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705. (1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie) » pp. 81-152

C’est ici le moment pour nous de jeter un coup d’œil impartial sur cette œuvre. […] Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. […] Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paye bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. […] « J’ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. […] C’était le moment où Mme de Staël, entre Schlegel et Benjamin Constant, écrivait le plus réellement beau de ses ouvrages, l’Allemagne.

706. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse) »

Au premier regard, nous aurions été tenté de penser comme lui ; mais, en regardant de plus près et en considérant, en politique, la situation générale de l’Europe, et la situation particulière de l’Écosse en ce moment, nous sommes resté convaincu que le parti catholique, adopté par le roi, était le seul parti de salut pour l’Écosse, si l’Écosse avait pu être sauvée. […] Sur quoi, remettant à ce moment de vous embrasser, je supplierai Dieu très-dévotement qu’il vous garde en santé selon le désir de « Votre affectionnée à vous aimer et servir. […] Il y a dans la musique une langue sans paroles, qui permet à ceux qui l’exercent ensemble de tout dire sans rien exprimer ; le sentiment vague et passionné de la voix ou de l’instrument, qui s’adresse à tous, ne peut offenser personne en particulier, mais il peut, au gré de celle qui l’entend, s’interpréter comme un hommage timide ou comme un soupir brûlant, auquel il ne manque que son nom pour devenir un aveu ; deux regards qui se rencontrent dans ce moment d’extase musicale achèvent la muette intelligence ; de là à une passion mutuelle, devinée ou avouée, il n’y a qu’un moment d’audace ou un moment de faiblesse. […] Les retours de passion sont frénétiques chez les femmes de cette nature ; elles se reprochent comme un crime l’inconstance trompée de leur cœur qui les a jetées un moment dans l’illusion d’un autre amour ; elles sont capables de tous les excès pour expier le remords et pour se faire pardonner leur infidélité d’un moment. […] Un moment après, il appelle son valet de chambre et s’habille ; un de ses agents entre du dehors et lui parle bas à l’oreille ; il prend son manteau de cheval et son épée, couvre son visage d’un masque, sa tête d’un chapeau à larges bords et se rend à une heure du matin à la maison solitaire du roi.

707. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

Elle se penchait de moment en moment vers cette étroite ouverture ; elle y chantait des choses entremêlées de sanglots, elle y collait ensuite l’oreille comme si elle eût entendu la réponse, puis elle se remettait à chanter en pleurant encore ! […] Nous restâmes quelques moments assis, silencieux et pensifs, devant ce spectacle sans paroles, et nous rentrâmes à pas lents dans la petite cour de l’évêque, éclairée par le foyer des Arabes. […] Puis il se fit un moment de silence, et un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plus grave, remplit la vallée ; c’était le chant des psaumes qui, s’élevant à la fois de chaque monastère, de chaque église, de chaque oratoire, de chaque cellule des rochers, se mêlait, se confondait en montant jusqu’à nous comme un vaste murmure, et ressemblait à une seule plainte mélodieuse de la vallée tout entière qui venait de prendre une âme et une voix ; puis un nuage d’encens monta de chaque toit, sortit de chaque grotte, et parfuma cet air que les anges auraient pu respirer. […] Des hommes de génie tentent, en ce moment même, de faire violence à cette destinée du drame. […] et j’en appelle à ce siècle naissant qui déborde de tout ce qui est la poésie même, amour, religion, liberté, et je me demande s’il y eut jamais dans les époques littéraires un moment si remarquable en talents éclos, et en promesses qui écloront à leur tour ?

708. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre IV. Le Séminaire d’Issy (1881) »

Après 1830, l’émotion fut un moment assez vive. […] Un moment, le fil passe si près du trou qu’elle s’écrie : « M’y voilà !  […] Par moments, il avait des éclairs surprenants. […] Mais il ne m’ébranla pas un moment. […] L’éclair qui avait traversé un moment l’esprit de M. 

709. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre VII. La littérature et les conditions économiques » pp. 157-190

C’est aussi le moment où la cour et la ville, comme on disait alors, passent sans relâche d’un divertissement à un autre. […] C’est le moment où le régime féodal se dissout, ; menaçant d’entrainer la France dans sa décrépitude. […] Qu’on regarde un de ces moments où le goût des choses de l’esprit pour une cause ou pour une autre se répand dans la nation. […] Qu’est-ce qui permet aux écrivains cette émancipation relative et par moments ce complet renversement des rôles ? […] Ce n’est pas le moment de détailler les caractères bons et mauvais que la littérature de notre siècle a pu devoir à ce déplacement d’influence ; mais on peut être sûr qu’ils ont été nombreux et importants.

710. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « IV »

Mais en ce moment, MM.  […] … Mais le moment est-il bien choisi ! […] On parle beaucoup en ce moment-ci de l’Eden-Théâtre, qui doit se transformer en Théâtre-Lyrique ; je crains qu’on n’en parle trop. […] A l’Eden. — une Apothéose allemande. — un Moment bien choisi. […] Cela rappelle que l’ironie et le pastiche ont eu de beaux moments dans le monde du wagnérisme.

711. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Jocelyn (1836) »

Le chant du pâtre, les voix de la famille assise un moment dans le sillon, tout ce qui a le son de la vie, répond en lui à des places secrètes, et le provoque à dire les joies ou les douleurs des mortels. […] Mais, à ce moment, le génie qui observe, noblement jaloux, se sent à l’étroit ; sourcilleux vers l’avenir, il dirait presque au pouvoir suzerain duquel il a reçu trop tôt sa limite, comme certains amants héroïques dans les fers de leurs cruelles : Ah ! […] en ce moment, comme il s’écrie vers le ciel, comme il foule délicieusement la mousse ! […] Le plus sublime moment de la situation, après l’hymne exhalé vers l’idéale et chaste beauté, vers la beauté sans sexe encore, est cette vaste éclosion du printemps qui éclate, en quelque sorte, un matin, dans la haute vallée : du sein de cette nature soudainement attiédie et ruisselante, s’élève le chant en chœur des deux enfants qui s’ignorent l’un l’autre et qui se regardent avec larmes. […] La mère de Jocelyn, affaiblie par la fatigue et la souffrance, a désiré revoir le village natal, dans lequel sa maison ancienne ne lui appartient plus ; elle a désiré y embrasser un moment, encore une fois, son fils, qui abandonne pour quelque temps Valneige.

712. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIe entretien. Poésie lyrique » pp. 161-223

Tout le monde est poète lyrique en ces moments-là. […] Il brandissait par moment son autre poing contre les troncs de chênes blanchis par la lune sur la lisière de la forêt. […] J’en fus tellement frappé, et elles se gravèrent tellement dans la mémoire des gens du château, par suite de l’émotion de la scène qui les suspendit, que je me les rappelle en ce moment aussi nettement qu’au moment où elles résonnaient du creux de la vallée dans mes oreilles d’enfant. […] Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n’a écrits et que tout le monde chante. […] L’hymne qui s’élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus.

713. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre deuxième. Le développement de la volonté »

Les moments de la volition. […] Si on considère surtout la part de la pensée dans la volition, on peut distinguer trois moments : réflexion, délibération, jugement de choix. Le premier moment, celui de la réflexion, peut être extrêmement court, si bien que la décision volontaire semble alors spontanée ; il est cependant de l’essence de la volition proprement dite d’être consciente d’elle-même et d’avoir pour condition préalable une intervention de l’intelligence, si rapide soit-elle. […] Il en est de même pour la délibération, qui constitue le second moment de la détermination volontaire. […] Il vient un moment où telle force l’emporte, c’est-à-dire où tels mouvements antérieurs invisibles aboutissent à telle résultante visible.

714. (1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Appendices de, la deuxième édition »

Tout ce que la physique nous dira des constatations de Paul en voyage devra s’entendre des constatations que le physicien Pierre attribue à Paul lorsqu’il se fait lui-même référant et ne considère plus Paul que comme référé, — constatations que Pierre est obligé d’attribuer à Paul du moment qu’il cherche une représentation du monde qui soit indépendante de tout système de référence. […] Mais, à ce moment précis, Paul serait le physicien ; il prendrait son système pour système de référence et l’immobiliserait. […] Il est clair que si le point S′ est en mouvement rectiligne varié par rapport à S censé immobile, S aura un mouvement rectiligne varié, de même vitesse au même moment, par rapport à S′ censé immobile à son tour 58. […] Mais, encore une fois, si le physicien prenait réellement ce système pour système de référence, il s’y placerait, il l’immobiliserait ; du moment qu’il reste en S″ et qu’il laisse le système S en mouvement, il se borne à se représenter un observateur qui prendrait S pour système de référence. […] Il peut jeter son dévolu sur l’un quelconque des systèmes de son univers ; il peut d’ailleurs changer de système à chaque instant ; mais force lui est, à un moment déterminé, de se trouver dans l’un d’eux.

715. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Vous le savez comme moi, messieurs, Rome toute seule, et si elle n’avait été touchée du rameau d’or au moment même où elle le brisait, courait risque de rester à jamais une force puissante, écrasante au monde, sénat, camp ou légion. […] Leur parlant déjà comme à un peuple-roi, leur prouvant que, du moment qu’ils l’ont été une fois, ils ne peuvent reculer et sont condamnés à l’être toujours ou à ne plus être du tout, à n’espérer plus même, s’ils tombent, la condition ordinaire des cités sujettes, il professe, à leur usage, les plus fermes maximes publiques et politiques : « Être haï, être odieux dans le présent, ç’a été le lot de tous ceux qui ont aspiré à l’empire sur les autres ; mais quiconque encourt cet odieux pour de grandes choses, il prend le bon parti et il n’a pas à s’en repentir. » Et certes, si l’on entendait toujours le Périclès de Thucydide, ce Démosthènes non seulement en parole, mais en action, on ne permettrait plus aux Romains de se vanter, comme ils l’ont fait, d’avoir ajouté de la solidité au génie charmant des Grecs. […] On ne naît pas quand on veut, on ne choisit pas son moment pour éclore ; on n’évite pas, surtout dans l’enfance, les courants généraux qui passent dans l’air, et qui soufflent le sec ou l’humide, la fièvre ou la santé ; et il est de tels courants pour les âmes. […] Pour des travaux qui, faits avec conscience et modestie (comme nous en pourrions citer), appellent l’estime, je vois venir le moment où l’on n’aura plus assez de couronnes. […] J’ai souvent remarqué que, quand deux bons esprits portent un jugement tout à fait différent sur le même auteur, il y a fort à parier que c’est qu’ils ne pensent pas en effet, pour le moment, au même objet, aux mêmes ouvrages de l’auteur en question, aux mêmes endroits de ses œuvres ; que c’est qu’ils ne l’ont pas tout entier présent, qu’ils ne le comprennent pas actuellement tout entier.

716. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid, (suite.) »

La question du Cid a pu paraître, à un moment, aussi embrouillée que l’était pour nous dans ces derniers temps la question du Schleswig-Holstein ; mais, grâce à Dieu et à de savants critiques et défricheurs, elle est maintenant éclairée et à jour. […] Et n’y eut-il pas même un moment, — sous Philippe II, — où l’on songea à faire de lui un saint et à demander sa canonisation ? […] Au moment d’y entrer, les trois cents cavaliers s’arment, et Rodrigue pareillement. […] Arrivant à l’aube, il la trouva en prière, accompagnée de cinq dames, avec l’abbé don Sanche, qui récite les matines et qui recommande en ce moment à Dieu le Campéador. […] » Et quand vient le dernier moment des adieux : « Pleurant de leurs yeux, que vous n’avez rien vu de pareil !

717. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

Il y a bien des moments où je voudrais me retrouver en Europe, et cependant je vous avoue que l’idée du retour n’est pas sans amertume. » On a quelquefois comparé Tocqueville à Montesquieu. […] L’ouvrage, de cette manière, pourrait avoir tout à la fois un intérêt permanent et un intérêt du moment. […] Il présage, dès ce moment, un coup de vent soudain qui peut tout renverser, un 24 février possible ; il songe même, lui homme d’un autre temps, au rôle de courage et d’audace qu’il aurait à remplir, tel cas échéant et en telle rencontre : le Si forte virum quem… lui revient à l’esprit, et il a conscience que ce jour-là il ne se tairait pas comme Sieyès et qu’il oserait. […] laissez-la vous appeler quand votre moment sera venu. […] On conçoit de grands aristocrates passant à la démocratie et devenus populaires, puis, à un certain moment, se retournant vers le peuple pour essayer de le modérer : c’est le cas des Mirabeau et des La Fayette ; il y eut deux temps dans leur carrière.

718. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Elle se disait quelquefois, à propos d’Ondine et pendant l’ennui qu’elle éprouvait de ses absences, ennui qui devenait par moments un cauchemar dans les insomnies : « Quoi ! […] J’ai des moments où je croule, mais je me sens toujours soutenue par cette main divine qui nous a faits frère et sœur pour nous aider et nous chérir, mon bon Félix. […] Pour le moment, Dieu, qui nous a éprouvés jusqu’au sang et aux larmes, soutient miraculeusement notre vie avec ses blessures inguérissables. — Le doux soleil, la croyance, l’amour des miens ! […] Je ne doute pas un moment, dans ma croyance profonde, que ce bon père ne soit le témoin le plus intime de tes actions et qu’il n’ait réveillé en toi le germe de la foi religieuse à laquelle il a sacrifié l’immense héritage de nos oncles protestants. — Je l’ai toujours béni de ce courage, comme de la misère qu’il nous a léguée pour avoir donné tout son bien aux pauvres. […] C’était le moment où Louis-Philippe armait contre la Suisse pour la forcer à expulser de son territoire le prince Louis-Napoléon.

719. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »

Toutes ces causes politiques de la grandeur romaine sont expliquées par Montesquieu avec une clarté supérieure, et chacune au meilleur moment, lorsqu’un acte décisif, un revers réparé, une crise civile étouffée, fournissent aux explications comme des preuves à l’appui, et confirment les remarques de l’écrivain par l’autorité des exemples. […] Il semble par moments que les mêmes mains tiennent encore la plume. […] Cependant, les considérations dans Montesquieu se pressent par moments dans l’ordre rigoureux de raisons qui s’enchaînent. […] On en a fait des volumes, sans compter ce commentaire où Voltaire semble par moments s’impatienter plutôt contre la gloire de Montesquieu que contre ses erreurs. […] Son temps l’a arraché à cette contemplation fugitive, et la lumière chrétienne l’a éclairé un moment sans le pénétrer.

720. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

La Providence y ressemble par moments au Dieu de l’Encyclopédie. […] On ne songe pas un moment qu’il manque à cette création poétique les vers de Virgile, et le pinceau de Fénelon n’est pas plus suave, en étant plus timide. […] Ainsi, dans cette pastorale, tout arrive en son lieu, à son moment ; tout sert à l’impression dernière de pureté, d’innocence et de poésie, la plus douce et la plus douloureuse qu’il ait été donné à un livre de produire. […] Par moments, René mêle à cette tristesse farouche son sentiment si vrai de l’imperfection des choses humaines, et partout où René a passé il reste une trace ineffaçable. […] Sous sa main, la langue, parmi quelques pertes, s’enrichit, et pareille à l’arbre dont parle Virgile, si par moments son nouveau feuillage l’étonne ; elle le reconnaît comme sorti du tronc commun.

721. (1890) L’avenir de la science « XVIII »

Aucun problème social n’est abordable de face ; du moment où une solution paraît claire et facile, il faut s’en défier. […] Il n’y a pas de moment où l’on puisse dire qu’on repose sur le stable ; on espère y arriver, et ainsi l’on va toujours. […] Car on exige de lui sur l’heure ce qu’il ne peut donner, et ce que personne ne possède, la solution du problème du moment. […] Cela se conçoit du moment que l’on attribue à l’humanité une fin objective (c’est-à-dire indépendante du bien-être des individus), la réalisation du parfait, la grande déification. […] Il ne devient prison que du moment où l’objet moulé aspire à sortir.

722. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Il semble qu’il n’affecte que quelques individus parmi beaucoup d’autres ou quelques groupes sociaux à un moment déterminé de leur histoire ; il semble, qu’à ces exemples, choisis pour illustrer un cas pathologique, il soit possible d’opposer nombre de ces normaux, où des réalités, individuelles ou sociales, se montrent en harmonie avec elles-mêmes et nous offrent le spectacle d’un ensemble coordonné. […] On guillotine en France, bon an mal an, une douzaine d’automates : presque tous, à leurs derniers moments, se repentent, se confessent, communient, embrassent l’aumônier. […] L’homme composé et résultante d’instincts et de moments multiples se conçoit un. […] La relation qui s’établit à chaque moment entre la multiplicité des instincts, tel est le phénomène composite, l’état de fait, instable et passager, auquel l’instinct spectateur confère un semblant d’unité en le prenant à son compte. […] Ce n’est pas non plus pour jeter sur cette tentative quelque discrédit ; l’homme, à vrai dire, ne possède réellement que ce qui est réduit en images en son cerveau, ce qui ne dépend pas de l’extérieur, ce dont il est maître de jouir à tout moment, qu’il peut évoquer à son gré, et dont il se fortifie et se défend : des images auxquelles il ajoute foi.

723. (1913) La Fontaine « IV. Les contes »

Qu’une belle est heureuse, et que de doux moments, Quand elle en sait user, accompagnent sa vie ! […] Elles ont lieu, à un certain moment, de se féliciter, de se réjouir dans leur passion envieuse, car un oracle terrible intervient qui déclare que Psyché aura, par la loi du Destin, loi qui ne peut être évitée, aura pour époux un monstre, un monstre épouvantable et terrible. […] Vous serez contrainte de m’avouer qu’il est à propos pour l’un et pour l’autre, de demeurer en l’état où nous nous trouvons : premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n’aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez… » Voilà la psychologie. […] Je ne saurais y penser sans rougir ; Car du métier de nymphe me couvrir, On n’en est plus dès le moment qu’on aime. […] Ce vers charmant : On n’en est plus dès le moment qu’on aime, a pour dernier descendant et pour dernier aboutissant le vers, déplorable, hélas !

724. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre vi »

À certains moments ils semblaient gagner. […] Au premier moment de la mobilisation, le 4 août 1914 un instituteur de Paris, secrétaire général de la Jeunesse républicaine du troisième arrondissement, M.  […] Pour le moment, j’attends dans une jolie petite ville de Bourgogne l’ordre de partir faire bravement mon devoir de Français et de bon citoyen, ordre qui ne tardera guère… Si je n’en reviens pas, conservez le souvenir de votre instituteur qui vous a bien aimés et qui vous embrasse tous en vous invitant à crier ; « Vivent les Républiques et les Peuples libres !  […] Dans les moments difficiles, quand le geste d’autorité tout sec ne donnerait rien de bon, je m’adresse à la plus forte tête, je lui explique mon idée sur le terrain : C’est là le point le plus important, et je n’ai plus de tête à y mettre ; choisis tes meilleurs camarades, ceux que tu voudras, et vas-y ; d’heure en heure, tu m’enverras un des tiens pour me rendre compte, et tu tiendras. […] » Profiterons-nous des leçons de la guerre dans les moments de sécurité trompeuse de la paix ?

725. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — II. (Suite.) » pp. 155-174

Il en gronde, et ne sait pas bon gré à ceux qui mettent la dernière main à la même affaire, à Du Plessis-Mornay, qui le supplante ici au dernier moment. […] Vous nous dîtes lors (écrivent les honnêtes secrétaires, dont quelqu’un sans doute lui servait d’écuyer et était près de lui en ce moment) : “Je suis las de frapper et ne saurais plus tuer des gens qui ne se défendent point.” […] Henri, dès qu’il l’aperçut, lui ordonna de mettre ses arquebusiers à pied afin qu’ils servissent d’éclaireurs et d’enfants perdus ; il le plaça, lui, avec sa compagnie de gens d’armes à son aile droite, et, l’emmenant un moment sur la ligne : « Tenez avec moi, dit-il, car je vous veux montrer toute la disposition des deux armées, afin de vous instruire à votre métier. » Rosny, même à la guerre, n’est qu’un élève de Henri IV. […] croyait bien que c’était le moment de se rendre, lorsqu’au contraire, apprenant son nom et le reconnaissant, l’un d’eux lui dit : « Nous vous connaissons bien tous ; nous voulez-vous faire courtoisie et nous sauver la vie ?  […] Il fallait réduire ces contradicteurs au silence, à l’impuissance, et, pour cela, convaincre le roi, qui était tenté par moments de croire une moitié au moins de ce qu’on lui disait de toutes parts.

726. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — III. (Fin.) » pp. 175-194

L’armée s’en trouve bien, et, si le gentilhomme a paru s’abaisser un moment à des soins peu dignes, il se relève aux yeux de tous par l’emploi et le résultat. […] Cette charge de grand maître ne lui fut pas donnée encore pour le moment, et il commença par se livrer tout entier aux finances. […] Dans les moments de presse et de nécessité, quand l’État devait une grosse somme, soit à la reine d’Angleterre, soit au comte Palatin, ou à d’autres princes étrangers ou français, on aliénait une portion d’impôts, et on la leur livrait pour paiement : « Tirez-en ce que vous pourrez. » Ces créanciers, ainsi pourvus d’une valeur incommode et d’un rapport peu précis, l’affermaient à quelque homme de finance qui leur en rendait le moins et en tirait pour son compte le plus possible. […] À un certain moment, il a une idée politique assez grande et qui est à lui, d’attaquer l’Espagne par le cœur et les entrailles, c’est-à-dire par les Indes, qui sont sa force ; mais en même temps il n’est pas d’avis que la France profite de la dépouille en colonisant ; il estime ces sortes d’entreprises lointaines disproportionnées au naturel des Français, « qui ne portent ordinairement leur vigueur, leur esprit et leur courage qu’à la conservation de ce qui les touche de près ». […] C’est aussi le moment où Henri IV, en ayant fini de ses guerres, s’adonne en bon père de famille, en grand et habile monarque, au raffermissement et à la prospérité de l’État dans tous les ordres.

727. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

Point de suite, point d’imagination ; une philosophie froide et déplacée ; un berger et une bergère qui reviennent à tous moments ; des apostrophes sans cesse, tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus ; les impurs et les usages d’aucun pays. […] Il ne décrit la nature qu’imparfaitement, avec monotonie, sans aucune de ces images grandes et douces que les anciens ont connues : et comment en serait il autrement, puisque jusqu’en ses heures les plus recueillies et sur son banc de gazon, sous son prunier en fleur, il a d’un côté Montaigne ouvert (je le lui passe, quoique ce ne soit pas le moment), mais de l’autre il a La Pucelle ? […] J’ai supporté avec le courage d’un stoïcien la captivité pendant les six mois brumeux, neigeux et pluvieux, qui ont passé sur ma tête en prison : ce même courage ne m’a point abandonné, mais à mon insu, et malgré moi, ma pensée me quitte à tout moment ; et, quand je la retrouve, c’est au milieu des jardins et des campagnes dont je ne jouis pas, moi qui m’étais tant promis d’en jouir ; et, pour m’entretenir encore dans cette disposition d’âme, moitié pénible, moitié agréable, le hasard a fait que ce moment de l’année se rencontre avec la traduction de cette partie de L’Été où Thomson, avec un charme inexprimable, une mélancolie philosophique, peint les délices de la promenade… Il traduisait donc Thomson sous les verrous ; il regrettait de ne pouvoir suivre le cours de botanique et les herborisations de Desfontaines ; il donnait à sa fille, âgée de dix-huit ans, distinguée par l’esprit et le savoir, de bons conseils de tout genre. […] De quelle manière le poète y envisageait-il ce besoin de retraite, de solitude et de campagne qui, à un certain moment, est le vœu de tous, de l’homme d’État, de l’homme de loi, du marchand comme du poète ?

728. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

Il fut généralement regretté dans le premier moment ; mais quelques ouvertures, quelques faits éclaircis donnèrent lieu à de plus grands éclaircissements encore, et bientôt le caractère du comte se dévoilant, fit voir à chacun qu’il avait été sa dupe. […] Après quelques moments de silence : « Vous n’objectez rien, m’écriai-je, à tout ce que je dis, parce que vous n’avez rien à objecter. […] Besenval vieillissant eut son moment très brillant de société sous Louis XVI, et il nous en exprime la nuance78 ; il étaitau de l’intimité de la comtesse Jules (duchesse de Polignac), et par conséquent du cercle familier de la reine. […] Besenval se plaint, à partir d’un certain moment du refroidissement de la reine à son égard et de la diminution de sa confiance. […] Necker, qui en ce moment revenait de l’exil en triomphe, ne l’avait rencontré sur la route et n’avait fait différer le départ.

729. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet »

S’il n’avait été que cela, que le peintre de ce moment de 1815-1824, il mériterait encore un bien honorable souvenir. […] Je sors de ce volume avec l’idée très-rafraîchie et très-présente de tout ce qui occupait en ces moments l’attention du public et de ce qui hantait l’imagination d’Horace Vernet. […] Parmi ses tableaux non populaires de ce temps-là, les connaisseurs m’ont paru mettre au premier rang un portrait équestre du duc d’Angoulême (1824), où le cheval est d’une vie et d’une nuance de robe admirable ; l’Anglais Lawrence arrivait vers ce moment à Paris, et son succès piquait d’honneur Horace : il fut coloriste ce jour-là. […] Comme toutes les organisations complètes, il eut successivement les fruits de chaque saison ; le moment de son plus grand mérite se rapporte à l’heure de sa maturité, et ça vieillesse ne fit point défaut aux pensées sérieuses. […] Chambry, amateur d’autographes, un passage intéressant, en ce qu’il marque bien le moment de transition en lui de la première à la seconde jeunesse, cette première crise de réflexion et d’expérience ; Horace, qui faisait un premier voyage en Italie, écrit à un de ses oncles, frère de Carle, et à qui il portait beaucoup d’affection : « (Rome, 3 mars 1820.)

730. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Je m’arrêterai à ce dernier sujet, qui est tout littéraire, et je ne rougirai pas d’insister à mon tour sur un point et un moment de l’histoire de la langue qu’un studieux magistrat n’a pas craint de signaler à notre attention. Ce moment mérite, en effet, un examen tout particulier et se présente avec un caractère distinct qui ne se retrouve à nulle autre époque de notre littérature. […] Tandis que Corneille redouble et produit sur la scène cette série de chefs-d’œuvre grandioses et trop inégaux, l’éducation des esprits se poursuit concurremment et se continue de moins haut par les romans des Gomberville, des Scudéry, par les traductions de d’Ablancourt, par les lettres des successeurs et des émules de Balzac et de Voiture, par les écrits théologiques d’Arnauld et de Messieurs de Port-Royal : — autant d’instituteurs du goût public, chacun dans sa ligne et à son moment. […] En un mot on n’y perd pas un moment, et Son Éminence le peut croire d’un homme comme moi qui en ai été le promoteur, qui y donne le plus cher de mon temps et qui en passionne l’accomplissement comme y ayant un plus particulier intérêt d’honneur que personne. » Ces lettres, tout en faveur de Vaugelas, prouvent bien en même temps à quel point il y avait réellement besoin et urgence d’un Vaugelas pour épurer et alléger un peu ce style lourd et pesant des doctes Chapelain. […] Combien n’ai-je pas à dire encore au sujet et à l’occasion de Vaugelas, et sur la différence profonde qu’il y a de son moment au nôtre !

731. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La comédie de J. de La Bruyère : par M. Édouard Fournier. »

La Bruyère a été, il paraît bien, un élève de l’Oratoire ; il a dû même entrer, à un moment, dans la Congrégation. […] Aussi je le remercierai, encore une fois, pour ses recherches ; mais tout en en profitant, et de plus en le trouvant par moments très-ingénieux, il m’est impossible de le suivre dans la multitude et la menue infinité de ses conjectures. […] Vous me trouvez « des moments très-ingénieux. » J’aurais été très-heureux de vous voir signaler un ou deux de ces moments-là, afin de les conserver… Ma pelote, dites-vous, est toute couverte d’aiguilles, et vous ajoutez trop bienveillamment : très-fines » Lesquelles ?… Je ne vois pour le moment que celles qui me piquent… Mon système, c’est moi ; je ne puis faire autrement.

732. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

Nous n’avons en ce moment à parler que de Mme de Sévigné ; il semble qu’on ait tout dit sur elle ; les détails en effet sont à peu près épuisés ; mais nous croyons qu’elle a été jusqu’ici envisagée trop isolément, comme on avait fait longtemps pour La Fontaine, avec lequel elle a tant de ressemblance. […] Tant qu’elle se borne à rire des Etats, des gentilshommes campagnards et de leurs galas étourdissants, et de leur enthousiasme à tout voter entre midi et une heure, et de toutes les autres folies du prochain de Bretagne après dîner, cela est bien, cela est d’une solide et légitime plaisanterie, cela rappelle en certains endroits la touche de Molière : mais, du moment qu’il y a eu de petites tranchées en Bretagne, et à Rennes une colique pierreuse, c’est-à-dire que le gouverneur, M. de Chaulnes, voulant dissiper le peuple par sa présence, a été repoussé chez lui a coups de pierres ; du moment que M. de Forbin arrive avec six mille hommes de troupes contre les mutins, et que ces pauvres diables, du plus loin qu’ils aperçoivent les troupes royales, se débandent par les champs, se jettent à genoux, en criant Meà culpà (car c’est le seul mot de français qu’ils sachent) ; quand, pour châtier Rennes, on transfère son parlement à Vannes, qu’on prend à l’aventure vingt-cinq ou trente hommes pour les pendre, qu’on chasse et qu’on bannit toute une grande rue, femmes accouchées, vieillards, enfants, avec défense de les recueillir, sous peine de mort ; quand on roue, qu’on écartèle, et qu’à force d’avoir écartelé et roué l’on se relâche, et qu’on pend : au milieu de ces horreurs exercées contre des innocents ou pauvres égarés, on souffre de voir Mme de Sévigné se jouer presque comme à l’ordinaire ; on lui voudrait une indignation brûlante, amère, généreuse ; surtout on voudrait effacer de ses lettres des lignes comme celles-ci : « Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps : ainsi les bons pâtiront pour les méchants : mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une hauteur et d’une beauté merveilleuses ; » et ailleurs : « On a pris soixante bourgeois ; on commence demain à pendre. […] Ces éclairs-là et cette gaieté de couleurs font parfois comme un voile au-devant de sa sensibilité, qui, même aux moments de deuil, ne peut s’empêcher encore de prendre les livrées gracieuses : il faut s’habituer à la voir là-dessous. […] On a un charmant portrait de Mme de Sévigné jeune par l’abbé Arnauld ; il faut qu’elle ait eu bien de l’éclat et de la couleur pour en communiquer un moment au style de ce digne abbé, qui ne paraît pas avoir eu, comme écrivain, tout le talent de la famille : « Ce fut en ce voyage, dit-il en ses Mémoires (à l’année 1657), que M. de Sévigné me fit faire connoissance avec l’illustre marquise de Sévigné, sa nièce… Il me semble que je la vois encore telle qu’elle me parut la première fois que j’eus l’honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de M. son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois tels que les poëtes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la jeune Diane, tant il éclatoit d’agrément dans la mère et dans les enfants ! 

733. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »

On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. […] Ni les uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » : ils représentent des « moments » de la vie, ces moments de jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa plénitude et du sentiment qu’elle en a. […] Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine.

734. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XI. L’antinomie sociologique » pp. 223-252

On entend parfois par intégration sociale non la pression sociale au sein d’un groupe donné, mais la loi en vertu de laquelle des sociétés particulières s’agglomèrent et s’unifient pour former des sociétés de plus en plus vastes ou encore en vertu de laquelle de grands courants sociaux se forment, qui traversent à un moment donné toute une civilisation. […] Pourtant l’extrême conséquence, possible et logique après tout de la loi sociologique de la multiplication des groupes serait la possibilité de changer de parti à volonté, selon son intérêt du moment ou même son caprice ou simplement par désir d’affirmer sa liberté ou enfin afin d’éviter la formation d’un groupe ou d’un parti trop puissant. […] L’homme qui pense sous la loi du groupe pourrait demander à tout moment : qui trompe-t-on ici ? […] En chacun de ceux, ou du moins chez certains de ceux qui sont les représentants d’une pensée de groupe, une dissociation doit forcément se produire à de certains moments entre l’être social qui pense sous la loi du groupe et l’individu indépendant qui a conservé en partie ou qui recouvre momentanément sa liberté de jugement et se moque au fond de lui-même de l’opinion qu’il se croit tenu d’afficher en tant qu’être social. […] Toute institution, toute croyance est un produit naturel des conditions d’existence sociales à un moment donné, dans un milieu donné.

735. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

Le texte, typographiquement, est admirable ; les titres sont d’un grand goût ; les portraits sont beaux : je ne trouve à blâmer que les espèces de vignettes qui terminent les pages à la fin des chapitres, et qui font ressembler par moments ce volume royal à un livre d’illustrations : ces enjolivements, dont le sujet est souvent énigmatique, ne conviennent pas à la gravité monumentale de l’édition. […] « Il a été grand surtout dans les moments les plus critiques, a dit Napoléon ; c’est le plus bel éloge que l’on puisse faire de son caractère. » Ce caractère moral est ce qui ressort encore chez Frédéric à travers le guerrier, et qui demeure bien au-dessus ; ç’a été une âme d’une forte trempe et un grand esprit qui s’est appliqué à la guerre parce qu’il le fallait, plutôt que ce n’était un guerrier-né. […] Je laisse de côté quelques essais et quelques saillies de Frédéric très jeune et prince royal ; mais, du moment qu’il conçut son rôle de roi, je trouve tout l’homme d’accord avec lui-même, je le trouve vrai. […] Il oublia sa propre maxime : « La réputation de fourbe est aussi flétrissante pour le prince même, que désavantageuse à ses intérêts. » Mais ici l’intérêt considérable du moment et de l’avenir, l’instinct de l’accroissement naturel, l’emporta. […] Si l’on joint à cette narration si noble et si unie les lettres qu’il écrivait à Voltaire durant le même temps, on assistera au plus beau moment de Frédéric, à la crise d’où il sortit avec la persévérance la plus héroïque et la plus glorieuse.

736. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le duc d’Antin ou le parfait courtisan. » pp. 479-498

Retiré à la campagne, à Bellegarde, au mois d’avril 1707, il épanche, dans ce premier moment de douleur, ses réflexions sur l’homme, sur la destinée, sur ce que sont pour nous fatalement la naissance, l’éducation première, sur le peu qu’est la raison dans notre conduite et sur l’inefficacité de ses conseils quand nos goûts et nos passions la contrarient ; et il se prend lui-même à partie pour sujet de démonstration et pour exemple. Ces Mémoires de d’Antin ressemblent par moments à un sermon, mais à un excellent sermon de l’élève de l’abbé Anselme. […] En nous peignant, à ce moment, la vie du courtisan comme un homme désabusé du métier, et qui fait effort pour rompre sa chaîne, d’Antin ne fait presque que paraphraser dans sa prose le charmant monologue de Sosie au début de l’Amphitryon : Sosie, à quelle servitude Tes jours sont-ils assujettis ! […] Tous les succès de d’Antin à la Cour et la félicité où il nage en ces années 1709-1710 ne l’empêchent pas de revenir de loin en loin à son Journal, pour y consigner ses regrets, ses moralités, ses scrupules même de conscience : il semble qu’il ait eu, de temps en temps, besoin de s’administrer de petites leçons morales, des admonestations dont il sait bien qu’il tient trop peu de compte dans sa conduite : mais il espère toujours que, la grâce aidant, le moment viendra finalement d’en profiter. […] Cette servilité et cette bassesse d’âme, que ne saurait couvrir tout l’art industrieux du courtisan, s’ennoblit un peu et se relève chez d’Antin par la profession du christianisme, et, dans ces moments, elle devient simplement de l’humilité.

737. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Quand j’ai dit que je ne savais trop où fixer le moment de la plus grande détresse et de la crise nerveuse la plus aiguë de Bernardin de Saint-Pierre avant la publication de ses Études, je me trompais : c’est dans l’année et dans les mois mêmes qui précédèrent cette publication. […] Il était temps que je finisse le mien ; ma vue se trouble le soir, je vois les objets doubles, surtout ceux qui sont élevés ou à l’horizon ; mais ma confiance est en Celui qui a fait la lumière et l’œil. » Il est dans le coup de feu de ses tableaux ; l’enthousiasme le prend lui-même en se relisant, et il jouit le premier des beautés qu’il va introduire : « Il y a eu des moments, s’écrie-t-il, où j’ai entrevu les cieux, éprouvant, à la vérité, dans ce monde, des maux inénarrables. » Il sent qu’il a le charme ; le vieux censeur théologien qu’on lui a donné est séduit lui-même, et n’a pu s’empêcher de dire que c’était divin, délicieux : « Je sais combien il faut rabattre de ces éloges, mais ils me font plaisir. […] Et Bernardin ajoutait naïvement : « Si le clergé m’offre une pension, je l’accepterai avec reconnaissance, moi qui n’ai vécu jusqu’ici que des bienfaits du roi. » Il y eut, en effet, un moment où le clergé eut l’idée singulière d’adopter Bernardin comme adversaire de Buffon et du parti encyclopédiste, et de lui faire une pension comme à son avocat. […] Dès le moment où Virginie s’est sentie agitée d’un mal inconnu et où ses beaux yeux bleus se sont marbrés de noir, nous sommes dans la passion, et ce charmant petit livre que Fontanes mettait un peu trop banalement entre le Télémaque et La Mort d’Abel, je le classerai, moi, entre Daphnis et Chloé et cet immortel IVe livre en l’honneur de Didon. […] « Dans cette halte de victoires qu’on appelait la paix, au bruit de ces crosses de fusils posées un moment à terre », il a montré le public d’élite accouru en foule à cette paisible fête littéraire, les bancs des académiciens envahis, l’auditoire en attente, et il s’est écrié : Quel contraste dans toutes les âmes, entre ces purs, ces gracieux souvenirs et ce ciel d’airain ?

738. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Boileau. » pp. 494-513

Ce moment de maturité chez Boileau est aussi l’époque de son plus vif agrément. […] Chapelain ne soupçonna rien du déguisement ; mais, à un moment de la visite, le bailli qu’on avait donné comme un amateur de littérature, ayant amené la conversation sur la comédie, Chapelain, en véritable érudit qu’il était, se déclara pour les comédies italiennes et se mit à les exalter au préjudice de Molière. […] Dans la satire et dans l’épître, du moment qu’il ne s’agit point en particulier des ouvrages de l’esprit, Boileau est fort inférieur à Horace et à Pope ; il l’est incomparablement à Molière et à La Fontaine ; ce n’est qu’un moraliste ordinaire, honnête homme et sensé, qui se relève par le détail et par les portraits qu’il introduit. […] Ainsi, un jour, étant au lit (car il se levait tard) et débitant au docteur Arnauld, qui l’était venu voir, sa troisième Épître où se trouve le beau passage qui finit par ces vers : Hâtons-nous, le temps fuit, et nous traîne avec soi : Le moment où je parle est déjà loin de moi ! il récita ce dernier vers d’un ton si léger et rapide, qu’Arnauld, naïf et vif, et qui se laissait faire aisément, de plus assez novice à l’effet des beaux vers français, se leva brusquement de son siège et fit deux ou trois tours de chambre comme pour courir après ce moment qui fuyait. — De même, Boileau récitait si bien au père La Chaise son Épître théologique sur l’Amour de Dieu, qu’il enlevait (ce qui était plus délicat) son approbation entière.

739. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — II. (Fin.) » pp. 246-265

Et il y a mieux : quand on lit les Mémoires de Richelieu, on s’aperçoit à tout moment qu’au milieu des choses les plus éloignées et les plus anciennes qu’il raconte, il parle tout à coup au temps présent ; il est à croire que, de très bonne heure, il avait pris des notes sur les choses et sur les événements, et ces notes, tantôt vives, tantôt un peu longues, passèrent ensuite à peu près intégralement dans le corps de son ouvrage. […] Avenel, jusqu’au moment ou s’arrête le premier volume de cette publication, c’est-à-dire à l’époque où il rentre au Conseil pour y être désormais le seul maître (1624). […] Après la mort de Luynes, Richelieu n’entre pas encore au ministère ; les ministres qui sont en cour le redoutent, lui sachant tant de lumières et de force de jugement ; ils retardent le plus qu’ils peuvent le moment où le roi prendra de lui quelque connaissance particulière, de peur de le voir aussitôt à la tête des affaires : « J’ai eu ce malheur, dit-il, que ceux qui ont pu beaucoup dans l’État m’en ont toujours voulu, non pour aucun mal que je leur eusse fait, mais pour le bien qu’on croyait être en moi. » Ils ont beau faire, ils ont beau s’opposer à la destinée et s’enfoncer chaque jour dans leurs dilapidations et dans leurs fautes, le moment approche, il est venu, Richelieu désormais est inévitable. […] Ce rôle de l’homme d’État, qui, à chaque moment social, est le principal et le plus actuel, n’est pas le seul, et deux forces en lutte gouvernent le monde.

740. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — II. (Fin.) » pp. 476-495

Du moment que Frédéric monte sur le trône, ces riens prennent de l’importance et du caractère : ainsi, dès les premiers jours du règne, à la fin d’un billet insignifiant : « Adieu, lui écrit Frédéric ; je vais écrire au roi de France, composer un solo, faire des vers à Voltaire, changer les règlements de l’armée, et faire encore cent autres choses de cette espèce. » Dans un court voyage au pays de Liège, Frédéric voit pour la première fois Voltaire qui vient le saluer au château de Meurs sur la Meuse ; le roi, avant d’arriver en Belgique, avait fait une pointe sur Strasbourg où le maréchal de Broglie l’avait reçu, l’avait reconnu à travers son incognito, et lui avait fait les honneurs de la place. […] Pendant le récit des derniers moments, frère et roi ne purent, ni l’un ni l’autre, contenir la vive affliction qu’ils éprouvaient, et les derniers détails furent comme étouffés dans leurs sanglots. […] Il faut distinguer des moments très différents dans les amitiés et dans la société du grand Frédéric. Le premier moment, nous l’avons vu, tout idéal et pur, est celui de la société de Remusberg, qui s’étend jusqu’à l’avènement au trône. En 1740, un autre moment commence ; Frédéric s’était dit de bonne heure : « Ne prenons que la fleur du genre humain. » Une fois maître des choses, il essaya de réaliser ce vœu et de réunir ce qu’il y avait de plus piquant, de plus vif et de plus sociable en gens d’esprit de toutes nations.

741. (1897) Préface sur le vers libre (Premiers poèmes) pp. 3-38

mais il y a toujours un moment où l’on s’en aperçoit, et l’évolution assez prolongée est devenue suffisamment nette, pour s’appeler une transformation. […] Cette règle respectable des trois unités, et ses vicissitudes sont, en ce moment, d’un excellent exemple, applicable aux destinées de la métrique. […] Sans doute, elles reposent toutes à un moment donné sur quelque chose d’exact ou de spécieux. […] Je crois que dès ce moment, et à ce moment (surtout), mes efforts porteront surtout sur la construction de la strophe, et Laforgue s’en écartait délibérément, volontairement, vers une liberté idéologique plus grande qui le devait conduire à cette phrase mobile et transparente, poétique certes, des poignantes Fleurs de bonne volonté.

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