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1323. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. (suite et fin). »

Deux autres ecclésiastiques compromis, l’un notamment nommé Bourdin, ami et compagnon de Le Noir, et qui confessait avoir pris part aux libelles de ce dernier, en s’offrant de prouver tout ce qu’on avait avancé et en demandant d’être renvoyé par devant le juge d’Église, seul compétent, au lieu des juges laïques qu’on lui avait donnés, furent condamnés aux galères, et Bourdin aux galères perpétuelles (1683). […] Pour faire sa paix avec la Faculté à laquelle il était alors suspect et réputé hostile, il affecta de ne prendre pour assistants que des docteurs qui en fussent membres : « Ces Conférences, nous dit Legendre qui, dans son enthousiasme, les appelle le plus bel endroit de la vie de M. de Harlay, ces Conférences les plus célèbres dont on ait gardé mémoire, se tinrent dans la salle de l’archevêché qui, après celle du Palais, est la plus grande de Paris. […] L’abbé Legendre, malgré le titre qu’on lui donne ou qu’il prend en tête des Mémoires, n’était pas proprement le secrétaire du prélat ou, si l’on veut, ce n’était qu’un secrétaire libre et détaché, qu’il employait aux recherches et qu’il envoyait à la découverte. […] Le rapporteur y prenait goût : « Je ne sais, nous dit-il, s’il y a un plus délicieux passe-temps que de voltiger ainsi de compagnie en compagnie, pourvu qu’elle soit triée, et d’apprendre exactement à cette source les anecdotes de son temps. » L’archevêque, qui était membre de l’Académie française, eut à un moment l’idée d’intervenir dans l’affaire de Furetière, violemment aux prises avec quelques meneurs de la Compagnie (1685), et de devenir arbitre entre des confrères. […] Mais, après avoir pris conseil et mieux avisé, il sentit l’inconvénient qu’il y aurait, pour un homme de sa dignité, à se jeter dans la mêlée pour séparer des furieux.

1324. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette »

Avec sa sœur Marie-Christine elle entre dans plus de détails ; elle parle plus à cœur ouvert et ose avouer ses craintes qu’avec un peu de superstition il ne tiendrait qu’à nous de prendre pour des pressentiments : « Ma chère Christine, la seule à qui j’ose parler à cœur ouvert, je suis arrivée à Augsbourg aussi navrée que la dernière fois que je vous ai écrit. […] Elle avait, en effet, l’éclat plus que la beauté, et cette harmonie qui fait que, chacun des traits pris séparément n’ayant rien de très remarquable, l’ensemble est du plus vif agrément. […] Quand on fut à Saint-Denis, le duc de Choiseul souffla tout bas à l’oreille de la Dauphine un petit conseil fort à propos : c’était de demander à voir la fille du roi, une nouvelle tante à elle, Madame Louise, qui y était retirée dans son couvent de Carmélites et tout près de prendre le voile. […] On m’a fait souper avec elle, et elle a pris avec moi un ton demi-respectueux et embarrassé et demi-protection. […] Gardez tout cela pour vous ; on pourrait nous prendre pour des fous quand nous sommes des sages. » Tout cela est bien dit, bien conté et à la légère.

1325. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

Évidemment le titre d’un ouvrage anglais, les Réminiscences d’Horace Walpole, l’a séduit ; mais, en laissant à la charge de l’auteur anglais le mot de Réminiscences pris en ce sens, je nie qu’en français ce soit le mot juste. […] En parlant des amours de ce temps-là, des amourettes de sa jeunesse, je regrette qu’il en prenne occasion (tome 1, page 43) de déclamer contre les amourettes de ce temps-ci : il invoque même contre les mœurs nouvelles des autorités bien imposantes, — celle d’un célèbre directeur de l’École normale. — Je ferai remarquer que, quand on a été jeune en 1814 et qu’on parle de la jeunesse de 1864, on n’est pas très en position de comparer par soi-même et de mesurer exactement la différence qu’il peut y avoir entre les deux jeunesses. […] Coulmann, on en prendrait une faible idée : ce menu d’esprit est un peu maigre. […] Elle se prit pour ce beau jeune homme, M.  […] Vous y tracez le portrait le moins ressemblant de mon caractère et poussez l’erreur jusqu’à prendre le change sur mes impressions.

1326. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « QUELQUES VÉRITÉS SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. » pp. 415-441

A prendre en effet les trois derniers siècles à leur année 43, on n’aurait guère pu deviner, en littérature (pour ne parler que de cela), tout ce qu’ils ont enfanté de plus original et de plus grand. […] Ponsard (je ne prends qu’un point), on a également applaudi quelque chose de calme et d’élevé avant tout ; on a été jusqu’à oublier, jusqu’à méconnaître (et l’auteur a paru l’oublier lui-même un moment)184 les détails et les procédés d’exécution qui rattachent le plus cette œuvre aux innovations modernes, pour y voir une sorte d’hommage rétrospectif à des formes abolles. […] Et quasi cursores vitaï lampada tradunt, a dit l’antique poëte dans une magnifique image : c’est comme un flambeau qu’il faut recevoir et saisir, en entrant, — l’héritage de la vie ; quelques-uns l’ont pris comme un cierge, et beaucoup comme un cigare. […] Livrés à eux-mêmes, sans surveillance immédiate exercée par des pairs en intelligence, les hommes d’imagination, sentant de plus le cadre qui les contenait brisé à l’entour, ont exagéré leurs défauts, ont pris leurs licences et leurs aises. […] Prenez des noms, je ne m’en charge pas, mais essayez.

1327. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

A côté des choses aimables et que nous donnions pour telles, avons-nous pris pour de la sécheresse ce qui n’était que de la passion, pour du persiflage ce qui n’était que de la jeune gaieté, pour des habitudes plus que périlleuses ce qui n’était que d’heureux instincts ? […] Or, comme il ne me plaît pas de rompre, il ne me reste que le dernier parti à prendre. […] Tout homme d’esprit, d’esprit rompu et mobile, quand il prend la plume pour correspondre, est un peu comme Alcibiade, et revêt plus ou moins les nuances de la personne à laquelle il s’adresse. […] Lui qui, comme homme, s’en prenait si volontiers à une fatalité désastreuse, il était l’avocat le plus intrépide et le moins hésitant de toute liberté publique ; une fois à la Minerve ou à la tribune, il croyait et il disait qu’en laissant beaucoup faire aux hommes, aux individus dans la société, il en résulterait le plus grand bien, la plus grande justice et la meilleure conduite de l’ensemble. […] Mais l’homme public en lui ne put jamais, à l’image de certains politiques célèbres de la Grande-Bretagne, se dégager, s’affermir et prendre assez le dessus pour recouvrir les faiblesses et les disparates de l’autre.

1328. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVII. Rapports d’une littérature avec les littératures étrangères et avec son propre passé » pp. 444-461

On ne saurait donc prendre trop de précautions pour ne rien omettre d’important et voici des conseils et des remarques qui pourront épargner quelque oubli à l’historien soucieux de faire à ce point de vue le relevé d’une époque déterminée. […] Milton, le vieux puritain, avait fait antichambre presque aussi longtemps avant de prendre rang parmi les poètes appréciés de ce côté-ci de la Manche. […] Il est avéré que Rousseau prit aux Anglais le cadre commode du roman par lettres. […] Au lendemain d’une guerre on remarque aisément chez un peuple vaincu cette double propension naturelle soit à calquer les usages ou les idées du peuple vainqueur soit à en prendre le contrepied. […] Rotrou prit dans les tragédies de Corneille des leçons d’art dramatique et, en portant à la scène le martyre de saint Genest, il rendit hommage au grand rival qui l’avait aidé à se surpasser.

1329. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre IX, les mythes de Prométhée »

— De le prendre dans tes filets, de lui percer le nez ? […] Entre les mille Hymnes du Rig-Véda, cinq cents invoquent le Feu tout-puissant. — Agni — Ignis, — c’est le nom qu’il prend en se fixant sur la terre. […] Hors du sacrifice, rentré à la chaumière où il a pris l’être, Agni se remet paisiblement à luire dans le foyer pastoral. […] Les éruptions des volcans, les tremblements de terre, les torrents des eaux diluviennes prennent la stature énorme des Géants, les cinquante têtes des Typhons et les cent bras des Hécatonchires, pour déchaîner les mers et bouleverser les montagnes. […] L’homme sait combien elle est fallacieuse, mais il se laisse toujours prendre à ses doux mensonges.

1330. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Procès de Jeanne d’arc, publiés pour la première fois par M. J. Quicherat. (6 vol. in-8º.) » pp. 399-420

L’éditeur a pris soin de rassembler, à la suite, les témoignages des historiens et chroniqueurs du temps sur la Pucelle, et toutes les pièces accessoires que les curieux peuvent désirer. […] De quelque point de vue qu’on le prenne, et même en se tenant en garde contre toute exaltation, quelle plus touchante figure en effet, quelle plus digne de pitié et d’admiration que celle de Jeanne ! […] Après s’être fait reconnaître et agréer du roi, elle prend résolument le rôle que sa foi en Dieu et en cette voix qu’elle ne cessait d’entendre lui dictait ; elle dit à tous ce qui est à faire, elle commande. […] La pitié, ce fut là l’inspiration de Jeanne, non pas la pitié d’une femme qui pleure et se fond dans les gémissements, mais la pitié magnanime d’une héroïne qui se sent une mission et qui prend le glaive pour secourir. […] Ceux de la place veulent se rendre à elle, mais elle refuse de les recevoir à rançon, et elle leur crie qu’elle les prendra malgré eux.

1331. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

Il y a deux manières de prendre les choses et les personnages du monde et de l’histoire : ou bien de les accepter par leurs surfaces, dans leur arrangement spécieux et convenu, dans leur maintien plus ou moins noble et grave ; et cette première vue est facile, presque naturelle, quand il s’agit d’époques comme celle de Louis XIV, auxquelles le décorum a présidé. […] Prenons-le à l’origine de ses mémoires. […] Devant une peinture de pareille dimension, il faut choisir ; je prendrai de préférence deux grandes scènes, pour y démontrer quelques-unes des hautes qualités de Saint-Simon. […] Mais, ici, l’Hippocrate ne sait pas garder son sang-froid ; il laisse échapper la joie qu’il y prend et à quel point sa curiosité se délecte ; il s’écrie, en présence de cette multitude de sujets de son observation : La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avait cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avait pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour. […] Dès sept heures du matin il est debout : « Mais il faut l’avouer, remarque-t-il, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux. » La seconde scène que je recommande à ceux qui veulent prendre sur le fait le génie pittoresque et la passion inextinguible de Saint-Simon, est celle du Conseil de régence et du lit de justice où fut dégradé le duc du Maine (26 août 1718).

1332. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191

Le plus grand plaisir de Saint-Évremond, celui qu’il goûtait le plus délicieusement dès sa jeunesse, dans l’âge des passions, et qui lui devint plus cher chaque jour en vieillissant, était celui de la conversation : « Quelque plaisir que je prenne à la lecture, disait-il, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible. […] Pour prendre une comparaison qui n’est pas disproportionnée, et que ce terme de probité si souvent employé amène naturellement, on peut dire que Ninon, garda, à travers ses intrigues galantes, quelque chose de cette franchise et de cette droiture que la princesse Palatine sut observer dans la Fronde au milieu des factions politiques. […] C’était une de ses maximes « que, dans la vie, on ne devait faire provision que de vivres et jamais de plaisirs ; qu’il fallait toujours les prendre au jour la journée ; et que les rides auraient été beaucoup mieux placées sous le talon que sur le visage ». […] Saint-Évremond, pris en faute et un peu honteux sans doute de sa raillerie à faux, s’empresse de réparer, et il écrit à Ninon une lettre où il la loue comme elle le mérite, et où il nous la représente au naturel dans ce moment de transition et de métamorphose. […] Ninon essaie de le consoler par une lettre sentie et sensée qu’elle ne peut s’empêcher de terminer par ces mots : « Si l’on pouvait penser comme Mme de Chevreuse, qui croyait en mourant qu’elle allait causer avec tous ses amis en l’autre monde, il serait doux de le penser. » En parcourant ces pages, on se prend à désirer entre ces deux vieillards aimables un ressort, un mobile de plus, ne fût-ce qu’une illusion.

1333. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Le duc de Lauzun. » pp. 287-308

Il y a quelques années, on aurait hésité à prendre pour texte sérieux ces Mémoires qui passaient pour un assez mauvais livre et des plus amusants. […] Enfant, il avait des maîtres de toute sorte, mais il n’en prenait qu’à son aise. […] À première vue, il prit la charmante enfant en aversion, l’épousa néanmoins (le 4 février 1766) ; et il faut voir de quel ton il parle d’elle dans ses Mémoires, contrairement à ce que disent tous les contemporains, qui n’ont pour cette douce femme si sacrifiée qu’un concert d’admiration et de louanges. […] Il est remarquable pourtant que cet homme qui, par bel air, ne paraît s’occuper que de femmes, et qui croirait déroger à son personnage s’il ne prenait note du moindre minois qu’il rencontre, n’entre pas dans plus de développements quand il aborde les choses sérieuses et les hommes considérables. […] Je ne prendrai que deux faits qui montrent sa faiblesse de caractère.

1334. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — I. » pp. 41-62

D’où Montesquieu a-t-il pris l’idée de faire ainsi parler des Persans, et de mettre sous ce léger déguisement ses propres pensées ? […] Je ne blâme point cet hommage rendu, en tout cas, à l’élévation et à l’idéalisation de la nature humaine ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer que c’est prendre et accepter les idées de justice et de religion plutôt par le côté politique et social que virtuellement et en elles-mêmes13. […] J’ai dit qu’il aime et affectionne un genre d’images ou de comparaisons pittoresques pour éclairer sa pensée ; par exemple, voulant faire dire à Rica que le mari d’une jolie femme en France, s’il est battu chez lui, prend sa revanche sur les femmes des autres : « Ce titre de mari d’une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, écrit-il, se porte ici sans inquiétude. […] Un prince se console de la perte d’une place par la prise d’une autre : dans le temps que le Turc nous prenait Bagdad, n’enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar ?  […] Au milieu des textes et des notes nombreuses qu’il accumule devant lui et qui le pressent jusqu’à l’accabler, il se relève et prend son parti ; il fait jaillir son œuvre ; il ouvre hardiment, péniblement parfois, sa considération et sa perspective, il la façonne à son gré.

1335. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

Il y a, selon lui, trois choses mortelles, une tragédie dont le discours est faux, un tableau dont le coloris est faux, un air d’opéra dont la déclamation est fausse : Et celui qui peut y tenir, déclare-t-il, peut prendre son parti sur ses plaisirs et sur ses goûts ; il ne sera jamais vivement affecté par ce qui est véritablement beau et sublime. […] Byron ou Goethe, en le lisant, prenaient une idée juste et complète de la littérature et du train de vie de ce temps-là ; et Byron lui a donné le plus bel éloge, en traçant nonchalamment sur son journal ou Memorandum écrit à Ravenne ces mots qui deviennent une gloire : « Somme toute, c’est un grand homme dans son genre. » Nous autres Français, qui savons d’avance, et par la tradition, quantité des choses qui se trouvent dans Grimm, il ne nous faut pas le lire de suite, mais le prendre par places et aux endroits significatifs. […] Selon Grimm, il n’y a que deux manières de s’y prendre : ou bien s’appliquer à faire concevoir le plus clairement possible le petit nombre de vérités qu’on peut savoir (c’est ce qu’a fait Locke) ; ou bien peindre vivement l’impression particulière qu’on reçoit de ces mêmes vérités, ce qui sert du moins à multiplier les points de vue : et c’est ce qu’a fait Montaigne. […] On ne s’intéresse à ses semblables qu’à raison de l’intérêt qu’on prend à soi-même et qu’on ose attendre de leur part. » Et il cite à ce propos un mot de Rousseau, qui venait un jour de s’épancher auprès d’un ami, et qui remarquait que cet ami (peut-être Grimm lui-même) recevait son épanchement sans lui rendre du sien : « Ne m’aimeriez-vous pas ? […] qui porta jamais plus loin que Catherine le grand art des rois, celui de prendre et de donner ! 

1336. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Necker n’a pas laissé moins de quinze volumes d’Œuvres ; je ne conseille pas à tous d’en aborder la lecture ; c’est au critique de prendre ce soin, et, en lisant bien, de choisir ce qui peut définir l’homme, soit au moral, soit dans sa forme et son esprit littéraire ; car M.  […] Prendre un parti sans un motif qui fût à ses yeux de la dernière évidence, semblait un effort au-dessus de son pouvoir, quelquefois même pour les petites choses comme pour les grandes. […] Necker est en quelque sorte définitif, à prendre celui-ci comme homme de société : il parle bien quand il consent à parler, mais il n’est point d’une facile conversation pour les autres ; on ne se trouve point d’esprit avec lui. […] Le caractère distinctif de la sottise est de prendre toujours les limites de sa vue pour les bornes de ce qui est. […] On fait aussi un accueil particulier, mais de simple prévenance, aux personnes d’une existence incertaine dans le monde, et qu’on veut rassurer ; mais, si elles s’y méprennent, une interrogation d’un ton détaché, et se terminant en accent aigu, les avertit qu’elles ont pris trop tôt de la confiance… La manière d’entrer dans un salon, et cette façon dont chacun séparément s’étudie à prendre le rang et l’attitude qu’il croit lui convenir, ne sont pas rendus par M. 

1337. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Je ne prends que ces derniers mots, et je les crois vrais. […] Pourtant Frédéric a gardé plus tard le silence sur les faits de cette époque ; il s’est honoré comme roi et comme fils par sa réserve respectueuse ; il s’est même donné tort en quelques mots et a pris sur lui la faute avec abnégation dans ses Mémoires de Brandebourg. […] Frédéric, en cette période de sa vie, n’a qu’un désir, celui d’arriver à la sagesse, à la vérité, à la constance, et de se perfectionner, « de prendre pour modèle tout ce qu’il y eut jamais de grands hommes, et, tirant de leurs caractères tout ce qui peut entrer dans celui d’un seul, de travailler sincèrement à en former le sien ». […] Il essaie de l’ébranler ; il voudrait le retenir ; il ose lui faire part de ses craintes : J’avoue que plus j’y pense, et plus je crains que je ne sois obligé de prendre un congé éternel de vous. […] Il n’y a, je le répète, qu’une explication plausible, et que Frédéric lui-même a donnée plus d’une fois depuis : c’est qu’aussitôt à son arrivée au trône, il fut pris d’un ardent désir de s’illustrer aux yeux de l’Europe par quelque fait mémorable et utile à son pays ; il fut comme transporté par un soudain démon de gloire et de renommée : de là la conquête de la Silésie.

1338. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

Grâce aux efforts d’un parti qui se croit l’Église militante, l’idée qu’exprime Saint-Chéron a pris consistance dans beaucoup d’esprits. […] Prenons-la d’abord comme on la donne. […] Une analyse exacte des faits qu’on ne prend pas, mais qu’on donne pour des arguments, montrerait combien on en exagère la portée. […] Prendre l’opinion de Hurter pour autre chose que pour l’opinion de Hurter, c’est méconnaître profondément l’état des esprits en Allemagne. […] Il renversa l’ordre des buts qu’il avait à toucher ; il prit le principal pour le secondaire.

1339. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Ernest Hello » pp. 207-235

Il a vu positivement, à l’œil nu, la main de Dieu, qui prit Habacuc par les cheveux, se perdre dans les cheveux embroussaillés de Hello, dont on peut dire peut-être ce que madame de Fontenay disait du doux platonicien Joubert : que son âme avait un jour rencontré son corps et qu’elle s’en tirait comme elle pouvait. […] L’auteur de l’Homme l’a pris aux mains fumantes et impitoyables de de Maistre, l’a remis debout et l’a réexécuté. […] Je ne sais pas ce qu’en diront les voltairiens du Siècle, mais ils peuvent se cotiser tous et prendre dix ans pour répondre à Hello, ils n’effaceront pas, à eux tous, ce qu’il a écrit de Voltaire. […] Mais, comme on prend le taureau par les cornes, quand on n’en a pas peur et qu’on se fie à sa force, il a pris les Saints par leur auréole pour nous les montrer mieux et cela lui a porté bonheur, car il semble qu’il lui soit resté sur les mains de l’or pur de leur auréole ! […] L’auteur a eu l’héroïsme de son sujet à trente endroits où les écrivains de ce temps auraient pris la fuite comme des pleutres, devant ce moulin à vent du ridicule contre lequel ils ne se battent pas !

1340. (1868) Curiosités esthétiques « VI. De l’essence du rire » pp. 359-387

Elles ont droit sans doute à l’attention de l’historien, de l’archéologue et même du philosophe ; elles doivent prendre leur rang dans les archives nationales, dans les registres biographiques de la pensée humaine. […] Un scrupule me prend. […] Prenons pour exemple la grande et typique figure de Virginie, qui symbolise parfaitement la pureté et la naïveté absolues. […] Aussi, avec le talent spécial des acteurs anglais pour l’hyperbole, toutes ces monstrueuses farces prenaient-elles une réalité singulièrement saisissante. […] Prenez, si vous voulez, pour exemple, le personnage de Giglio Fava, le comédien atteint de dualisme chronique dans la Princesse Brambilla.

1341. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Vicq d’Azyr. — I. » pp. 279-295

C’est en suivant les leçons d’Antoine Petit qu’il prit un goût particulier pour l’anatomie, pour cette anatomie physiologique qui sera sa science de prédilection. […] Entre tous ceux qui l’ont loué, je prendrai le moins connu aujourd’hui, mais qui me semble avoir parlé de lui le plus naturellement et sans oublier de mêler aux couleurs quelques légères ombres : Avant de dire ce qu’il a fait pour la nature, disait le médecin Lafisse dans un éloge de Vicq d’Azyr prononcé en 1797, voyons ce qu’elle fit pour lui. […] Louis XVI venait de monter sur le trône, et ce début d’un règne bienfaisant était signalé par des calamités que les anciens auraient prises pour des présages. […] Tant que la Société de médecine fut peu considérable, et qu’elle ne consista qu’en une commission de huit médecins, établie pour correspondre avec les médecins des provinces sur tout ce qui avait rapport aux maladies épidémiques et épizootiques (arrêt du Conseil du 29 avril 1776), on la laissa faire ; mais dès qu’on s’aperçut qu’elle prenait de l’extension, et que cette société, créée originairement pour s’occuper des bêtes, en venait à se mêler non moins activement de ce qui tient à la santé des hommes, la faculté de médecine de Paris prit l’alarme, et fit ce que feront toujours les vieilles corporations en face des institutions nouvelles. […] Cromwell a voulu éteindre la race de ses rois, tu as voulu détruire la Faculté ; il n’a pris que le titre modeste de Protecteur, tu t’es contenté de celui de secrétaire de la Société, etc., etc. » Mais il ne faudrait pas croire que tout cela ait été dit au sérieux ; la lettre mise sous le nom d’Andry, membre de la Société royale, n’est faite que pour ridiculiser tout le monde et Andry lui-même ; celle lettre est encore de Le Roux des Tillets.

1342. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — I » pp. 39-56

— « C’est, reprit Villars, à ce que, dans le même temps que plusieurs escadrons paraissent se retirer, plusieurs autres s’avancent dans les intervalles, et appuient leur droite au ruisseau dont ils voient que vous prenez la tête, afin que vous les trouviez en bataille. » Le prince de Condé lui dit ; « Jeune homme, qui vous en a tant appris ?  […] Faites-les commander, prenez les officiers que vous voudrez ; et, en suivant l’armée ennemie pendant trois ou quatre jours, vous verrez ce qu’elle deviendra, et ce que vous pourrez faire sans vous commettre. » Le lendemain soir, au retour, Villars ramenant bon nombre de prisonniers qu’il avait enlevés, le maréchal lui dit : « Nous aurions été brouillés ensemble, si je ne vous avais pas donné un détachement pour suivre vos amis que vous ne sauriez perdre de vue. » En 1677, à la bataille de Mont-Cassel près Saint-Omer, commandant une réserve de cinq escadrons, Villars conseilla sur la droite des ennemis une charge qui, faite à temps, eût rendu la victoire décisive ; mais un ordre précis, apporté par l’aide de camp Chamlay, homme de confiance de la Cour, le força de s’abstenir et de se diriger ailleurs. […] Réduit à la nécessité de se faire un mérite qui forcât la Fortune en sa faveur, et d’être pour ainsi dire lui-même sa créature, son cœur lui suggéra le seul parti que la raison elle-même lui laissait à prendre, de servir et de surmonter les obstacles, ou de périr. […] Cependant Villars s’attachait de plus en plus à l’électeur de Bavière ; il eut ordre de le suivre à Munich, et put prendre auprès de lui la qualité d’envoyé extraordinaire de la Cour de France : il alarma par ses progrès celle de Vienne, qui envoya, pour le contrecarrer, ses meilleurs hommes d’État, de ceux qu’il aura plus tard à combattre comme généraux. […] Le mérite de Villars et le trait dominant de son tempérament militaire fut de rester jeune de cœur et entier de zèle pendant ces ennuis et ces retardements, qui en eussent usé ou fatigué d’autres ; et il se trouva le plus entreprenant des maréchaux, à cinquante ans, c’est tout simple, et à soixante, ce qui est plus rare, — j’allais dire, et à quatre-vingts —, car il garda jusqu’à l’extrême vieillesse, et quand il prenait Milan en 1734, la vivacité de son feu et de son allure.

1343. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

Quel mystérieux sujet de méditation et de rêverie pour ceux qui aiment à se prendre aux grandes destinées interrompues ! […] Les bois n’ont pas encore de feuilles ; mais ils prennent je ne sais quel air vivant et gai, qui leur donne une physionomie toute nouvelle. […] jette donc vite ta cape d’hiver et prends-moi ta mantille printanière, tissue de feuilles et de fleurs. […] Il s’en prend à son âme de ressentir avec tant de vivacité les insinuations et les voluptés de la nature, un jour de divine componction et de deuil, car ce 5 avril était un vendredi saint. […] La règle est aux prises chez lui avec le rêve.

1344. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Etienne-Jean Delécluze »

Un jour devant M. de Chateaubriand, on parlait du style et des soins infinis qu’il y faut prendre. […] Delécluze, parut s’apercevoir qu’il y en avait un peu trop sur ce point, et, à un instant, il essaya, de sauter un feuillet et d’enjamber ; mais, ayant mal pris sa mesure, il vit que ce ne serait plus assez clair pour la suite du récit, et il dut revenir en arrière sur ses pas ; de sorte qu’au lieu d’entendre une seule fois le passage désobligeant ; on eut à le subir une seconde. […] L’étonnement des élèves parut grand ; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun… Maurice était sujet à des colères très vives, mais qui duraient peu ; il avait d’ailleurs du tact, et, en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu’il venait de faire, « Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie ! […] — Imbécile, ajouta-t-il en s’adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l’Évangile et lis-le avant de parler de Jésus-Christ. » Lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long, pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose. […] » « … Après le mouvement oratoire de Maurice, et pendant le repos du modèle, Moriès, Ducis, Roland, de Forbin, M. de Saint-Aignan, Granet et beaucoup d’autres qui représentaient assez bien le parti aristocratique à l’atelier, vinrent prendre les mains de Maurice et le féliciter sur son élan généreux.

1345. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »

Les Évangélistes, pas plus que le grand apôtre saint Paul, ne sont le moins du monde des écrivains parfaits, précis, observant la liaison des idées et soucieux de ce qu’on peut appeler la clarté littéraire ; prenons-les tels quels, comme Jésus les a pris ; je ne m’attache qu’au souffle général dans ces paroles plus ou moins complètement recueillies : qui pourrait, en les lisant, ne pas le sentir circuler à travers ? […] « Si quelqu’un veut plaider contre vous pour prendre votre robe, quittez-lui encore votre manteau. […] Et c’est cet idéal délicat de dévouement, de purification morale, d’abandon et de sacrifice continuel de soi, respirant dans les paroles et se vérifiant dans la personne et la vie du Christ, qui fait l’entière nouveauté comme la sublimité du christianisme pris à sa source. […] Par quelle prédisposition favorable les classes inférieures et misérables du monde romain ont-elles pris si avidement à cette religion des pauvres et des souffrants ? […] Quant à revenir aux Catacombes, ce serait prendre un grand parti et certainement se rapprocher de Jésus ; mais l’idée d’un tel art est encore à l’état archéologique, et l’Imprimerie Impériale, dont l’objet essentiel est la typographie, et pour qui l’ornementation n’est que l’accessoire, ne pouvait ni ne devait, quand elle en aurait eu le temps, hasarder une telle nouveauté.

1346. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »

Grâce à cette liberté d’allure qu’il a eue à toutes les époques, et qu’on lui a concédée en tant que genre sans conséquence, le roman a prospéré, fleuri, fructifié, et il s’est vu capable, presque dès sa naissance, de prendre toutes les formes, — sentimentale, pastorale, poétique, chevaleresque, historique, ironique, satirique, allégorique, descriptive, morale, passionnée. […] Elle débute par un trait odieux, en se jouant du pauvre fou Féray, grotesquement affublé par elle, et en le mettant aux prises avec son chien Max qui manque de le dévorer. […] En a-t-il eu conscience, ou sa voile n’a-t-elle fait qu’obéir à l’air du temps et prendre le vent sans manœuvre aucune ? […] Tant que l’auteur des Scènes et Proverbes s’est joué dans ses premiers cadres, il y était soutenu et appuyé de toutes parts ; il n’avait qu’à faire avec esprit le contraire de ses devanciers et à prendre le contre-pied en toute habileté ; c’était au mieux : il avait sous les yeux, à tout moment, ses points de repère. […] Il semble qu’on le distribue comme on ferait du contre-poison, ou du moins que l’on dise à tous ses amis et connaissances : « Prenez de ma main, voilà un de ces romans qu’on peut lire. » Honorable distinction, mais qui impose de certains devoirs, dont le premier est de ne pas trop flatter les faibles de ces délicieuses lectrices !

1347. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Préface »

La situation qu’on lui avait faite lorsqu’il prit la défense de M.  […] Sainte-Beuve pour mettre obstacle à l’engagement qu’il vient de prendre d’envoyer des articles de littérature au journal le Temps. […] Il serait trop pénible d’être amené à devoir les énumérer et en informer le public, et de se voir forcé, pour sa défense morale, de prendre à témoin l’opinion, seul juge cependant et bon juge en dernier ressort de ce qui constitue la ligne de conduite d’un véritable homme de lettres, fût-il sénateur. […] Mais là presse a déjà répondu pour nous, et encore une fois elle a pris le parti du confrère éminent et du penseur, mort fidèle à ses convictions, contre l’homme d’État à oui il faudra des funérailles pompeuses. […] Ulric Guttinguer en avait pris occasion d’en faire un, à son tour, dans le Recueil intitulé la Mode nouvelle (n° du 12 mai 1862). » 6.

1348. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — II »

Mais, même en tenant compte de l’intention, on peut conclure hardiment, après avoir lu et comparé ces passages, que les sentiments du poëte ne prenaient plus la forme dramatique, et que la figure de la Champmeslé lui était depuis longtemps sortie de la mémoire. […] Au reste, Racine a tellement pris garde à ce genre de reproche, qu’au risque de violer les convenances dramatiques, il a su prêter des paroles pompeuses ou fleuries à ses personnages les plus subalternes comme à ses héros les plus achevés. […] on n’entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la mer ; le silence règne sur l’Euripe. » Dans Racine au contraire, Arcas prend les devants en poésie, et il est le premier à s’écrier : Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune. […] Par exemple, l’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers : il est vrai que la versification françoise l’a gêné ; il est vrai même qu’il a mieux réussi pour les vers dans l’Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. […] En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice, ce me semble, à traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de génie, à lui demander ce qu’il n’a pas, à ne pas le prendre pour ce qu’il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa nature.

1349. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Il s’en prit de sa disgrâce aux habitués du café et les chansonna dans de grossiers couplets à rimes riches, ce qui le fit aussitôt reconnaître. […] Le style est d’un langage marotique hérissé de grec, et qu’on croirait forgé à l’enclume de Chapelain ; on ne sait pas où les prendre, et j’en dirais volontiers, comme Saint-Simon de M.  […] A prendre en effet la plus renommée de ses imitations, celle du Cantique d’Ézéchias, qu’y voit-on ? […] Son style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d’images, peu de consistance, nulle originalité ; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. […] ), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau montra jusqu’au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation.

1350. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Conclusion. »

D’ailleurs, on peut trouver dans la vie un intérêt, un mobile, un but, sans être la proie des mouvements passionnés ; chaque circonstance mérite une préférence sur telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action ; mais l’objet des désirs de la passion, ce n’est pas ce qui est, mais ce qu’elle suppose, c’est une sorte de fièvre qui présente toujours un but imaginaire qu’il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans cesse l’homme aux prises avec la nature des choses, lui rend indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible. Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c’est qu’on prend ses goûts pour des passions. […] Les enfants reçoivent la vie goutte à goutte, ils ne lient point ensemble les trois temps de l’existence ; le désir unit bien pour eux le jour avec le lendemain, mais le présent n’est point dévoré par l’attente, chaque heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie : chaque heure a un sort tout entier indépendamment de celle qui la précède ou de celle qui la suit, leur intérêt ne s’affaiblit point cependant par cette subdivision ; il renait à chaque instant, parce que la passion n’a point détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des sentiments passionnés, tout ce qui n’est pas elle enfin, et qu’elle anéantit. […] Le législateur prend les hommes en masse, le moraliste un à un ; le législateur doit s’occuper de la nature des choses, le moraliste de la diversité des sensations ; enfin, le législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de leurs relations entre eux, et le moraliste considérant chaque individu comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de peines, de passions et de raison, voit l’homme sous différentes formes, mais toujours dans son rapport avec lui-même. […] Si l’objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de ceux dont elle dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre cœur aurait ressenti, si votre amour, en s’éteignant dans votre âme, vous eût fait éprouver ce qu’il y a de plus amer au monde, l’aridité de ses propres impressions ; il vous reste encore un souvenir sensible, seul bien des trois quarts de la vie ; je dirai plus, si c’est par des fautes réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion par cela seulement qu’elle est elle, eût, au bout d’un certain temps, décoloré la vie, après être retombée sur le cœur qui n’aurait pu la soutenir.

1351. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre I. La lutte philosophique »

La lutte philosophique prend, dans la seconde moitié du xviiie  siècle, une intensité, une âpreté soudaines. […] N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. […] Voltaire avait la joie de voir des Actes du clergé, qui le prenaient à partie, brûlés par arrêt du Parlement (1764) : ces actes choquaient aussi le jansénisme de nos magistrats. […] C’est un grand et lucide esprit qui ne prit point de part aux polémiques violentes du temps. […] Il prenait cette position, originale en son temps, de respecter le christianisme en n’obéissant qu’à la raison.

1352. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les deux Tartuffe. » pp. 338-363

Reste, comme j’ai dit, qu’il prenne une moyenne entre les deux Tartuffe… J’aime mieux qu’il s’en charge que moi… Du temps de Molière, conformément à sa pensée, Tartuffe fut joué en « comique » et même en « valet comique » ; et cette interprétation dura jusqu’au commencement de ce siècle. […] Et puis, n’oubliez pas que les gens du dix-septième siècle ne mangeaient pas fort proprement : ils prenaient la plupart des viandes avec leurs doigts, s’essuyaient les mains à la nappe, jetaient les os par-dessus leur épaule. […] D’ailleurs, la foi fait des miracles de plus d’un genre, et l’on a vu souvent des dévots beaucoup plus intelligents qu’Orgon traiter avec la déférence la plus sincère et la plus aveugle et prendre pour directeur de conscience tel « petit Frère » aussi grossier et trivial que celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque… « Mais comment, disais-je encore, un bourgeois comme Orgon, et qui doit avoir les préjugés de sa classe et de son rang, peut-il bien s’entêter à donner sa fille à un ancien mendigot ? […] Et ces mots : « À mes yeux, il allait le répandre », peuvent bien nous faire sourire : là où nous voyons l’ostentation du personnage, Orgon n’a vu que son ombrageuse délicatesse… Oui, je conçois de plus en plus qu’il se soit laissé prendre. […] Seulement l’acteur qui le jouera fera bien de se souvenir, après tout, de la figure qu’a pu prendre Tartuffe dans l’imagination de Dorine : par où il sera conduit à nous mettre sous les yeux un personnage intermédiaire entre le Julien Sorel que nous a montré M. 

1353. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Légendes françaises. Rabelais par M. Eugène Noël. (1850.) » pp. 1-18

Il en sortit, essaya un autre ordre moins méprisable, de celui des Bénédictins, mais ne put s’en accommoder davantage ; c’est alors qu’il quitta l’habit régulier, c’est à dire monacal, pour prendre l’habit de prêtre séculier ; il jeta, comme on dit, le froc aux orties, et alla à Montpellier pour y étudier la médecine. […] Rien n’est moins commode que de venir parler convenablement de ces livres, car Rabelais a de ces licences qui ne sont qu’à lui, et que la critique la plus enthousiaste ne saurait prendre sur son compte. […] À tout ce que ce jeune page lui dit d’aimable et d’encourageant, Gargantua ne trouve rien à répondre, « mais toute sa contenance fut qu’il se prit à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet ». […] Il prend l’élève ; il l’emmène avec lui à Paris, et va s’appliquer à le morigéner. […] Il raconte qu’un jour le duc d’Orléans, régent, au sortir de l’Opéra, causant avec lui, s’était mis à lui faire un grand éloge de Rabelais : « Je le pris pour un prince de mauvaise compagnie, dit-il, qui avait le goût gâté.

1354. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Qu’est-ce qu’un classique ? » pp. 38-55

Le mot classique, pris en ce sens, commence à paraître chez les Romains. […] Les Grecs qui, par un singulier bonheur et un allégement facile de l’esprit, n’eurent d’autres classiques qu’eux-mêmes, étaient d’abord les seuls classiques des Romains qui prirent peine et s’ingénièrent à les imiter. […] Il n’est pas indifférent pour une poésie de prendre ainsi son point de départ, sa source classique en haut lieu, et, par exemple, de descendre de Dante plutôt que de sortir péniblement d’un Malherbe. […] Turenne dans ses deux dernières campagnes, et Racine dans Athalie, voilà les grands exemples de ce que peuvent les prudents et les sages quand ils prennent possession de toute la maturité de leur génie et qu’ils entrent dans leur hardiesse suprême. […] C’est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu’il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible.

1355. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — II. (Suite.) » pp. 149-166

Prendre et garder le Canada, c’était pour lui la conclusion favorite, comme de détruire Carthage pour Caton ; il le demandait non seulement en qualité de colon, mais aussi d’Anglais de la vieille Angleterre, ardent à travailler à la future grandeur de l’empire. […] Franklin, élu membre de l’Assemblée de Pennsylvanie et directeur général des Postes, passe un peu plus de deux années à prendre la part la plus active aux affaires locales. […] Ici la scène s’agrandit, et la question prend une portée plus haute. […] Après un discours que fit d’abord l’avocat de Franklin à l’appui de la pétition, discours qui s’entendit à peine parce que cet avocat était très enroué ce jour-là, l’avocat général Wedderburn (depuis lord Loughborough) prit la parole, et, déplaçant la question, se tourna contre Franklin qui n’était nullement en cause ; il l’insulta pendant près d’une heure sur le fait des lettres produites, le présentant comme l’incendiaire qui attisait le feu entre les deux pays. […] Cette sortie fixa sur moi les regards d’un grand nombre de lords ; mais, comme je n’avais aucune raison de la prendre pour mon compte, je gardai ma physionomie aussi immobile que si mon visage eût été de bois.

1356. (1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités »

Toute une part de l’humanité va la prendre pour idéal, se concevoir à son image, faire effort pour la posséder. […] Le Bovarysme est donc la forme que prend la loi du devenir durant toute la part du trajet qu’elle accomplit sous le regard de la conscience. […] II Enfermé dans les limites que l’on vient d’indiquer, et pris seulement comme un moyen de fixer dans l’espèce humaine les inventions réalisées par les meilleurs hommes, le rôle qu’il convient d’attribuer au pouvoir bovaryque, demeure, on le voit, d’une importance capitale. […] Aux prises avec une énergie exubérante, qu’aucune discipline n’a jusque-là fait plier, la règle nouvelle fléchit sur quelques points où s’inscrivent les réactions caractéristiques que le groupe nouveau tient de son ethnicité, de son habitat, des relations où il se trouve engagé, avec les autres peuples, ses voisins. […] Cette fausse conception d’elles-mêmes, leur a donc été utile à se former en nations ; mais on voit s’inscrire la réaction de ces jeunes énergies aux différences qu’elles imposent jusqu’à la Réforme, au gré de leurs convenances et de nécessités particulières, à la règle identique à laquelle elles avaient fait appel pour prendre forme sociale.

1357. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VIII : M. Cousin érudit et philologue »

Faire cinq éditions, c’est prouver qu’on prend plaisir à en faire. […] Il est un homme qui s’est pris de passion pour l’Italie du seizième siècle, comme M.  […] La même erreur lui a fait prendre des textes pour des peintures. […] On finit par se prendre d’amour pour des bagatelles, et on s’exalte à propos d’un fétu. […] Vous voyez quelles peines il faut prendre, quelle prudence, quel tact, quelles recherches de tout genre, quel soin minutieux, quels efforts de raisonnement il faut employer pour constater les faits les plus minces.

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