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295. (1932) Le clavecin de Diderot

C’est dans la pratique que l’homme doit démontrer la véracité c’est-à-dire la réalité, la puissance, l’en-deçà de sa pensée. Toute discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée est purement scolastique. […] Le veau d’or sur ses vieux jours était devenu père d’une vache de fer-blanc qui s’appelait Réalité. […] Cette imposteuse disait que le monde était son monde, le monde de la Réalité. Or voici qu’on ose parler d’une volonté violemment paranoïaque de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la Réalité.

296. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

Au milieu de toutes ces apparences phénoménales, de toutes ces « visions », il est pourtant des choses qui se dressent au-dessus des autres et qui semblent avoir plus de réalité : Nous avons dans l’esprit des sommets, nos idées, Nos rêves, nos vertus, d’escarpements bordées,       Et nos espoirs construits si tôt. […] Selon Hugo, la personnalité est la condition même d’une infinité réelle. « Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne. » C’est-à-dire que la conscience humaine, se concevant sans être conçue par l’être infini, le limiterait ; de plus, la volonté humaine pourrait, en niant l’idéal, lui enlever quelque chose de sa réalité au moins pour elle, le chasser d’elle-même. « Il ne serait donc pas infini ; en d’autres termes, il ne serait pas. […] Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. » Ce sont donc des « ombres » plutôt que de pleines réalités. […] Hugo eut une foi profonde dans la réalité du progrès social : Quoi ! […] Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s’il y touchait.

297. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Granier de Cassagnac » pp. 277-345

Après avoir peint, dans leur réalité, les hommes de la révolution convulsive, il lui restait les hommes de la révolution fatiguée, ces invalides du régicide qui avaient mis leurs cinq têtes à la place du chef qu’ils avaient coupé ; il restait ces stropiats du crime aux affaires, qui nous font nous prendre d’une estime rétrospective pour les eunuques d’Honorius ! […] il a manqué, comme tous ses contemporains, d’aperçu lointain et supérieur, et il s’expose très simplement à ce reproche qu’on peut lui faire ; mais, du moins, il n’a pas manqué des vifs éclairs d’un magnifique bon sens, et au premier symptôme, au premier flair, avec ce bond de lion des esprits véritablement politiques, qui tombe juste sur les réalités et les saisit, ce qu’il n’a pas vu à l’avance, il l’a, à l’instant même, compris. […] Granier de Cassagnac, créé spécialement pour la lutte, pour l’étreinte des hommes et des choses, pour le pétrissage des réalités, avait mieux à faire qu’à baguenauder avec cette carte risquée de l’à priori dans l’histoire, et la Critique aurait regretté de voir un tel homme introduire dans le ferme acier des facultés les plus positives, cette paille d’une chimère qui en fait tout à coup éclater la trempe. […] Parmi tous ces portraits heureusement saisis, à l’exception peut-être de celui de Guizot, si grandi qu’il en perd toute proportion et toute réalité, nous en avons remarqué plusieurs que nous aurions voulu citer pour donner une idée des ressources variées du coup de pinceau de l’auteur. […] Cassagnac est révolutionnaire contre ceux qui, en méconnaissant l’origine de la langue française, lui ont arraché sa généalogie et accompli, à propos d’elle, la violation la plus flagrante, la plus obstinée et la plus ignorante, d’une des plus grandes réalités du passé.

298. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre I. De l’intensité des états psychologiques »

L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme à l’espérance qu’à la possession, au rêve qu’à la réalité. […] Mais la naïveté même de cette distinction en fait une réalité psychologique. […] Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la lumière elle-même. […] En donnant à ce passage un nom, en l’appelant ∆S, vous en faites une réalité d’abord, une quantité ensuite. Or, non seulement vous ne sauriez expliquer en quel sens ce passage est une quantité, mais vous vous apercevrez, en y réfléchissant, que ce n’est même pas une réalité ; il n’y a de réels que les états S et S′ par lesquels on passe.

299. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre II. L’antinomie psychologique l’antinomie dans la vie intellectuelle » pp. 5-69

Draghicesco a-t-il raison ou bien l’idée de race répond-elle à une réalité ? […] Les raisons qui nous ont conduit à accorder à l’individu une certaine réalité physiologique et psychologique indépendante de la socialité entraînent comme conséquence la possibilité théorique d’une antinomie entre l’individu et la société. […] C’est là que se passe le drame silencieux et insaisissable, intraduisible, en mots, de notre existence. — Il semblerait donc résulter de cette hypothèse que toute la vie sociale restât en dehors de notre existence vraie et qu’elle dût être pour nous sans intérêt véritable comme elle est sans réalité essentielle. […] Maeterlinck nous attirent si puissamment, ce n’est pas que nous leur demandions d’être pour nous des révélateurs de l’absolu, des introducteurs dans l’au-delà métaphysique, c’est que nous voyons en eux des hommes dont le regard pénètre plus avant que le nôtre dans les réalités au milieu desquelles nous vivons, des hommes pourvus d’un don exceptionnel de divination psychologique et sociale. […] On peut entendre aussi par science les recherches scientifiques particulières, sortes de techniques raisonnées portant sur une portion définie de la réalité.

300. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juillet 1885. »

La méchante Volonté première de Schopenhauer, cette âme essentielle des réalités, est ici le Bien suprême. […] Quelle est pour Wagner, cette Nature, cette Réalité, cette Volonté première, cet Être immanent, si prodigieusement bienheureux ? […] Il a dit, le Révélateur, il a dit la Réalité des choses. […] Ce qui l’avait poussé à fuir le monde, ce n’était certainement pas l’horreur de la réalité, l’horreur de la vie. Non ; c’était le dégoût d’une réalité faussée, d’une vie corrompue et artificielle.

301. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Pickwick, dans Le Magasin d’antiquités, Dickens aborde le chapitre des comédiens errants ; dans Olivier Twist, il décrit le monde des voleurs et des filles de Londres ; dans les Temps difficiles, ce sont des ouvriers et une troupe d’écuyers ambulants ; chacun de ces tableaux de mœurs est assurément peint avec les couleurs les plus fausses et les plus faibles, et quand Dickens veut parler du grand monde, c’est encore en homme qui s’est plu à s’en faire une idée directement contraire à la réalité ; l’école de M.  […] Toujours Dickens reste l’artiste outrancier, partial et borné que nous avons appris à connaître et qui se plaît autant à accentuer le comique et la satire de ses pages dialoguées que le mystère et la terreur de celles où, usant d’indications descriptives disconnexes, il accumule sur certains incidents les ténèbres et le vague, conservant malgré tout une vérité dans l’excès, un air de réalité dans le fantaisiste, qui n’est pas le trait le moins curieux de cet art singulièrement complexe. Dickens est incontestablement un réaliste, d’une espèce particulière, il est vrai, et bien qu’il s’emploie davantage à déformer la réalité qu’à la reproduire. […] Le seul principe qui puisse dériver de ce résumé essentiel de tout l’être, est le même que celui qui découle de la réalité brute qui meut toute matière, qui attise toute vie, et que commence à déduire de l’ensemble dont il est l’âme, la philosophie naturaliste en posant la vertu de toute expansion et la peine de toute contraction, l’identité fondamentale de la force et de la bonté. […] Il pénètre mieux la réalité et simultanément la comprend très complexe, très cachée, surprenante et inquiétante.

302. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre I. Les chansons de geste »

Et dans cette exaltation arrive à se dégager spontanément comme une âme nationale, un profond et encore inconscient patriotisme, qui devance la réalité même d’une patrie. […] Batailles générales ou combats singuliers ne portent guère bonheur à nos trouvères, même dans le Roland : ils ont à peine à sortir d’une monotone banalité, parce que peut-être la réalité était monotone et banale. […] Ces trois poèmes de Garin, Girbert et Anséis, qui sont, le premier surtout, la partie ancienne, épique, et comme le cœur de la geste, ont le caractère de réalité le plus saisissant, bien qu’on n’ait pu encore leur trouver aucun fondement dans l’histoire. […] Elles en expriment les rêves avec la vie, l’idéal avec la réalité, comme la fiction du théâtre de Scribe est le plus fidèle portrait qu’on puisse trouver de la bourgeoisie française aux environs de 1840. […] Ils perdent toute dignité, toute grandeur, toute réalité, toute consistance aussi.

303. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1878 » pp. 4-51

Flaubert déclare qu’il danserait devant sa glace. « Moi, c’est singulier, dit Tourguéneff, après, seulement après, je rentre en rapport avec les choses qui m’entourent… Les choses reprennent la réalité qu’elles n’avaient point, un moment avant… Je me sens moi… et la table qui est là, redevient une table… Oui, les relations entre mon individu et la nature se renouent, se rétablissent, recommencent. » Mercredi 6 février Flaubert, parlant de l’engouement de tout le monde impérial, à Fontainebleau, pour la Lanterne de Rochefort, racontait un mot de Feuillet. […] Mardi 30 avril Chez Daumier la réalité bourgeoise a parfois une intensité telle, qu’elle arrive au fantastique. […] Daudet m’entretient de son livre : Les Rois en exil, dont la conception est vraiment tout à fait jolie, en ce qu’elle se prête à une réalité poétique et ironique. […] Si je n’avais pas de bibelots, j’achèterais ce moulage, et n’aurais que cela dans mon salon : ce serait la présence réelle d’une belle réalité. […] * * * — Il me semble que je dois bien faire mon roman des deux clowns, me trouvant en ce moment, la cervelle dans un état vague et fluide, convenant à cette œuvre, un peu en dehors d’une réalité absolue.

304. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

Des êtres pris partiellement dans la réalité seraient d’ailleurs plus complexes et moins intenses, auraient une âme plus mêlée et plus trouble que les esprits rigides et clairs qui passent dans les contes de Poe. […] N’étant plus tenu aux semblants de réalité des contes, et libre de manier à son gré des idées purement générales, le poète y passe du physique au métaphysique par de merveilleuses trajectoires. […] Il ne semble pas que Poe se résigne jamais à produire les effets qu’il prémédite par la copie de la réalité, ni qu’il consente à ne pas s’en éloigner Sans cesse il en dérange et recombine les éléments. […] Wilson, qu’à l’île de Tsalal, les matelots de la Jane Guy trouvent des femmes « obligeantes en toutes choses », que dans Marie Roget, il faille fouiller le dessous d’une femme galante, et dans le Crime de la rue Morgue, entrevoir le cadavre d’une jeune fille brutalement lacérée, pas un mot équivoque, pas une allusion aux réalités de la chair, un rauque éclat de voix ou un afflux de sang ne vient altérer le calme glacial de ces œuvres et de toutes. […] Évidemment dans l’esprit de cet homme, les images ne se suivaient ni ne se coordonnaient à l’imitation de la réalité ; par un dérèglement léger qui, grossi et constant, serait celui de la manie, elles se succédaient parfois sans ordre, automatiquement ; ou bien Poe, écartant volontairement les chaînons intermédiaires, se plaisait à joindre les termes extrêmes d’une série d’images conséquentes.

305. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

On fait une fois les Fleurs du mal, un chef-d’œuvre de réalité sauvage, un livre du plus grand style et d’une férocité magistrale, on le fait (quand on peut le faire), on ne le recommence plus. […] La littérature satanique, qui date d’assez loin déjà, mais qui avait un côté romanesque et faux, n’a produit que des contes pour faire frémir ou des bégayements d’enfançon, en comparaison de ces réalités effrayantes et de ces poésies nettement articulées où l’érudition du mal en toutes choses se mêle à la science des mots et du rythme. […] Elle a, au contraire, d’horribles réalités que nous connaissons, et qui dégoûtent trop pour permettre même l’accablante sérénité du mépris. […] Baudelaire excelle surtout, je l’ai dit, à donner une réalité vivante et brillante aux pensées, à matérialiser, à dramatiser l’abstraction. […] La pièce vingt et unième (Parfum exotique) est remarquable par cette faculté d’arrêter l’insaisissable et de donner une réalité pittoresque aux sensations les plus subtiles et les plus fugaces.

306. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

De longs antécédents littéraires malheureux et obscurs ont été relevés comme une objection péremptoire à la réalité de ses perfectionnements récents. […] Quel mélange singulier et contradictoire dans le romancier que nous voudrions juger ici, sans faire notre parole plus sévère que notre pensée, — quel mélange d’observation souvent maligne, de réalité prise sur le fait comme par un clin d’œil de malin Tourangeau, de gaieté de bon aloi et digne de Chinon, — quel mélange de tout cela, et encore de situations domestiques si fréquemment attendrissantes, avec tant d’écarts divagants et d’incroyables fantaisies ! […] Nul doute que, si M. de Balzac avait connu ce petit écrit, il n’eût donné à son livre le cachet de réalité qui y manque, et ne se fût garanti de beaucoup d’à peu près qui sont faux. […] L’alchimiste remit d’opérer la transmutation devant sa femme au lundi de Pâques ; il fit emplette d’une branche de laurier et d’une tige d’immortelle, pour lui annoncer dignement cette nouvelle heureuse ; toute cette conclusion domestique est pleine de simplicité, d’attendrissement et de sagesse : la réalité ici fait envie au roman.

307. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre III. Littérature didactique et morale »

Ne prenons pas le change sur le cadre ou sur le ton : tant d’énumérations moralisées ou satiriques que nous rencontrons, ne sont qu’une forme originale de littérature réaliste, dont le caractère essentiel est de réveiller chez l’auditeur la sensation des réalités qui lui sont prochaines : et comme cette littérature s’adresse à des imaginations vierges, non blasées encore, ni réfractaires par un trop long usage à l’action suggestive des mots, les noms soûls des choses, sans descriptions, sans épithètes, sans tout le mécanisme compliqué du style intense, les noms tout secs sont puissants : le poète se contente d’appeler, pour ainsi dire, chaque objet, aussi le voilà présent, en sa concrète et naturelle image, aux esprits de ceux qui l’entendent. […] Je crois que derrière les allégories scolastiques qu’il fait mouvoir, il aperçoit et s’efforce d’atteindre la réalité concrète de la vie. […] Il faut ajouter, à l’honneur du poète, que sa continuelle allégorie n’est jamais tout à fait sèche, languissante, ennuyeuse, que dans les endroits où nulle réalité ne peut le soutenir et le guider, comme lorsqu’il décrit les souffrances conventionnelles de l’amour courtois. […] Les phénomènes passent, les individus meurent : l’espèce seule a de la réalité, seule elle est, parce que seule elle reste.

308. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre X. La littérature et la vie de famille » pp. 251-271

En effet, tantôt les écrivains reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà, opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le Code. […] Ainsi la littérature et la réalité, quoique toujours séparées par un écart qui est plus ou moins large, suivant que l’époque est réaliste ou idéaliste, se rapprochent assez pour qu’on puisse saisir une analogie de direction entre la courbe de l’une et celle de l’autre. […] Comparez aux peintures du poète ce qui se passe dans certaines familles, surtout dans les familles jansénistes du temps, et vous verrez qu’il n’a eu qu’à idéaliser certains traits choisis dans la réalité. […] Il faudrait ensuite relever, en attachant une attention scrupuleuse aux dates, les types nouveaux de femmes qui surgissent soit au théâtre soit dans le roman et voir en quoi ils sont la reproduction de types apparus dans la réalité.

309. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte (suite.) »

Revenant sur le parallèle avec Berlichingen, ce représentant de l’époque féodale, il marque les rapports et les différences ; Don Quichotte, selon lui, est bien autre chose ; « il ne doit pas seulement représenter une époque, c’est un caractère, c’est le type de l’idéal à toutes les époques : « Dans quelque siècle que vous le placiez, enseigne le livre, l’homme qui asservira sa conduite aux lois d’un idéal absolu ne pourra que contraster, que grimacer avec la réalité, et ce contraste ne manquera pas d’engendrer le comique… « Et qu’était-ce que Cervantes lui-même, à le bien prendre, se demande le critique, qu’était-il, sinon un Don Quichotte ? Soldat, aventurier, esclave algérien, employé de finance, prisonnier, romancier, c’est un Gil Blas, mais un Gil Blas assombri, et qui n’est pas destiné à s’écrier comme l’autre dans sa jolie maison de Lirias : Inveni portum… » C’est étrangement rabaisser Cervantes (toujours d’après notre auteur), que de soutenir qu’il a employé la fleur de son génie à combattre l’influence de quelques romans de mauvais goût, dont le succès retardait sur les mœurs du siècle et n’avait plus aucune racine dans la société d’alors : « Ce que je crois plutôt, s’écrie le nouveau commentateur, qui a lu son Don Quichotte comme d’autres leur Bible ou leur Homère, et qui y a tout vu, c’est que le chevaleresque Cervantes, qui s’était précipité dans ce qui, à la fin du xvie  siècle, restait de mouvement héroïque, dut se sentir abattre par le désenchantement d’un croyant plein de ferveur qui n’a pas trouvé à fournir carrière pleine, qui dans l’exagération de son idéal s’est heurté et blessé contre les réalités, et qui, après avoir été contraint d’abdiquer l’action, s’est condamné à une retraite douloureuse, s’est réfugié dans ses rêves, et en dernier lieu, dans un testament immortel, lance à son siècle une satire qui n’était pas destinée à être comprise de ce siècle et dont l’avenir seul était chargé de trouver la clé. » Et nous adjurant à la fin dans un sentiment de tendre admiration, essayant de nous entraîner dans son vœu d’une réhabilitation désirée, l’écrivain, que je regrette de ne pas connaître, élève son paradoxe jusqu’aux accents de l’éloquence : « Ah ! […] Don Quichotte a eu le sort du petit nombre de ces livres privilégiés qui, par une singulière fortune, par un accord et un tempérament unique de la réalité individuelle et de la vérité générale, sont devenus le patrimoine du genre humain.

310. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326

Ce mélange d’imagination et d’histoire, d’enthousiasme et de sévérité, de récit idéal et de prophétie sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton. […] Les formes sous lesquelles le passé apparaît aux hommes de notre temps, voilà pour le poëte la vraie réalité. » Il semblerait, d’après ce passage, que nous soyons autre chose que les très-proches contemporains de Napoléon. […] Et aussi, Napoléon était plus positif que Béatrix ; et tout en fondant savamment les vues accessoires et idéales avec la réalité, il aurait fallu que le principal du dessin portât sur celle-ci.

311. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre IV. L’heure présente (1874) — Chapitre unique. La littérature qui se fait »

Par réaction contre le naturalisme, on semble fuir les réalités finies, les idées définies et l’on voit éclore de toutes parts les symboles, d’obscurs, de vagues et, j’en ai peur, souvent de creux symboles. […] Margueritte971, enfin, un révolté du naturalisme, a su garder la scrupuleuse étude des réalités, en y joignant l’intuition de la vie intérieure et une large pitié philosophique : il a donné deux ou trois œuvres qui ont chance d’être actuellement ce que notre art français soumis aux influences d’Eliot et de Tolstoï a produit de meilleur972 . […] Maeterlinck, autre Belge, poète en prose, poète du mystère et des réalités supra-sensibles, prosateur subtil, tourmenté et naïvement prétentieux : la Princesse Maleine, les Aveugles, Pelléas et Mélisendre, Trois petits drames pour marionnettes. — Après eux on peut nommer M. 

312. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « La comtesse Diane »

On prend la réflexion la plus vulgaire et on lui donne, par une image imprévue, une apparence de nouveauté. « Notre imagination dépasse ordinairement ce que nous apporte la réalité », voilà certes une pensée qui n’a rien de rare. […] Il n’y a pas de loi universelle des actes et des sentiments humains : dès lors on est bien sûr que toute maxime trouvera son application dans la réalité, car elle constatera forcément ou ce qui arrive presque toujours ou ce qui arrive quelquefois : si elle ne vise pas la règle, elle visera l’exception. […] On a tort, car, à le bien prendre, ce qui est intéressant, c’est ce qu’elles suppriment et sous-entendent, c’est le particulier, ce sont les observations spéciales que le moraliste est censé avoir faites sur des réalités concrètes et bien vivantes.

313. (1903) Zola pp. 3-31

Il était moins net dans la réalité ; mais je l’ai vu. » Les personnages de Molière et de Balzac sont grossis, amplifiés, élargis, déformés déjà, parce que Molière et Balzac ont de l’imagination, mais ils sont très vrais en leur fond et ils nous font dire : « Je l’ai vu. Il était moins grand, moins puissant, moins terrible, moins monstrueux dans la réalité ; mais je l’ai vu ; ou j’ai vu tel homme qui n’avait pas grand chemin à faire pour devenir Harpagon, Tartufe, le père Grandet, le baron Hulot. » Les personnages des romantiques n’ont rien de cela (et qu’on ne m’accuse pas de mettre Balzac tantôt avec les réalistes, tantôt avec les romantiques ; on peut savoir que je le fais exprès, ayant toujours considéré Balzac comme étant moitié romantique, moitié réaliste, presque exactement), les personnages des romantiques sont des abstractions vivifiées, quelquefois magnifiquement, par le rêve. […] Non seulement ils ne sentent pas la réalité, mais ils révèlent l’horreur qu’a leur auteur à l’égard de la vérité.

314. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Note »

Mais au lieu de cela nous vécûmes, et la réalité, comme toujours, amena avec elle ses diminutions et ses mécomptes. […] L’Ombre de Napoléon projetée sur les nuages grossissants de l’horizon de l’avenir, voilà pour la réalité historique ; une inspiration orientale nous arrivant à travers les Nibelungen, et faisant pour la première fois invasion dans notre poésie, c’en est assez le caractère littéraire.

315. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre I. Influence de la Révolution sur la littérature »

Même quand la littérature ne répète pas une réalité particulière, elle n’est pas plus libre. […] De plus, cette exhibition de la réalité brute, non déformée ni préparée par l’art, telle que l’offrent les reporters, a été pour quelque chose dans le souci de moins en moins grand que le public pendant longtemps a semblé prendre des formes d’art.

316. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Guy de Maupassant »

C’est toujours la même lucidité infaillible, la même prodigieuse faculté de saisir dans la réalité les traits significatifs, de ne saisir que ceux-là et de les rendre sans effort. […] … Le résultat, c’est que les récits de M. de Maupassant intéressent et émeuvent comme la réalité, et de la même façon.

317. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Dante »

Le Dante fut donc, malgré la vocation de son génie, une espèce de franc-maçon, de carbonaro ténébreux, de socialiste par anticipation, qui avait son avancement d’hoirie sur le communisme moderne, lequel finira tous les poèmes et tous les mystères par d’éclatantes réalités. […] Orgueilleux, mobile, fantasque et farouche, qui de bonne heure avait porté au pouvoir, pour lequel il n’était pas fait, une instabilité d’opinion qui était comme la nostalgie de son génie même, ce prieur de Florence qui ne devait être que le poète de Florence, ce Guelfe devenu Gibelin sans motif que puisse articuler l’Histoire, ce sombre déserteur qui passa à l’ennemi et mérita bien l’exil contre lequel il a rugi comme il aurait rugi contre toute autre chose, ce lion inévitable, s’il n’avait pas été exilé, enfin ce majestueux Dante, idéalisé par son poème, était au fond une assez insupportable réalité.

318. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre IV. De la méthode » pp. 81-92

Ainsi la Science nouvelle procède précisément comme la géométrie, qui crée et contemple en même temps le monde idéal des grandeurs ; mais la Science nouvelle a d’autant plus de réalité que les lois qui régissent les affaires humaines en ont plus que les points, les lignes, les superficies et les figures. […] Ces traditions ayant été suivies si longtemps, et par des peuples entiers, doivent avoir eu un motif commun de vérité (axiome 16). 6º Les grands débris qui nous restent de l’antiquité, jusqu’ici inutiles à la science, parce qu’ils étaient négligés, mutilés, dispersés, reprennent leur éclat, leur place et leur ordre naturels. 7º Enfin tous les faits que nous raconte l’histoire certaine viennent se rattacher à ces antiquités expliquées par nous, comme à leurs causes naturelles. — Ces preuves philologiques nous font voir dans la réalité les choses que nous avons aperçues dans la méditation du monde idéal.

319. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

Mais précisément la psychanalyse nous montre que les cadres de la psychologie traditionnelle sont faits, malgré tout, de réalités conscientes, de réalités sociales, c’est-à-dire de réalités secondes et dérivées. […] Et pourtant cette réalité indéfiniment féconde de la racine faite de consonnes est une réalité simple. […] Carrère écrit de Rome et prend un peu son rêve latin pour une réalité. […] Et les causes que vous m’offrez pour expliquer cette réalité vivante, ce sont des réalités mortes, des réminiscences, des lectures, des textes, des livres ; des livres ! […] Oui, mais ces termes servent de prénoms à la vraie réalité balzacienne, à savoir des êtres vivants qui s’appellent des romans.

320. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — C — Court, Jean (1867-1933) »

Charles Morice Le très jeune homme qui a fait ces vers (Les Trêves) est un poète, et je saine avec joie cette allégorie ancienne de l’art comparé à un temple, qui resterait une « allégorie ancienne » si elle n’avait été inspirée au poète par le pressentiment de la grande réalité religieuse et moderne de la beauté en soi.

321. (1896) Les époques du théâtre français (1636-1850) (2e éd.)

C’est bien simple ; je la supprime ; — et du domaine de la réalité, je prends sur moi de la rejeter dans celui de la légende38. […] Ce qui rendait ses peintures condamnables, c’en était l’accent de réalité. […] Ni le monologue ni la « tirade » n’ont plus ici de lieu ; ils y feraient longueur ; ils y seraient hors de place ; ils y nuiraient à l’impression d’exactitude et de réalité. […] N’en va-t-il pas de même dans la réalité ? […] Et si vous vous avisiez que l’anecdote est de vingt ans postérieure à la comédie de Le Sage, le théâtre aurait alors anticipé sur la réalité.

322. (1894) Les maîtres de l’histoire : Renan, Taine, Michelet pp. -312

Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter il est vrai, car il est d’une parfaite sincérité. […] La puissance de son imagination, la magie de son style donnaient à l’histoire de la vieille Rome la réalité de l’histoire contemporaine. […] « Songes ou réalités ? […] Il a tracé à la fin du Banquet un admirable programme de ces pia vota si différents de la réalité. […] Mais on sent le goût de la réalité concrète qui le saisit et l’entraîne.

323. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre deuxième. Troubles et désagrégations de la conscience. L’hypnotisme et les idées-forces »

Celles-ci, devenues dominantes et exclusives, manifestent aussitôt leur double force d’extériorisation, 1° par le mouvement réel qui les traduit au dehors, 2° par la croyance à la réalité de leur objet. […] Alors éclatent les deux lois fondamentales des idées-forces, qui sont que toute idée exclusive et isolée entraîne toujours : 1° le mouvement où elle se traduit, 2° la croyance à la réalité de son objet. […] On peut donc admettre que les images hypnotiques, même quand elles sont faibles, sont encore relativement assez intenses pour produire, au milieu du vide cérébral, l’effet d’une réalité. […] Percevoir, c’est donc toujours imaginer, ajouter par association des détails de toute sorte à l’esquisse incomplète que la réalité fournit et qui n’est qu’un point de repère. […] Depuis l’antiquité, il existe certaines personnes qui aperçoivent des visions dans un miroir, et ces visions, selon elles, répondent à des réalités présentes, passées ou même futures.

324. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Cromwell » (1827) »

Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. […] On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. […] Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! […] La nature et la vérité. — Et ici, afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. […] La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue.

325. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

Que veut-il donc, ce public indocile aux réalités et dédaigneux d’idéal ? […] Pour déployer ses ailes, il fallait que son rêve dépassât la réalité. […] Il n’a eu, eu réalité, qu’un seul amour : c’est Lucile. […] Cette mysticité n’est qu’une plus adroite préparation aux réalités de l’amour. […] Stendhal obtient le même effet de réalité par la description psychologique minutieuse.

326. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Lélia (1833) »

Les peintures que faisaient à ce sujet les prédicateurs saint-simoniens étaient sans doute excessives et ne tenaient nul compte de beaucoup des adoucissements de la réalité ; mais sur certains points, le trait n’était que juste, et bien des cœurs jusque-là muets et contenus y répondirent avec tressaillement. […] Cette situation de Lélia et de Sténio, qui était exactement l’inverse de celle d’Adolphe et d’Ellénore dans le roman de Benjamin Constant, cette présence de Trenmor, c’est-à-dire d’un homme mûr, ironique, que Lélia estime, qui comprend Lélia, et qui porte ombrage à Sténio ; c’était là un germe heureux que la réflexion eût pu développer dans le sens de la réalité aussi bien que dans celui de la poésie et du symbole.

327. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Seconde partie. Émancipation de la pensée » pp. 300-314

Ancillon a dit : « Rien ne prouve davantage qu’originairement et dans le principe, les existences et la réalité sont données à l’homme que de voir la métaphysique tout entière, en quelque sorte, déposée dans les langues, à l’insu de ceux qui les ont créées et perfectionnées. […] Beaucoup de philosophes qui, dans leurs méditations, sont partis de ces termes, se sont imaginé créer ce que l’âme humaine y avait placé sans le savoir, et en cédant à une espèce d’instinct de vérité ; tandis que, dans la réalité, ils n’ont fait que découvrir ce qui reposait dans les langues, et révéler aux yeux de l’âme surprise les trésors qu’elle-même y avait cachés ! 

328. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Le Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet »

Ses livres ont une réalité de détails qu’aucun livre n’a eue au même degré sur les mêmes sujets. […] Une pareille pensée pourrait décourager d’autres hommes que nos missionnaires ; mais qu’importent les données de l’histoire, qu’importe la réalité humaine, et, dans un certain sens, le châtiment de Dieu sur des nations visiblement condamnées, à ces apôtres qui prêchent la folie de la croix et qui savent espérer contre toute espérance, spem contra spem !

329. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXII. Philosophie politique »

L’abstraction lui voile, à toute minute, la réalité. […] Aveugle méconnaissance de la réalité humaine !

330. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Vte Maurice De Bonald »

— mais d’un royaliste absolu et incompatible, qui croit à une vérité et qui ne veut pas que jamais — et quelles que soient les circonstances — cette vérité puisse mettre sa main pure dans la main souillée de l’erreur ; ce livre taillé à pic contre la révolution, les révolutionnaires, absolus comme l’auteur du livre est royaliste, le retourneront comme un argument formidable contre cette royauté détestée par eux, et que des secondes vues, aussi incertaines en France qu’en Écosse, croient voir poindre, comme un fantôme qui revient, à travers l’effrayante et vivante réalité que l’on appelle la République. […] Telle est la navrante et indéniable réalité !

331. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Henri Murger. Œuvres complètes. »

C’eût été aussi la réalité d’un talent, charmant déjà, tandis que M.  […] Quant à la réalité exacte du talent qu’il avait, jugeons-la aujourd’hui sans faiblesse, dans le silence qui commence à s’établir autour d’une tombe, bruyante hier.

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