une seconde. […] Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit l’étoile de la jeunesse, à la période de nouveauté et d’invention ; il se sentait, à l’égard de chaque vérité successive, dans la fraîcheur d’un premier amour ; depuis, il se répète, il se souvient, il développe. […] Jouffroy le côté dédaigneux, ironique, l’ancien côté actif refoulé, qui se fait sentir amèrement par retours, et qui tranche, comme un éclair, sur un grand fonds de calme et d’ennui.
En lisant de tels écrivains, on sent que l’esprit des Locke, des Hume, des Adam Smith, des Bentham, n’est pas perdu, qu’il revit avec les mêmes méthodes et le même langage dans leurs écrits. […] Il sentira que les mêmes phénomènes peuvent se produire, les mêmes lois se manifester avec des caractères très-différents, en ce qui touche la liberté ou la nécessité de nos actes. […] Avec de tels observateurs armés d’un tel microscope, les apparences s’effacent devant la réalité ; le lecteur se sent, se reconnaît tel que sa conscience l’avait toujours révélé à lui-même. […] Aussi tout ce qu’elle fait est plein et achevé28. » Qui ne reconnaît à ce tableau les heureux moments de sa vie où il s’est senti en pleine possession de lui-même, maître incontesté, sinon absolu, dans son empire ? […] Nous nous sentons transportés au dedans de nous-mêmes, au sein de la plus pure et la plus intense lumière qui puisse éclairer la scène de la vie morale.
La Normandie est une province qui, de tout temps et dès qu’elle s’est senti un passé, s’est volontiers occupée de ses antiquités et de ses grands hommes : elle n’a cessé de vivre d’une sorte de vie qui lui est propre et qui ne la rend que plus française. […] On a de Malherbe quelques belles strophes d’attente qui étaient toutes taillées pour des odes qui ne sont point venues ; ce sont des ébauches fières, un peu roides, des jets de marbre coupés court, mais qui sentent un mâle ciseau. […] À en juger par ce qu’on a de lui, on croirait qu’il a eu de la jeunesse à peine ; il en a eu pourtant, et il l’a sentie. […] De bonne heure, il se sent rejeté dans sa province et en danger de se rouiller. […] On croit sentir qu’il n’aime le courtil et le moutoir qu’en vers.
Peut-être qu’alors tu me donnas un baiser que je ne sentis pas, peut-être une larme, si les âmes peuvent pleurer dans la béatitude. […] Comme il s’est, dans la suite, prononcé en toute occasion contre les inconvénients de l’éducation publique, telle surtout qu’elle existait alors, on a cherché dans les circonstances de ses premières années à expliquer cette opinion qui s’accorde si bien d’ailleurs avec toute sa manière de sentir et de craindre. […] L’idée religieuse s’éveilla alors dans son âme ; il recourut à Dieu par la prière ; se trouvant à Southampton, où les médecins l’avaient envoyé pour changer d’air et se distraire, il y eut une heure, un moment, où dans une promenade qu’il faisait aux environs avec quelques amis, par une brillante matinée, s’étant assis sur une hauteur d’où la vue embrassait la mer et les coteaux boisés du rivage, il sentit tout d’un coup comme si un nouveau soleil s’était levé dans le ciel et lui éclaircissait l’horizon : « Je me sentis soulagé de tout le poids de ma misère ; mon cœur devint léger et joyeux en un instant ; j’aurais pleuré avec transport si j’avais été seul. » On a souvent noté, dans les conversions qui tardèrent longtemps à s’accomplir, ces signes avant-coureurs et comme ces premières atteintes, ces premiers coups de soleil de la grâce. […] Il avait perdu son père depuis plusieurs années, et il dissipait doucement son patrimoine, lorsque venant à sentir la nécessité de ce qu’on appelle une position, il eut recours à un ami, à un parent en crédit qui le fit nommer secrétaire à la Chambre des lords. […] Cependant le génie devenait plus fort et sentait ses ailes : Hélas !
Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour Mme d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie… « Mme de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion quelle m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. […] Hume pour qui j’ai la plus grande admiration, en le prévenant d’une chose qu’il découvrira en peu de temps, c’est le désir qu’on sent, d’abord qu’on vous connaît, de vous être utile, et l’impossibilité de l’obtenir de vous. […] Nul scrupule ne doit vous arrêter avec une personne capable de sentir le prix de cette faveur et qui croit à la vertu. » Se peut-il une manière de sentir et de dire, une façon de comprendre le bienfait, plus délicate et plus élevée ? […] Faisant équitablement et à vue de pays la balance des torts et admettant volontiers tous ceux de Rousseau, elle relève aussi ce qui est à reprendre dans le procédé de Hume, — et envers elle d’abord : « Quelque raison que vous me puissiez dire pour ne m’avoir pas instruite la première de l’étrange événement qui occupe à cette heure l’Angleterre et la France, je suis convaincue que par réflexion vous sentirez, si vous ne l’avez déjà senti, qu’il n’y en peut avoir de valable.
Quoi qu’il en soit des défauts que je n’ai point dissimulés, l’impression de l’ensemble domine ; il s’y sent un souffle d’un bout à l’autre. Corneille a le génie essentiellement inégal et intermittent : cette intermittence se fait moins sentir dans le Cid qu’ailleurs. […] Dans le peu que j’ai dit de la pièce espagnole, on a pu sentir la différence des points de vue, des inspirations et des caractères. […] » C’est que Corneille sentait son public français, ce public si pressé, si impatient, avec lequel il faut saisir aux cheveux l’occasion, — l’occasion, cette déesse fugitive et si française elle-même, et qui, seule, donne la victoire. […] On ne se cotise pas pour sentir une flamme ; on ne plaide pas la passion devant la raison.
Collé inspirait la gaîté et la sentait ; c’était de son propre fonds que sortaient les idées gaies qu’il manifestait avec tant d’abondance ; et c’était pour son propre divertissement qu’il les mettait à exécution. […] Il avait de la causticité tant qu’il vécut avec ses égaux : plus tard, en élargissant son cercle de société, en s’élevant au-dessus de sa sphère et en vivant avec les grands, il s’appliqua à se guérir de cette disposition au sarcasme, et il chercha dans sa plaisanterie à ne mordre sur personne en particulier, il avait de la finesse, et sentait le besoin de plaire. […] Ici on touche aux bornes de l’esprit de Collé ; il ne sent pas que Rousseau a donné un heurt à l’esprit français, à l’imagination française, à bout de voie et tombés à la fin dans l’ornière, et qu’il a dû faire un grand effort, qu’il a dû mettre en avant la torche et le flambeau pour les faire avancer. […] que Béranger était plus avisé lorsqu’il goûtait Chateaubriand, lorsqu’il se glorifiait de le sentir, malgré l’usage si contraire qu’il avait fait de son talent ! […] Il est bon, lorsqu’on prétend juger les hommes célèbres et d’un grand talent, vers qui, pourtant, on ne se sent pas porté de goût, de se contrarier un peu, de faire effort pour être juste ; il est bon, en un mot, d’être un peu gêné ; et Collé, n’écrivant contre Voltaire que pour lui seul ou pour des amis intimes, ne se gêne pas du tout.
Ney, qui sent la valeur de l’homme, redemande son aide de camp. […] Après cette retraite précipitée de la Galice, Ney, qui vient d’être placé sous le commandement de Soult, en est blessé ; il sent aussi le besoin de s’expliquer, de s’excuser auprès de l’Empereur, et il lui envoie Jomini, qui arrive à Vienne au lendemain de Wagram (juillet 1809). […] et jamais, non jamais, je ne me sentirai la force de ployer la tête sous le joug qu’on veut m’imposer. […] Vous sentez que je suis affecté plus vivement que jamais du malheur d’être enterré chez cet implacable prince de Neuchâtel, qui a juré d’étouffer en moi ce que l’Empereur nomme le feu sacré… » Le feu sacré ! […] Il va y avoir de grandes choses à faire ; Jomini a senti se rallumer tout son zèle : et c’est pourtant cette année 1813 qui va être pour lui l’année critique, l’année fatale !
Les Américains sentiraient bien faiblement le mérite d’une situation comique qui ferait allusion à des institutions tout à fait étrangères à leur gouvernement ; ils écouteraient peut-être encore ce qu’on en peut dire à cause de leurs rapports avec l’Europe ; mais jamais leurs écrivains ne penseraient à s’exercer sur un tel sujet. […] Ce qui est vraiment beau, c’est ce qui rend l’homme meilleur ; et sans étudier les régies du goût, si l’on sent qu’une pièce de théâtre agit sur notre propre caractère en le perfectionnant, on est assuré qu’elle contient de véritables traits de génie. […] Une progression constante dans les idées, un but d’utilité doit se faire sentir dans tous les ouvrages d’imagination. […] Il faut qu’au milieu de tous les tableaux de la prospérité même, un appel aux réflexions du cœur vous fasse sentir le penseur dans le poète. À l’époque où nous vivons, la mélancolie est la véritable inspiration du talent : qui ne se sent pas atteint par ce sentiment, ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain ; c’est à ce prix qu’elle est achetée.
Dans des temps où régnait la force, où tout étranger était un ennemi, tout être faible une proie, l’homme avait senti le besoin de se prémunir contre sa propre violence ; il avait bridé ses fureurs par des freins sacrés. […] Le roi refuse d’abord de les croire : leurs visages brûlés sont ceux des Libyennes, elles sentent la vase du Nil qui les a nourris. […] Sache que selon ce que tu décideras, autant il en arrivera à tes enfants et à ta maison. » — Ces paroles fatidiques retentissent solennellement dans l’âme du vieux roi, il se sent contraint comme par la formule d’une conjuration. […] On sent l’esclave plier le front sous cet ascendant naturel. […] Celles qui craignent se séparent de celles qui espèrent, des mois funestes s’échappent de leurs lèvres : on dirait qu’elles sentent déjà le démon du meurtre remuer dans leur âme — « Grand Zeus !
Il faudrait être Tacite ou Shakespeare pour rendre au vif ce qu’inspire une pareille vue à bien des cœurs, ce que du moins je ressens pour mon compte, et que bien d’autres sentent comme moi confusément. […] C’est à l’autre extrémité du continent, c’est en Espagne que se fit sentir le premier craquement et qu’on s’aperçut tout à coup que la statue colossale avait un pied d’argile. […] Toutefois, je lui rends justice : si elle ne voit pas, elle sent, et, dans les occasions fort rares où il faut fermer les yeux et obéir à son cœur, elle est, non pas un conseiller à écouter, mais un torrent à suivre. […] Il laisse le temps à l’ennemi de le tâter et de sentir le côté faible par où le fer, en appuyant, pourrait entrer. […] Napoléon apprend les désastres de l’Espagne à la fin de l’été de 1808, et sent à l’instant qu’il a beaucoup à réparer.
Jamais on n’a porté si loin le bonheur de votre sexe : il y a peu de princesses dans le monde à qui vous ne fassiez sentir la dureté de leur condition par jalousie de la vôtre ; il n’y a point de saintes dans les couvents qui n’eussent voulu changer la tranquillité de leur esprit contre les troubles agréables de votre âme. De tous les tourments, vous n’avez senti que ceux de l’amour, et vous savez mieux que personne qu’en amour Tous les autres plaisirs ne valent pas ses peines. […] On aime à sentir l’aise et le repos. […] Ne tenir plus à la vie que par le corps et sentir que ce corps diminue et dépérit chaque jour, c’est là l’idée générale qui règne dans cette correspondance des deux spirituels vieillards, et qui finit par affecter assez péniblement le lecteur. On sent mieux qu’eux encore tout ce qui leur manque dans un ordre d’espérances élevées.
Ne m’en étant pas beaucoup senti, je me fis un plaisir d’être toujours auprès de M. le prince de Marcillac, quand il y allait la nuit avec beaucoup d’autres pour soutenir les travailleurs ». […] Pour lui, Gourville, il sent bien que, s’il lui arrivait quelque accident dans une si chaude mêlée où il n’a que faire, cela ne lui attirerait que des railleries. […] Un jour, c’était dans la seconde Fronde, le prince de Condé, avec qui il était déjà en de très intimes rapports, lui fait sentir de quelle importance il serait d’enlever de Paris le coadjuteur (le cardinal de Retz) qui gouvernait le duc d’Orléans, et de le mettre en lieu d’où il n’intriguerait pas. […] Ce sont là des tours qui sentent la corde. […] Il n’eut pas même à se consoler, et se sentit à l’instant soulagé comme un philosophe qui a trouvé le port et qui n’en sort plus.
L’esprit que j’ai est un moule ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits : ainsi je ne vous dirais que ce que j’ai dit, et peut-être plus mal que je ne l’ai dit. » Cette unité fondamentale du moule, chez Montesquieu, se sent même dans sa plus grande variété de productions, et de son premier à son dernier ouvrage. […] Une sorte de vie manque, un lien, et l’on sent un puissant cerveau plus qu’un cœur. — Je liens à noter, sinon ce côté faible en un grand homme, du moins ce côté froid. […] Un ou deux ans après, le jeune homme qui sent bien que c’est à l’inconnu qu’il doit la délivrance de son père, le rencontre sur le port, se jette à ses pieds avec effusion, en le bénissant, en le suppliant de se laisser reconnaître et de venir voir les heureux qu’il a faits. […] On se sent en état de faire diversion partout. […] L’auteur du Temple de Gnide travaillait et raturait même ses billets doux ; on le sent aisément eu lisant ce poème.
Je prends un quadrupède, un chien, un bœuf ou tout autre ; je classe les faits que j’y observe, et je trouve qu’ils se réduisent aux groupes suivants : son type persiste, il se nourrit, il se reproduit, il sent, il associe des images, il se meut. Je dis que sa destinée est de persévérer dans son type, de se nourrir, de se reproduire, de sentir, d’associer des images et de se mouvoir. […] Si le bœuf n’était pas construit de manière à sentir, il ne sentirait point. […] Le bien, pour le chien, est de persévérer dans son type, de manger, de se reproduire, de sentir, d’associer des images, de se mouvoir ; l’empêchement de ces opérations est son mal. […] Les rudes apostrophes, les dénonciations, la vie militante de la Chambre auraient brisé sa nature passionnée et délicate ; il aurait trop senti et trop souffert.
Le soldat ne se sentait plus conduit par eux tout à fait comme autre fois, et il se méfiait d’eux, du moins de quelques-uns. […] Ce jour-là pourtant, le héros en lui commençait à sentir qu’il avait trop différé. […] Ses soldats, eux, qui y croyaient toujours, se voyant promenés incessamment d’une canonnade à l’autre, frémissaient de se sentir inutiles. […] Qu’il ne vienne jamais le jour où les générations renouvelées, fussent-elles dans la prospérité de la civilisation et de la paix perpétuelle, ne paraîtraient plus que froides et indifférentes à ce qui a remué et déchiré les entrailles de la patrie, en ces années connues et senties de nous, années de deuil immense, d’immortelle grandeur !
Cela s’est déjà passé de la sorte aux autres époques de civilisation raffinée ; et du moment que la poésie, cessant d’être la voix naïve des races errantes, l’oracle de la jeunesse des peuples, a formé un art ingénieux et difficile, dont un goût particulier, un tour délicat et senti, une inspiration mêlée d’étude, ont fait quelque chose d’entièrement distinct, il a été bien naturel et presque inévitable que les hommes voués à ce rare et précieux métier se recherchassent, voulussent s’essayer entre eux et se dédommager d’avance d’une popularité lointaine, désormais fort douteuse à obtenir, par une appréciation réciproque, attentive et complaisante. […] De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, après lui, ont senti le besoin de se rallier ; de s’entendre à l’avance, et de préluder quelque temps à l’abri de cette société orageuse qui grondait alentour. […] C’est un faible en ce monde que la poésie ; c’est souvent une plaie secrète qui demande une main légère : le goût, on le sent, consiste quelquefois à se taire sur l’expression et à laisser passer. […] Là il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poëtes souverains dont il est épris ; il les interroge, il les entend ; il convoque leur noble et incorruptible école (la bella scuola), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères ; il éclaircit, à leur flamme céleste, son observation des hommes et des choses ; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière ; et, à force de s’envelopper de leurs saintes reliques, suivant l’expression de Chénier, à force d’être attentif et fidèle à la propre voix de son cœur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d’autres conversent avec lui un jour.
Bossuet veut faire sentir son auditoire ce qu’il y a de merveilleux et de divin dans l’industrie humaine : que fait-il ? […] C’est que rien n’est plus embarrassant que de décrire un état d’esprit, même quand on l’a senti soi-même. […] La même âme sent, pense et veut, et est tout entière dans chacun de ses actes. […] Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.
L’Italie la première avait retrouvé les deux clefs de l’antiquité : elle avait compris la vérité, senti la beauté des œuvres anciennes. […] Dans ce cadre charmant, elle posait l’idéal de l’homme complet : le corps souple, robuste, gracieux, amené à la perfection de sa force et de sa forme, non plus instrument vil et méprisé, mais valant par soi, ayant droit à l’entière réalisation de ses fins propres et particulières, droit d’être et de jouir le plus possible ; l’âme parfaite aussi en son développement, enrichie de tous les modes d’existence qu’il lui est donné de posséder, s’épanouissant avec aisance dans sa triple puissance d’agir, de comprendre et de sentir. […] Les studieux jeunes gens nés dans les dernières années de Louis XI, que l’éducation scolastique avait laissés inquiets et affamés, lisent avidement, avec un esprit nouveau, avec l’esprit des Pogge, des Valla, des Guarino, les grandes œuvres latines dont le moyen âge n’avait ni pénétré le sens profond ni senti l’admirable forme : ils reçoivent la révélation de ce qu’avaient caché trop longtemps les bibliothèques des couvents. […] Marguerite elle-même unit la poésie, le mysticisme, l’humanisme, le zèle de la morale ; on sent dans cette période comme un effort pour réaliser l’idéal italien de l’homme complet, dont le libre développement physique et moral ne souffre point de restriction et de limites.