/ 2008
381. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Bernardin de Saint-Pierre »

Il y a des doctrines philosophiques et religieuses qui favorisent ce sentiment vif qu’on a de la nature ; il y en a qui le compriment et l’étouffent. […] Ceux qui traitent de sujets plus religieux, et des miracles de la Vierge en particulier, redoublent d’images gracieuses et odorantes. […] Et surtout l’idée religieuse et austère, que fomentait le jansénisme, allait à ne voir partout au dehors qu’occasion d’exercice et de mortification pour l’âme, et à obscurcir, à fausser, pour ainsi dire, le spectacle naturel dans les plus engageantes solitudes. Tandis que Racine enfant, l’esprit tout plein de Théagène et Chariclée, ne voyait rien de plus agréable au cœur et aux yeux (comme cela est en effet) que le vallon de Port-Royal-des-Champs, les religieuses et les solitaires s’en faisaient un lieu désert, sauvage, mélancolique, propre à donner de l’horreur aux sens ; ils n’avaient pas même la pensée de se promener dans les jardins. […] Le nom de Paul se trouve être aussi, non sans dessein, celui d’un bon religieux dont il avait voulu, enfant, imiter la vie, et qu’il avait accompagné dans ses quêtes.

382. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIVe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (2e partie) » pp. 365-432

cela m’a inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation religieuse, mais cela ne m’a donné aucune haine injuste et brutale contre les hommes. […] Cette peinture évangélique de l’âme de l’évêque, âme chrétienne parce qu’elle est populaire, et populaire parce qu’elle est chrétienne, mon ami, est ce qu’on appelle un tableau de genre suspendu dans un vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux, l’esprit, le cœur des lecteurs aux sentiments religieux et doux, qui sont l’édification de ce triste monde. […] Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l’auteur de ce livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces vases divins qui contiennent l’âme du peuple, même quand ils aspirent évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les institutions religieuses et dans ces saintes croyances des nations. […] Qui a jamais plaint Charles Ier d’Angleterre, ou Marie Stuart d’Écosse, ou les enfants d’Édouard, ou Louis XVI décapité, ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure belle-sœur, madame Élisabeth, sacrifiée malgré son innocence ; qui est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu’on doit, au même titre charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers religieux, royaux ou révolutionnaires de la terre ? […] Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du ciel : XI « Comme on l’a vu, la prière, la célébration des offices religieux, l’aumône, la consolation aux affligés, la culture d’un coin de terre, la fraternité, la frugalité, l’hospitalité, le renoncement, la confiance, l’étude, le travail, remplissaient chacune des journées de sa vie.

383. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse) »

La plus belle, la plus faible, la plus entraînante et la plus entraînée des femmes ; créant sans cesse, par une irrésistible attraction autour d’elle, un tourbillon d’amour, d’ambition, de jalousie, où chacun de ses amants est tour à tour le motif, l’instrument, la victime d’un crime ; passant, comme l’Hélène grecque, des bras d’un époux assassiné dans les bras d’un époux assassin ; semant la guerre intestine, la guerre religieuse, la guerre étrangère sous tous ses pas et finissant par mourir en sainte, après avoir vécu en Clytemnestre ; puis laissant une mémoire indécise, également défigurée par les deux partis : protestants et catholiques, les uns intéressés à tout flétrir, les autres à tout absoudre, comme si ces mêmes factions qui se l’arrachaient pendant sa vie devaient encore se l’arracher après sa mort ! […] Dargaud à ce roi mourant nous paraît donc une erreur d’homme d’État, expliqué par une préoccupation qui est aussi la nôtre pour la liberté religieuse. Mais la liberté religieuse alors en Écosse n’était ni dans un camp ni dans l’autre. […] Sous l’empire de Charles IX, qui méditait la Saint-Barthélemy, du duc d’Albe, ce bourreau sacré de Philippe II, et de Catherine de Médicis, l’âme de la persécution religieuse en France, Marie Stuart s’associa secrètement à la ligue de Bayonne qui ourdissait un plan d’unité religieuse pour toute l’Europe par l’extermination du protestantisme partout. […] Les rivalités féminines s’associèrent en elles aux rivalités religieuses et politiques pour envenimer de levains sanglants leur hypocrite amitié.

384. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « IV »

En revanche, il s’est complu au poétique nocturne que murmure Elsa à la fenêtre, au duo des deux femmes, au pittoresque lever de soleil, à la douce splendeur de la marche religieuse. […] Le religieux silence de la salle est plus éloquent que n’importe quels bravos. […] VI : L’idée religieuse. Citons : « … Wagner n’a jamais été un réformateur philosophique ou religieux. […] 8 avril : Scènes des Floramyes ; scène religieuse de Parsifal.

385. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Variétés littéraires, morales et historiques, par M. S. de Sacy, de l’Académie française. » pp. 179-194

M. de Sacy, père de famille, fils d’un père très religieux, et religieux lui-même, à demi platonicien autant qu’il sied à un admirateur déclaré de Cicéron, ayant en lui, dans sa nature modérée et sensée, de beaux restes et comme des extraits mitigés de toutes ces hautes doctrines, M. de Sacy, homme pratique et de mœurs domestiques vertueuses, a lu les Maximes, et, en les admirant littérairement, il en a souffert dans sa sensibilité : « Ma répugnance est invincible, dit-il ; je tiens les Maximes pour un mauvais livre. […] Il ne faudrait pourtant pas trop presser ce juste milieu religieux et moral en tant que système : cela n’a toute valeur que comme expression d’une nature individuelle, et ce qui en fait la force en M. de Sacy, c’est d’être avant tout porté par un bon fonds, préparé de longue main.

386. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291

La morale sociocratique est, comme les morales religieuses, une morale de la crainte et de l’automatisme. […] Notre morale moderne, même quand elle s’intitule rationaliste et scientifique, n’est pas autre chose qu’un prolongement de la morale chrétienne, une transposition de la morale chrétienne, une théorie seulement modifiée et rajeunie des valeurs morales chrétiennes : sacrifice de l’individualité, égalité des hommes, effacement de l’individu devant la communauté ; soumission à l’autorité, autrefois l’autorité religieuse ; maintenant l’autorité sociale, le point d’aboutissement logique de cette morale est un mysticisme social, une religiosité sociale qui divinise la société et invite l’individu à s’incliner devant elle comme devant le moderne Jéhovah. […] Stirner est un athée absolu dans l’ordre social et moral comme dans l’ordre religieux.

387. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre VI. Jean-Baptiste  Voyage de Jésus vers Jean et son séjour au désert de Judée  Il adopte le baptême de Jean. »

Ces relations tendirent plutôt à faire dévier de sa voie le jeune prophète de Nazareth ; mais elles lui suggérèrent plusieurs accessoires importants de son institution religieuse, et en tout cas elles fournirent à ses disciples une très forte autorité pour recommander leur maître aux yeux d’une certaine classe de Juifs. […] On s’imaginait que les chefs de sectes devaient être des solitaires, ayant leurs règles et leurs instituts propres, comme des fondateurs d’ordres religieux. […] Les grandes réunions d’hommes formées par l’enthousiasme religieux et patriotique autour du baptiste avaient quelque chose de suspect 320.

388. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VIII. »

Il faut aussi louer l’homme qui, en buvant, ne décèle rien que d’honnête, dont la mémoire et la pensée s’entretiennent de vertu, et ne pas redire, d’ailleurs, les combats des Titans ou des Géants, ni l’histoire des Centaures, fictions des vieux temps, et toutes ces rixes où il n’y a rien d’utile, mais avoir toujours présente la providence des dieux. » Ce langage n’est-il pas d’un sage et religieux réformateur, plutôt que d’un panthéiste ou d’un sceptique ? […] Ce qu’il semble avoir emprunté aux doctrines religieuses de l’Inde devient original en lui. […] On pourrait supposer Empédocle, d’après quelques vers de ses descriptions imitées par Lucrèce ; mais nulle trace du rhythme connu de ses poëmes ne se trouve dans le fragment cité ; et ce fragment, au contraire, sous la main d’un habile éditeur germanique, s’emboîte, avec peu de changements, dans les libres circuits de la strophe pindarique : Nous terminerons ici une étude trop incomplète sur cette haute poésie philosophique et religieuse puisée aux mêmes sources que celles du poëte thébain et s’animant parfois de la même ardeur.

389. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

C’est tout un drame où la passion se mêle au sourire de la tristesse religieuse, conçu et exécuté par un génie qui unissait la grâce de Raphaël, la mélancolie de Virgile, à la sombre vigueur de Dante et de Shakespeare. […] Lord Byron, le plus grand poète des temps modernes, a voulu rendre en poésie ce caractère de Don Juan, que Mozart a rendu en musique ; mais quelle différence entre la verve moqueuse, ironique, impie ou cynique du poète anglais, et la foi dans l’art sincère, convaincue, communicative et religieuse du musicien de Salzbourg ! […] Le caractère de sa musique devenait de plus en plus religieux ; il préférait l’écho du sanctuaire aux applaudissements des théâtres : ses chants montaient d’avance à son Dieu. […] Nous ne nous étonnons plus de l’amitié de Mozart pour cet aventurier d’élite ; l’homme religieux a ses indulgences, qui sont les grâces de la vertu. […] Est-ce que vous avez jamais éprouvé dans aucun théâtre une impression musicale comparable à un chant religieux de la voix ou de l’orgue solitaire exhalant autour des autels ou des tombeaux, sous les arches d’une cathédrale, l’Hosanna mélodieux, le Stabat sanglotant, le Requiem suppliant ou résigné de Mozart ?

390. (1888) Études sur le XIXe siècle

La tendance religieuse indiquée déjà dans l’article de F. […] Avec Rossetti, quoique son inspiration soit encore religieuse, nous nous éloignons déjà beaucoup de cet idéal d’ascète et de puritain. […] Burne Jones, qui représente la seconde période du préraphaélitisme, a encore les mêmes tendances religieuses que ses aînés, mais peut-être moins accentuées. […] Tandis que le prêtre s’applique à considérer les allégories religieuses comme des vérités de fait, l’artiste, au contraire, donne ouvertement et librement son œuvre pour un fruit de son invention. […] Au fond, les conditions religieuses de la société moderne l’occupent plus que la religion même, et il devait finir par s’inquiéter assez peu des dogmes et beaucoup des rapports entre l’Église et l’État.

391. (1895) La vie et les livres. Deuxième série pp. -364

L’homme est un animal religieux. […] Il est incrédule et religieux. […] Nous assistons aux acrobaties du dilettantisme religieux. […] C’est une cité noble et pauvre, de grande mine, de vie chétive, de silence religieux. […] Ceci, c’est un roman religieux.

392. (1905) Études et portraits. Sociologie et littérature. Tome 3.

C’est la secrète origine de ce que l’on pourrait appeler son empirisme religieux.‌ […] Ce qui tomba d’abord devant cet esprit d’examen, ce fut ma foi religieuse. […] On y voit qu’à cette date la pensée religieuse ne se séparait pas pour M.  […] Ce sont les corps religieux. […] Il était né religieux.

393. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre IV. La philosophie et l’histoire. Carlyle. »

Nul n’a contemplé avec une terreur plus religieuse l’obscurité infinie où notre pauvre pensée apparaît un instant comme une lueur, et tout à côté de nous le morne abîme où « la chaude frénésie de la vie » va s’éteindre. […] Une telle conception est la source véritable du sentiment religieux et moral. […] Le positivisme, appuyé sur toute l’expérience moderne, et allégé, depuis la mort de son fondateur, de ses fantaisies sociales et religieuses, a repris une nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des groupes naturels et l’enchaînement des sciences établies. […] Il traduit en style poétique et religieux la philosophie allemande. […] Toutes les croyances, les liturgies, les formes religieuses, les conceptions dont se revêt le sentiment religieux, sont en ce sens des idoles, des choses vues.

394. (1848) Études sur la littérature française au XIXe siècle. Tome III. Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Michelet, etc.

Je me suis, dans deux de mes articles, beaucoup étendu sur la question religieuse. […] Elles se prennent à poignée dans ces deux volumes tout pleins des observations les plus vraies et les plus délicates sur la nature humaine et sur la morale religieuse. […] On ne saurait donc leur pardonner, quand ils racontent un événement religieux, d’y chercher à toute force un dessous de cartes plus profond que le sentiment religieux lui-même, et de ne voir dans ce besoin religieux que la forme de quelque autre besoin, ou l’accident d’un phénomène plus important et plus réel. […] Quant à ceux qui, dans un grand fait religieux, ne cherchent et ne supposent même que de la poésie, c’est bien autre chose encore. […] Il faut se représenter l’état religieux de cette époque.

395. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc (suite et fin.) »

La société, telle qu’elle se formait alors, toute féodale et religieuse, demandait aux constructeurs d’élever force monastères, force églises, des palais aussi, des châteaux surtout et des remparts. […] Une puissante école de constructeurs laïques, protégée par l’épiscopat, accueillie par les seigneurs, favorisée par le peuple, supplante l’école religieuse précédente et porte dans la conception et l’exécution de ses œuvres la plus grande indépendance. […] Et ce n’est pas seulement l’architecture religieuse, qui prenait son essor vers ce temps d’une merveilleuse et franche renaissance, aux premières années du XIIIe siècle : « l’architecture civile et militaire suit pas à pas la marche de l’architecture religieuse, et dans la ville où l’on construit une cathédrale gothique, on élève en même temps des édifices civils, des maisons et des remparts qui se dépouillent entièrement des traditions romanes ».

396. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Mme Champagneux, qui avait conçu pour lui une grande estime d’après la lecture de certaines pages traitant de sujets religieux et tout à fait étrangères à l’histoire de la Révolution, avait fait acte d’amitié en lui confiant le manuscrit maternel qui, depuis la première édition des Mémoires par Rose, était rentré entre ses mains et était demeuré caché à tous les yeux dans les archives intimes de la famille : « Grâce à cette intéressante communication, nous dit M.  […] Mme Champagneux m’y avait autorisé, en se fiant à moi du soin d’expliquer et de présenter sous leur vrai jour, ou même de passer tout à fait sous silence certaines confidences des Mémoires, qu’elle m’avait d’ailleurs à peine indiquées, désirant ou ne trouvant pas mauvais que j’en eusse connaissance, mais évitant elle-même de s’y arrêter. » Il faut le savoir en effet, et c’est un sujet fort digne de réflexion : la fille de Mme Roland, cette Eudora si cultivée par sa mère et dont elle avait soigné l’éducation jusqu’à l’âge de onze ans avec un zèle éclairé et tendre, Eudora était devenue fort religieuse, — disons le mot, fort dévote avec les années. […] Cette faveur lui fut refusée. » « Cette âme, à qui le souffle d’en haut avait été si libéralement départi, et qui était, malgré tout, restée intimement religieuse, avait sans doute en ce moment suprême une vision surhumaine, une révélation inattendue, un argument nouveau d’immortalité. […] L’interprétation plus religieuse et plus orthodoxe ne s’est glissée que depuis.

397. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo en 1831 »

Les idées religieuses tenaient très-peu de place dans cette forte et chaste discipline. […] Durant ce même temps, Victor Hugo composait son premier volume d’Odes royalistes et religieuses. […] Eugène surtout (à qui nous devons bien, puisque nous l’avons nommé, ce triste et religieux souvenir), adolescent mélancolique, plus en proie à la lutte, plus obsédé et moins triomphant de la vision qui saisit toutes les âmes au seuil du génie et les penche, échevelées, à la limite du réel sur l’abîme de l’invisible, Eugène a exprimé dans le recueil cette pensée pénible, cet antagonisme désespéré, ce Duel du précipice ; la poésie soi-disant erse, qu’il a composée sous ce nom, est tout un symbole de sa lugubre destinée. […] Ses opinions politiques et religieuses ont subi quelque transformation avec l’âge et la leçon des événements ; ses idées de poésie et d’art se sont de jour en jour étendues et affermies.

398. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre V. Le roman »

Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents ; de là, justement, la froideur de l’œuvre, et la fatigue qu’elle laisse : tellement l’auteur s’est mis en dehors de la vie contemporaine, tellement il a éliminé toute idée personnelle, toute conception philosophique, morale ou religieuse, qui eussent donné direction, sens et portée à ce splendide cauchemar. […] Mais il a donné des analyses plus serrées et plus poignantes, dans ce roman de l’Évangéliste, où il a dépeint le ravage du fanatisme religieux dans certaines âmes contemporaines. […] Avec un mélange original de sympathie et d’ironie, il conte des légendes religieuses, les miracles du mysticisme ou de l’ascétisme ; d’autres fois, il nous promène à travers le monde moderne, prenant plaisir à nous détailler les plus excentriques ou immorales combinaisons de la sensualité et de l’intelligence, du positivisme et de l’esthétisme dans les âmes contemporaines. […] Détaché de toute croyance religieuse, il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son incurable pessimisme de sensuel mélancolique : il sent l’être, en lui, hors de lui, s’écouler incessamment dans les phénomènes, et il poursuit la jouissance passagère de la sensation attachée aux apparences ; mais il savoure, dans le moment même où il jouit, l’amertume de l’inévitable anéantissement de l’apparence hors de lui, de la sensation en lui.

399. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Philarète Chasles » pp. 147-177

Il n’a trouvé, enfin, en Galilée, qu’un pauvre caractère, qui n’avait rien de ce qui fait le grand homme quoiqu’il fût un formidable mathématicien, un de ces êtres infirmes qu’on punit maternellement, comme un vieil enfant plein de génie, mais aussi d’obstination et de désobéissance, en lui donnant pour noir cachot un palais Italien, au centre d’une belle terre italienne de douze arpents sur laquelle il pouvait promener ses soixante-quinze ans et ses gouttes, en y ajoutant pour geôliers son ami, l’archevêque de Sienne, et ses propres filles, à lui, Galilée, ses filles qu’il adorait, deux religieuses qui lui parlaient de Dieu, ce dont il avait très probablement grand besoin. […] Dans sa Virginie de Leyva, ce n’est qu’un libertin par la pensée et un précieux dans le langage, et, dans son impossibilité d’être énergique, parce qu’il n’est pas passionné, il nous déteint l’indécente Religieuse de Diderot, ce vermillon obscène, et nous raconte, avec des chatteries de style comme il en a, même dans les sujets les plus graves, une histoire de la Gazette des Tribunaux d’Italie qui, pour faire balle dans nos âmes et y éveiller l’écho de haine qu’on y voudrait entendre, ne demandait qu’une poignante simplicité. Cette histoire est très belle, très tragique, et les personnages en sont très criminels, puisque c’est la séduction d’une religieuse de haut lignage, princesse de naissance, supérieure de son couvent, par un jeune seigneur italien de beauté singulière, de mœurs très corrompues, assassin trois ou quatre fois. […] Je n’ai point à entrer dans les détails de ce procès où l’autorité religieuse fit sa fonction, ce qui la rend irréprochable, n’étant jamais solidaire que des crimes qu’elle ne punit pas.

400. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Études sur Blaise Pascal par M. A. Vinet. »

La nouvelle apologétique qu’on pourrait déduire des Pensées de Pascal, telles qu’on les possède actuellement, ne saurait s’adresser en réalité qu’à un petit nombre d’esprits et de cœurs méditatifs ; et elle mériterait moins le nom d’ apologétique que de s’appeler tout simplement une forte étude morale et religieuse faite en présence d’un grand modèle. […] Vinet a dit : « Quels Mémoires seraient plus intéressants que ceux de ce religieux, s’il eût pu songer à les écrire ?

401. (1874) Premiers lundis. Tome I « Victor Hugo : Odes et ballades — I »

De jeunes esprits, nourris du Génie du Christianisme, tournés par leur nature et leur éducation aux sentiments religieux et aux croyances mystiques, avaient pensé, à la vue de tant d’événements mémorables, que les temps marqués étaient accomplis et que l’avenir allait enfin se dérouler selon leurs vœux. […] Hugo, l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses.

402. (1874) Premiers lundis. Tome II « Adam Mickiewicz. Le Livre des pèlerins polonais. »

Aujourd’hui, c’est un coin politique et historique ; demain, une poésie ou une rêverie mélancolique ; après-demain, quelque roman sanguinaire ou licencieux, puis tout d’un coup une chaste et grave et religieuse production ; il faut que la pauvre critique aille toujours à travers cela, il faut qu’elle s’en tire, qu’elle s’en teigne tour à tour, qu’elle voie assez de chaque objet pour en jaser pertinemment et d’un ton approprié. […] Car ce petit livre est une œuvre à part ; une conviction profondément nationale et religieuse l’a dicté au poète fervent ; il est destiné, comme un viatique moral, au peuple errant ou captif chez qui l’ancienne foi catholique semble avoir fait alliance avec le sentiment plus moderne de la liberté.

403. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre III. Les traducteurs »

On mesure dans cette déclaration la valeur des idées que lentement, sourdement, sur le regard indulgent des puissances séculière et religieuse, par les soins des plus inoffensifs régents, la culture classique fera couler pendant deux | siècles au fond des âmes, y préparant la forme que les circonstances historiques appelleront au jour. […] Après l’assassinat de Henri III, son diocèse fut fort troublé par les passions religieuses, et son clergé même se révolta contre lui : on l’accusait de trop de fidélité au roi.

404. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative »

Les imitations religieuses furent aussi grossières ; rien ne pouvait être plus contraire à la religion concrète d’un grec que la divinisation des idées abstraites, que ce culte de la déesse Raison, inauguré avec un appareil emprunté aux rites du paganisme, dans la vieille cathédrale gothique de la Cité, à Notre-Dame. […] Pour ce qui est de l’art de construire, si une même disposition naturelle a permis à nos architectes d’accommoder en quelque mesure le goût antique aux besoins si différents des temps modernes et aux nécessités d’un autre climat, il est trop évident que c’en est fait, dès la Renaissance, de notre architecture religieuse.

405. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface des « Feuilles d’automne » (1831) »

C’est le passage de l’unité religieuse et politique à la liberté de conscience et de cité, de l’orthodoxie au schisme, de la discipline à l’examen, de la grande synthèse sacerdotale qui a fait le moyen-âge à l’analyse philosophique qui va le dissoudre ; c’est tout cela ; et c’est aussi le tournant, magnifique et éblouissant de perspectives sans nombre, de l’art gothique à l’art classique. Ce n’est partout, sur le sol de la vieille Europe, que guerres religieuses, guerres civiles, guerres pour un dogme, guerres pour un sacrement, guerres pour une idée, de peuple à peuple, de roi à roi, d’homme à homme, que cliquetis d’épées toujours tirées et de docteurs toujours irrités, que commotions politiques, que chutes et écroulements des choses anciennes, que bruyant et sonore avènement des nouveautés ; en même temps, ce n’est dans l’art que chefs-d’œuvre.

406. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Gabrille d’Estrées et Henri IV »

Gabrille d’Estrées et Henri IV39 I Il y a quelque temps que Capefigue, l’historien religieux de la monarchie et de la politique françaises, aborda tout à coup une singulière spécialité historique, et deux livres, l’un sur madame du Barry, l’autre sur madame de Pompadour, dirent fort expressivement alors quelle était cette spécialité… Ce fut un scandale, mais un scandale gai. […] Malgré le peu de pente de l’esprit tout politique de l’auteur de Gabrielle d’Estrées à regarder du côté des causes morales, qui sont les influences décisives de l’histoire, cependant il ne peut s’empêcher de dire à plus d’une place de son ouvrage que les nombreuses amours publiques de ce chef d’État durent choquer si profondément l’esprit religieux et les mœurs de son siècle, que, son système politique eût-il réussi, il fût tombé par là encore !

407. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

L’auteur des Chants du Passé est de cette époque qui a pesé sur nos jeunesses, qui les a perdues, et où les âmes les plus fortes, amollies par l’air de ce siècle, aussi lâchement spiritualiste que le siècle précédent avait été grossièrement sensuel, n’eurent pour se sauvegarder de la corruption des décadences ni les occupations héroïques de la guerre ni la placide et grandiose fortitude des sentiments religieux. […] Les sonnets religieux, les poésies qu’il adresse à la Vierge, marquent bien ce dernier coup d’aile de sa Muse dans le ciel chrétien où elle s’envole, et qui sait ?

408. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIe entretien. L’homme de lettres »

Ô puissance sublime des idées religieuses ! […] Ne pouvant réfuter ses principes, ils essayèrent d’en affaiblir l’effet en publiant que le clergé lui faisait une pension, voulant montrer une âme vénale où l’on voyait une âme religieuse. […] La famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait comme la plus belle des fortunes l’union du plus grand philosophe religieux et du plus sensible poëte du siècle. […] Une maladie de poitrine nous annonçait sa fin prochaine: il l’attendait avec cette religieuse résignation à la nature qui laissait sa bouche sourire à la mort. […] La déclaration de l’existence d’un Être suprême n’est-elle pas inscrite sur tous les anciens monuments religieux de la France ?

409. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre septième »

L’éloquence religieuse. — § VIII. […] Son influence s’est marquée plus particulièrement sur trois genres, le poème dramatique, la satire littéraire et l’éloquence religieuse. […] Et quand Molière, regardant au-dessus des ridicules, voulut, de sa libre invention, et sans l’indication royale, montrer dans le Tartufe le plus odieux de tous les vices, l’hypocrisie religieuse, exploitant le plus commun des travers, la crédulité, Louis XIV protégea le poète et la pièce, et le plus religieux des rois consacra cette éternelle leçon donnée au genre humain sur l’abus qu’on peut faire de la religion. […] De l’influence personnelle de Louis XIV sur l’éloquence religieuse. Louis XIV, pendant tout son règne, donna à l’éloquence religieuse le plus efficace des encouragements, ce fut d’en user.

410. (1869) Philosophie de l’art en Grèce par H. Taine, leçons professées à l’école des beaux-arts

Le vertige religieux n’entre point dans les esprits sains et équilibrés qui ont conçu un pareil monde. […] Les cérémonies religieuses sont un banquet joyeux dans lequel les dieux sont contents parce qu’ils ont leur part de vin et de viande. […] Ils ont porté la vie sociale aussi légèrement que la vie religieuse. […] Deux sortes de culture les forment en tout temps et en tout pays : la culture religieuse et la culture laïque, et l’une et l’autre opèrent dans le même sens alors pour les garder simples, aujourd’hui pour les rendre compliqués. […] Si, comme on peut le soutenir, la préoccupation de la mort est le trait le plus important du christianisme et du sentiment religieux moderne, la race grecque est la moins religieuse des races.

411. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre VI. Bossuet et Bourdaloue »

Fléchier, Massillon : déclin de l’éloquence religieuse au xviiie  siècle. — 7. […] Saint Vincent de Paul exerça une sérieuse influence sur l’éloquence religieuse. […] Il prit grand intérêt aux communautés religieuses, qu’il soumit vigoureusement à son autorité : Jouarre et sa noble abbesse tentèrent de résister à l’évêque, qui plaida, gagna, et dut presque faire enfoncer les portes du couvent pour s’y faire reconnaître. […] De là l’unité religieuse et esthétique à la fois des oraisons funèbres : de cette idée centrale la lumière se distribue à toutes les idées, les enveloppe et les lie. […] Cette misérable dégénérescence de l’éloquence religieuse trouve son expression parfaite dans l’abbé Maury, le plus fleuri, le plus harmonieux, le plus froid, le plus vide et ie moins sincère des orateurs que, par habitude, on continue d’appeler chrétiens : Maury est à Bossuet ce que Fontanes est à Racine.

412. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

Le second traiterait des apôtres et de leurs disciples immédiats, ou, pour mieux dire, des révolutions que subit la pensée religieuse dans les deux premières générations chrétiennes. […] C’est alors que les idées religieuses des races groupées autour de la Méditerranée se modifient profondément ; que les cultes orientaux prennent partout le dessus ; que le christianisme, devenu une église très nombreuse, oublie totalement ses rêves millénaires, brise ses dernières attaches avec le judaïsme et passe tout entier dans le monde grec et latin. […] Je raconterais encore plus sommairement les persécutions du commencement du IVe siècle, dernier effort de l’empire pour revenir à ses vieux principes, lesquels déniaient à l’association religieuse toute place dans l’État. Enfin, je me bornerais à pressentir le changement de politique qui, sous Constantin, intervertit les rôles, et fait du mouvement religieux le plus libre et le plus spontané un culte officiel, assujetti à l’État et persécuteur à son tour. […] Les écrits de Philon ont l’inappréciable avantage de nous montrer les pensées qui fermentaient au temps de Jésus dans les âmes occupées des grandes questions religieuses.

413. (1929) La société des grands esprits

La politique et les dissensions religieuses s’en mêlaient. […] La foi religieuse est une chose, l’art en est une autre. […] On ne peut esquiver la question de sa sincérité en matière religieuse. […] Un moine qui quitte son habit religieux est excommunié. […] Son éloquent discours a été recueilli dans ses Nouvelles études d’histoire religieuse.

414. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — III. (Fin.) » pp. 246-261

Il n’est pas favorable aux religieux des ordres mendiants, mais il n’est pas contre toute espèce de communautés religieuses, et il les croit compatibles avec l’ordre politique moyen qu’il conçoit : Les religieux rentés, en France, sortent communément d’une honnête bourgeoisie, dit-il, paraissent peu dans le monde et sont, malgré beaucoup de plates déclamations, plus utiles à l’État qu’on ne le pense.

415. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 15 janvier 1887. »

Franck excelle à développer de larges pensées musicales — qui sont parfois de vraies pensées philosophiques et de sublimes élans religieux — dans ces dialogues d’un petit nombre d’instruments, qui peuvent ainsi traduire, avec la plénitude de leurs ressources individuelles, tout ce qui s’y trouve de poésie intime. […] L’auteur montre que Richard Wagner avait une connaissance profonde et détaillée du moyen âge ; il ne fait pas étalage de son érudition dans Lohengrin, mais chaque détail est exact, et en beaucoup d’endroits une parole qui paraît sans importance au vulgaire, est pleine d’intérêt pour le savant. — En un seul point Wagner ne s’est point conformé à l’exactitude historique, — c’est en faisant célébrer le mariage de Lohengrin et d’Elsa à l’église ; l’action de Lohengrin se passe au commencement du dixième siècle, or ce n’est guère que vers les onzième et douzième siècles que l’église parvint à imposer le mariage religieux, et dans les descriptions de mariages avant cette époque il n’est jamais question de cérémonies religieuses.

416. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

Sa jeunesse échappa aux légèretés et aux dérèglements qui sont l’ordinaire écueil : sa nature, à lui, était très capable d’orages ; ces orages, il les eut, il les épuisa dans la sphère de la science, et surtout dans l’ordre des sentiments religieux. […] La rencontre qu’il fit de Messieurs de Port-Royal fournit un aliment à son activité morale, et leur doctrine, qui était quelque chose de neuf et de hardi, devint pour lui un point de départ d’où il s’élança avec son originalité propre pour toute une reconstruction du monde moral et religieux. […] Le livre de Pascal, dans l’état où il nous est venu, et dans la hardiesse ou le décousu des restitutions récentes, ne saurait être pour personne un livre d’apologétique exact et complet : ce ne peut être qu’une lecture ennoblissante, et qui reporte l’âme dans la sphère morale et religieuse d’où trop d’intérêts vulgaires la font déchoir aisément.

417. (1910) Rousseau contre Molière

La leçon est celle-ci : « Tantum relligio… Ne soyez pas religieux ! […] Enfin Rousseau est tout plein de sentiment religieux et ne saurait s’en passer. Or il lui semble bien que Molière est aussi étranger au sentiment religieux qu’il est possible qu’homme le soit. […] Remarquez-vous que là où une pensée religieuse serait à sa place dans son texte elle n’y vient jamais ? […] Reste que Julie ne suit pas les opinions religieuses de son mari et qu’au contraire c’est elle qui finit par le convertir aux siennes.

/ 2008